Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 3

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 208-212).


CHAPITRE III


En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, Dolly se souvint du plaisir qu’elles avaient eu toutes les deux à décorer cette chambre l’année précédente ; combien alors elles étaient gaies et heureuses ! Elle eut froid au cœur en regardant maintenant sa sœur immobile, assise sur une petite chaise basse près de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer Dolly, et l’expression froide et sévère de son visage disparut.

« Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s’asseyant près d’elle : c’est pourquoi j’ai voulu causer un peu avec toi.

— De quoi ? demanda vivement Kitty en levant la tête.

— De quoi, si ce n’est de ton chagrin ?

— Je n’ai pas de chagrin.

— Laisse donc, Kitty. T’imagines-tu vraiment que je ne sache rien ? Je sais tout, et si tu veux m’en croire, tout cela est peu de chose ; qui de nous n’a passé par là ? »

Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère.

« Il ne vaut pas le chagrin qu’il te cause, continua Daria Alexandrovna en allant droit au but.

— Parce qu’il m’a dédaignée, murmura Kitty d’une voix tremblante. Je t’en supplie, ne parlons pas de ce sujet.

— Qui t’a dit cela ? Je suis persuadée qu’il était amoureux de toi, qu’il l’est encore, mais…

— Rien ne m’exaspère comme ces condoléances », s’écria Kitty en s’emportant tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses doigts agités elle tourmenta la boucle de sa ceinture.

Dolly connaissait ce geste habituel à sa sœur quand elle avait du chagrin. Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un moment de vivacité, et cherchait à la calmer : mais il était déjà trop tard.

« Que veux-tu me faire comprendre ? continua vivement Kitty : que je me suis éprise d’un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d’amour pour lui ? Et c’est ma sœur qui me dit cela, une sœur qui croit me montrer sa sympathie ! Je repousse cette pitié hypocrite !

— Kitty, tu es injuste.

— Pourquoi me tourmentes-tu ?

— Je n’en ai pas l’intention, je te vois triste. »

Kitty, dans son emportement, n’entendait rien.

« Je n’ai ni à m’affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer un homme qui ne m’aime pas.

— Ce n’est pas ce que je veux dire… Écoute, dis-moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui prenant la main : dis-moi si Levine t’a parlé ? »

Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même ; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu’elle avait arrachée, et avec des gestes précipités s’écria : « À propos de quoi viens-tu me parler de Levine ? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me torturer ! J’ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de faire jamais, "jamais", ce que tu as fait : revenir à un homme qui m’aurait trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas. »

En disant ces paroles, elle regarda sa sœur : Dolly baissait tristement la tête sans répondre ; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eu l’intention, s’assit près de la porte, et cacha son visage dans son mouchoir.

Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses chagrins ; son humiliation, qu’elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rappelée ainsi par sa sœur. Jamais elle ne l’aurait crue capable d’être si dure ! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d’une robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou : Kitty était à genoux devant elle.

« Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi », murmura-t-elle ; et son joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.

Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux sœurs à une entente complète ; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l’une et l’autre ; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l’abaissement de Dolly restaient sur le cœur de sa pauvre sœur. Dolly comprit de son côté qu’elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d’avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d’aimer le premier et de haïr l’autre. Kitty ne parla que de l’état général de son âme.

« Je n’ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t’imaginer combien tout me paraît vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l’esprit !

— Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir ? demanda Dolly en souriant.

— Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n’est pas de la tristesse, ni de l’ennui. C’est bien pis. On dirait que tout ce qu’il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment t’expliquer cela ? Papa m’a parlé tout à l’heure : j’ai cru comprendre que le fond de sa pensée est qu’il me faut un mari. Maman me mène au bal : il me semble que c’est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables : j’ai toujours l’impression qu’ils prennent ma mesure. Autrefois c’était un plaisir pour moi d’aller dans le monde, cela m’amusait, j’aimais la toilette : maintenant il me semble que c’est inconvenant, et je me sens mal à l’aise. Que veux-tu que je te dise ? Le docteur… eh bien… »

Kitty s’arrêta ; elle voulait dire que, depuis qu’elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit.

« Eh bien oui, tout prend à mes yeux l’aspect le plus repoussant, continua-t-elle ; c’est une maladie, — peut-être cela passera-t-il. Je ne me trouve à l’aise que chez toi, avec les enfants.

— Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant !

— J’irai tout de même, j’ai eu la scarlatine et je déciderai maman. »

Kitty insista si vivement, qu’on lui permit d’aller chez sa sœur ; pendant tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s’améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent à l’étranger.