Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 20

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 298-303).


CHAPITRE XX


Wronsky occupait une grande izba finnoise très propre, et divisée en deux par une cloison. Pétritzky demeurait avec lui au camp, aussi bien qu’à Pétersbourg ; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent.

« Assez dormi, lève-toi », dit Yashvine en allant secouer le dormeur par l’épaule, derrière la cloison où il était couché, le nez enfoncé dans son oreiller.

Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour de lui.

« Ton frère est venu, dit-il à Wronsky : il m’a réveillé ; que le diable l’emporte, et il a dit qu’il reviendrait. »

Là-dessus, il se rejeta sur l’oreiller en ramenant sa couverture.

« Laisse-moi tranquille, Yashvine, — cria-t-il avec colère à son camarade, qui s’amusait à lui retirer sa couverture ; puis, se tournant vers lui et ouvrant les yeux : — Tu ferais mieux de me dire ce que je devrais boire pour m’ôter de la bouche ce goût désagréable.

— De l’eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine de sa grosse voix : Tereshtchenko, vite un verre d’eau-de-vie et des concombres à ton maître, cria-t-il en s’amusant lui-même de la sonorité de sa voix.

— Tu crois ? demanda Pétritzky en se frottant les yeux avec une grimace ; en prendras-tu aussi ? Si c’est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras aussi ? »

Et, quittant son lit, il s’avança enveloppé d’une couverture tigrée, les bras en l’air, chantonnant en français : « Il était un roi de Thulé ».

« Boiras-tu, Wronsky ?

— Va te promener, répondit celui-ci, qui endossait une redingote apportée par son domestique.

— Où comptes-tu aller ? lui demanda Yashvine en voyant approcher de la maison une calèche attelée de trois chevaux. Voilà ta troïka.

— À l’écurie, et de là chez Bransky, avec lequel j’ai une affaire à régler », dit Wronsky.

Il avait effectivement promis à Bransky de lui porter de l’argent, et celui-ci demeurait à dix verstes de Péterhof, — mais ses camarades comprirent aussitôt qu’il allait encore ailleurs.

Pétritzky cligna de l’œil avec une grimace qui signifiait : « nous savons ce que Bransky veut dire », et continua à chanter.

« Ne t’attarde pas », se contenta de dire Yashvine, et, changeant de conversation : « Et mon rouan, fait-il ton affaire ? » demanda-t-il en regardant par la fenêtre le cheval du milieu qu’il avait vendu.

Au moment où Wronsky allait sortir, Pétritzky l’arrêta en criant :

« Attends donc, ton frère m’a laissé une lettre et un billet pour toi. Qu’en ai-je fait ? C’est là la question, déclama Pétritzky, élevant l’index au-dessus de son nez.

— Parle donc, es-tu bête ! dit Wronsky en souriant.

— Je n’ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce doit être ici quelque part.

— Voyons, pas de contes : où est la lettre ?

— Je t’assure que je l’ai oubliée ; j’ai peut-être vu tout cela en rêve ! Attends, attends, ne te fâche pas ; si tu avais bu comme je l’ai fait hier, tu ne saurais même pas où tu as couché ; je vais tâcher de me rappeler. »

Pétritzky retourna derrière la cloison et se recoucha.

« C’est ainsi que j’étais couché, et lui se tenait là, oui, oui, oui, m’y voilà. »

Et il tira une lettre de dessous son matelas.

Wronsky prit la lettre qu’accompagnait un billet de son frère ; c’était bien ce qu’il supposait : sa mère lui reprochait de n’être pas venu la voir, et son frère lui disait qu’il avait à lui parler.

« En quoi cela les regarde-t-il ? » murmura-t-il, pressentant de quoi il s’agissait, et il chiffonna les deux papiers, qu’il introduisit entre les boutons de sa redingote, avec l’intention de les relire en route plus attentivement.

Au moment de quitter l’izba, il rencontra deux officiers dont l’un appartenait à son régiment. L’habitation de Wronsky servait volontiers de lieu de réunion.

« Où vas-tu ?

— À Péterhof pour affaire.

— Le cheval est-il arrivé ?

— Oui, mais je ne l’ai pas encore vu.

— On dit que Gladiator, de Mahotine, boite.

— Des bêtises ! Mais comment ferez-vous pour courir avec une boue pareille ? »

« Voilà mes sauveurs ! » cria Pétritzky en voyant entrer les nouveaux venus. Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l’eau-de-vie et des concombres salés. « C’est Yashvine qui m’ordonne de boire pour me rafraîchir.

— Vous nous avez donné de l’agrément hier soir, dit un des officiers ; grâce à vous, nous n’avons pu dormir de la nuit.

— Il faut vous dire comment cela s’est terminé ! se mit à raconter Pétritzky. Wolkof est grimpé sur un toit, et nous a annoncé de là qu’il était triste. Faisons de la musique, ai-je proposé : une marche funèbre. Et au son de la marche funèbre il s’est endormi sur son toit.

— Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de l’eau de Seltz avec beaucoup de citron, dit Yashvine encourageant Pétritzky comme une mère qui veut faire avaler une médecine à son enfant. Après cela, tu pourras prendre un peu de champagne, une demi-bouteille.

— Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends un peu, et bois avec nous.

— Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujourd’hui.

— Pourquoi ? de crainte de t’alourdir ? Alors buvons sans lui ; qu’on apporte de l’eau de Seltz et du citron.

— Wronsky ! cria quelqu’un comme il sortait.

— Qu’y a-t-il ?

— Tu devrais te faire couper les cheveux, de crainte de t’alourdir, sur le front surtout. »

Wronsky commençait en effet à perdre ses cheveux ; il se mit à rire, et, avançant sa casquette sur son front, là où ses cheveux devenaient rares, il sortit et monta en calèche.

« À l’écurie ! » dit-il.

Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais, afin de ne penser qu’à son cheval, il remit sa lecture à plus tard.