Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 1

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 397-400).


CHAPITRE PREMIER


Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d’aller comme d’habitude à l’étranger pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci l’accueillit avec d’autant plus de plaisir qu’il n’attendait pas Nicolas cette année.

Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un certain malaise auprès de lui, à la campagne : leur façon de la comprendre était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des travaux d’une incontestable utilité ; c’était, à ses yeux, le théâtre même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au contraire, n’y voyait qu’un lieu de repos, un antidote contre les corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans ces entretiens des traits de caractère à l’honneur du peuple, qu’il se plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux ; mais leurs vices l’exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple représentait pour lui l’associé principal d’un travail commun ; comme tel, il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts, les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.

La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s’élevaient entre les deux frères, par suite de leurs divergences d’opinions, et cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son expression française, était bien placé, mais dont l’esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était rempli d’inconséquences. Souvent il cherchait, avec la condescendance d’un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses ; mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.

Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère, ainsi que sa haute distinction d’esprit ; il voyait en lui un homme doué des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général ; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l’âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu’il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance ?

Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, quand celui-ci passait l’été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu’il avait à faire et à surveiller : tandis que son frère ne songeait qu’à se reposer. Bien que Serge n’écrivît pas, l’activité de son esprit était trop incessante pour qu’il n’eût pas besoin d’exprimer à quelqu’un, sous une forme concise et élégante, les idées qui l’occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.

Serge se couchait dans l’herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.

« Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse ! Je n’ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule. »

Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder ; il savait qu’en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail ; il savait qu’on ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu’elles ne vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin, etc.

« N’es-tu donc pas fatigué de courir par cette chaleur ? lui demandait Serge.

— Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au bureau, » répondait Levine, et il se sauvait dans les champs.