Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 31

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 362-366).


CHAPITRE XXXI


La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se promenaient sous la galerie, accompagnées du colonel, jouant à l’élégant dans son petit veston européen, acheté tout fait à Francfort.

Ils marchaient d’un côté de la galerie, cherchant à éviter Nicolas Levine, qui marchait de l’autre. Varinka, en robe foncée, coiffée d’un chapeau noir à bords rabattus, promenait une vieille Française aveugle ; chaque fois que Kitty et elle se rencontraient, elles échangeaient un regard amical.

« Maman, puis-je lui parler ? demanda Kitty en voyant son inconnue approcher de la source, et trouvant l’occasion favorable pour l’aborder.

— Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-moi prendre des informations ; mais que trouves-tu de si remarquable en elle ? C’est quelque dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J’ai connu sa belle-sœur », ajouta la princesse en relevant la tête avec dignité.

Kitty savait que sa mère était froissée de l’attitude de Mme Stahl qui semblait l’éviter ; elle n’insista pas.

« Elle est vraiment charmante ! dit-elle en regardant Varinka tendre un verre à la Française. Voyez comme tout ce qu’elle fait est aimable et simple.

— Tu m’amuses avec tes engouements, répondit la princesse, mais pour le moment éloignons-nous », ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa compagne et un médecin allemand, auquel il parlait d’un ton aigu et mécontent.

Comme elles revenaient sur leurs pas, elles entendirent un éclat de voix ; Levine était arrêté et gesticulait en criant ; le docteur se fâchait à son tour, et l’on faisait cercle autour d’eux. La princesse s’éloigna vivement avec Kitty ; le colonel se mêla à la foule pour connaître l’objet de la discussion.

« Qu’y avait-il ? demanda la princesse quand au bout de quelques minutes le colonel les rejoignit.

— C’est une honte ! répondit celui-ci. Rien de pis que de rencontrer des Russes à l’étranger. Ce grand monsieur s’est querellé avec le docteur, lui a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l’entendait, et a fini par lever son bâton. C’est une honte !

— Mon Dieu, que c’est pénible ! dit la princesse ; et comment tout cela s’est-il terminé ?

— Grâce à l’intervention de cette demoiselle en chapeau forme champignon : une Russe, je crois ; c’est elle qui la première s’est trouvée là pour prendre ce monsieur par le bras et l’emmener.

— Voyez-vous, maman ? dit Kitty à sa mère, et vous vous étonnez de mon enthousiasme pour Varinka ? »

Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s’était mise en rapport avec Levine et sa compagne, comme avec ses autres protégés ; elle s’approchait d’eux pour causer, et servait d’interprète à la femme, qui ne parlait aucune langue étrangère. Kitty supplia encore une fois sa mère de lui permettre de faire sa connaissance, et, quoiqu’il fût désagréable à la princesse d’avoir l’air de faire des avances à Mme Stahl qui se permettait de faire la fière, édifiée par les renseignements qu’elle avait pris, elle choisit un moment où Kitty était à la source, pour aborder Varinka devant la boulangerie.

« Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-elle avec un sourire de condescendance. Ma fille s’est éprise de vous ; peut-être ne me connaissez-vous pas… Je…

— C’est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka.

— Vous avez fait hier une bonne action, par rapport à notre triste compatriote », dit la princesse.

Varinka rougit.

« Je ne me rappelle pas : il me semble que je n’ai rien fait, dit-elle.

— Si fait, vous avez sauvé ce Levine d’une affaire désagréable.

— Ah oui ! sa compagne m’a appelée et j’ai cherché à le calmer : il est très malade et très mécontent de son médecin. J’ai l’habitude de soigner ce genre de malades.

— Je sais que vous habitez Menton, avec votre tante, il me semble, Mme Stahl. J’ai connu sa belle-sœur.

— Mme Stahl n’est pas ma tante, je l’appelle maman, mais je ne lui suis pas apparentée ; j’ai été élevée par elle », répondit Varinka en rougissant encore.

Tout cela fut dit très simplement, et l’expression de ce charmant visage était si ouverte et si sincère que la princesse comprit pourquoi Varinka plaisait si fort à Kitty.

« Et que va faire ce Levine ? demanda-t-elle.

— Il part », répondit Varinka.

Kitty, revenant de la source, aperçut en ce moment sa mère causant avec son amie ; elle rayonna de joie.

« Eh bien, Kitty, ton ardent désir de connaître Mlle…

— Varinka, dit la jeune fille : c’est ainsi qu’on m’appelle. »

Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa nouvelle amie, qui la lui abandonna sans répondre à cette pression. En revanche son visage s’illumina d’un sourire heureux, quoique mélancolique, et découvrit des dents grandes mais belles.

« Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.

— Mais vous êtes si occupée…

— Moi ? au contraire, je n’ai rien à faire », répondit Varinka. Mais au même instant deux petites Russes, filles d’un malade, accoururent vers elle.

« Varinka ! maman nous appelle ! » crièrent-elles.

Et Varinka les suivit.