Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 13

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 457-464).


CHAPITRE XIII


Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu’Alexis Alexandrovitch, cet homme froid et raisonnable, fût la proie d’une faiblesse en contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid ; la vue de ces larmes le troublait, le bouleversait, lui ôtait l’usage de ses facultés. Ses subordonnés le savaient si bien qu’ils mettaient les solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas compromettre leur affaire. « Il se fâchera et ne vous écoutera plus », disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. « Je ne peux rien pour vous, veuillez sortir », disait-il généralement en pareil cas.

Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu’il éprouvât pour sa femme, ne put se défendre d’un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure incompatible avec la situation, il chercha à s’interdire jusqu’à l’apparence de l’émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une rigidité mortelle qui frappa vivement Anna.

En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels ; il lui dit quelques mots qui n’engageaient à rien, bien résolu à remettre toute espèce de décision au lendemain.

Les paroles d’Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu’elle lui avait fait et qu’aggravaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d’un grand poids. Il lui sembla qu’il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa pitié. Il éprouvait la même sensation qu’un homme souffrant d’un violent mal de dents, auquel on vient d’arracher sa dent malade ; la douleur est terrible, l’impression d’un corps énorme, plus gros que la tête, qu’on enlève de la mâchoire, affreuse, mais c’est à peine si le patient croit à son bonheur ; la douleur qui a empoisonné sa vie si longtemps n’existe plus ; il peut penser, parler, s’intéresser à autre chose qu’à son mal.

Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé une souffrance étrange, terrible, mais c’était fini : il pourrait dorénavant avoir d’autre pensée que celle de sa femme.

« C’est une femme perdue, sans honneur, sans cœur, sans religion. Je l’ai toujours senti, et c’est par pitié pour elle que j’ai cherché à me faire illusion. » Et c’était sincèrement qu’il croyait avoir été perspicace ; il se remémorait divers détails du passé, jadis innocents à ses yeux, qui lui paraissaient maintenant autant de preuves de la corruption d’Anna. « J’ai commis une erreur en liant ma vie à la sienne, mais mon erreur n’a rien eu de coupable, par conséquent je ne dois pas être malheureux. La coupable, c’est elle ; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n’existe plus pour moi… » Il cessait de s’intéresser aux malheurs qui pouvaient la frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même changement ; l’important était de sortir de cette crise d’une façon sage, correcte, en se lavant de la boue dont elle l’éclaboussait, et sans que sa vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée.

« Faut-il me rendre malheureux parce qu’une femme méprisable a commis une erreur ? Je ne suis ni le premier ni le dernier dans cette situation. » Et, sans parler de l’exemple historique que la belle Hélène venait de rafraîchir récemment dans toutes les mémoires, Alexis Alexandrovitch se souvint d’une série d’épisodes contemporains où des maris de la position la plus élevée avaient eu à déplorer l’infidélité de leurs femmes.

« Darialof, Poltovsky, le prince Karibanof, Dramm, oui, l’honnête et excellent Dramm, Semenof, Tchaguine ! Mettons qu’on jette un ridicule injuste sur ces hommes ; quant à moi, je n’ai jamais compris que leur malheur, et les ai toujours plaints », pensait Alexis Alexandrovitch. C’était absolument faux : jamais il n’avait songé à s’apitoyer sur eux, et la vue du malheur d’autrui l’avait toujours grandi dans sa propre estime.

« En bien, ce qui a frappé tant d’autres me frappe à mon tour. L’essentiel est de savoir tenir tête à la situation. » Et il se rappela les diverses façons dont tous ces hommes s’étaient comportés.

« Darialof a pris le parti de se battre… » Dans sa jeunesse, et en raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien ne lui semblait terrible comme l’idée d’un pistolet braqué sur lui, et jamais il ne s’était servi d’aucune arme. Cette horreur instinctive lui inspira bien des réflexions ; il chercha à s’habituer à l’éventualité possible où l’obligation de risquer sa vie s’imposerait à lui. Plus tard, parvenu à une haute position sociale, ces impressions s’effacèrent ; mais l’habitude de redouter sa propre lâcheté était si forte, qu’en ce moment Alexis Alexandrovitch resta longtemps en délibération avec lui-même, envisageant la perspective d’un duel, et l’examinant sous toutes ses faces, malgré la conviction intime qu’il ne se battrait en aucun cas.

« L’état de notre société est encore si sauvage que bien des gens approuveraient un duel : ce n’est pas comme en Angleterre. »

Et dans le nombre de ceux que cette solution satisferait, Alexis Alexandrovitch en connaissait à l’opinion desquels il tenait. « Et à quoi cela mènerait-il ? Admettons que je le provoque. » Ici il se représenta vivement la nuit qu’il passerait après la provocation, le pistolet dirigé sur lui, et il frissonnait à l’idée que jamais il ne pourrait rien supporter de pareil. « Admettons que je le provoque, que j’apprenne à tirer, que je sois là devant lui, que je presse la détente, continua-t-il en fermant les yeux, que je l’aie tué ! » Et il secoua la tête pour chasser cette pensée absurde. « Quelle logique y aurait-il à tuer un homme pour rétablir mes relations avec une femme coupable et son fils ? La question sera-t-elle résolue ? Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le blessé ou le tué, c’est moi ? moi qui n’ai rien à me reprocher et qui deviendrais la victime ? Ne serait-ce pas plus illogique encore ? Serait-il honnête de ma part d’ailleurs de le provoquer, sûr, comme je le suis d’avance, que mes amis interviendraient pour ne pas exposer la vie d’un homme utile au pays ? N’aurais-je pas l’air de vouloir attirer l’attention sur moi par une provocation qui ne pouvait mener à rien ? Ce serait chercher à tromper les autres et moi-même. Personne n’attend de moi ce duel absurde. Mon seul but doit être de garder ma réputation intacte et de ne souffrir aucune entrave à ma carrière. » Le « service de l’État », toujours important aux yeux d’Alexis Alexandrovitch, le devenait plus encore.

Le duel écarté, restait le divorce ; quelques-uns de ceux dont le souvenir l’occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n’en trouva pas un seul où cette mesure eût atteint le but qu’il se proposait. Le mari, dans chacun de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme ; et c’était la coupable, celle qui n’avait aucun droit à un second mariage, qui formait un nouveau lien. Quant au divorce légal, celui qui aurait pour sanction le châtiment de la femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu’il ne pouvait y recourir. Les preuves grossières, brutales, exigées par la loi, seraient, dans les conditions complexes de sa vie, impossibles à fournir ; eussent-elles existé, qu’il n’aurait pu en faire usage, ce scandale devant le faire tomber dans l’opinion publique plus bas que la coupable. Ses ennemis en profiteraient pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute situation officielle, et son but, qui était de sortir avec le moins de trouble possible de la crise où il se trouvait, ne serait pas atteint.

Le divorce d’ailleurs rompait définitivement toute relation avec sa femme, en la laissant à son amant. Or, malgré le mépris indifférent qu’Alexis Alexandrovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment très vif lui restait au fond de l’âme : l’horreur de tout ce qui tendrait à la rapprocher de Wronsky, à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui arracha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa voiture, changea de place et, le visage sombre, enveloppa longuement de son plaid ses jambes frileuses.

« On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter Karibanol et ce bon Dramm, c’est-à-dire se séparer » ; mais cette mesure avait presque les mêmes inconvénients que le divorce : c’était encore jeter sa femme dans les bras de Wronsky.

« Non, c’est impossible, impossible ! se dit-il, tout en tiraillant son plaid. Je ne puis pas être malheureux, et ils ne doivent pas être heureux. »

Sans se l’avouer, ce qu’il souhaitait au fond du cœur était de la voir souffrir pour cette atteinte portée au repos, à l’honneur de son mari.

Après avoir passé en revue les inconvénients du duel, du divorce et de la séparation, Alexis Alexandrovitch en vint à la conviction que le seul moyen de sortir de cette impasse était de garder sa femme, en cachant son malheur au monde, d’employer tous les moyens imaginables pour rompre la liaison d’Anna et de Wronsky, et, ce qu’il ne s’avouait pas, de punir la coupable.

« Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre famille, je juge le statu quo apparent préférable pour tous, et que je consens à le conserver, sous la condition expresse qu’elle cessera toute relation avec son amant. »

Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch s’avisa d’un argument qui la sanctionnait dans son esprit. « De cette façon, j’agis conformément à la loi religieuse : je ne repousse pas la femme adultère, je lui donne le moyen de s’amender, et même, quelque pénible que ce soit pour moi, je me consacre en partie à sa réhabilitation. »

Karénine savait qu’il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et que les essais qu’il se proposait de tenter étaient illusoires ; pendant les tristes heures qu’il venait de traverser, il n’avait pas songé un instant à chercher un point d’appui dans la religion, mais, sitôt qu’il sentit celle-ci d’accord avec sa détermination, cette sanction lui devint un apaisement. Il fut soulagé de penser que personne n’aurait le droit de lui reprocher d’avoir, dans une crise aussi grave de sa vie, agi en opposition avec la foi dont il portait si haut le drapeau au milieu de l’indifférence générale.

Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu’aucune raison ne s’opposait à ce que ses rapports avec sa femme restassent, à peu de chose près, ce qu’ils avaient été dans les derniers temps. Sans doute il ne pouvait plus l’estimer ; mais bouleverser sa vie entière, souffrir personnellement parce qu’elle était infidèle, il n’en voyait pas le motif.

« Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui résout tant de difficultés, où ces rapports se rétabliront comme par le passé ; il faut qu’elle soit malheureuse, mais moi, qui ne suis pas coupable, je ne dois pas souffrir. »