Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 16

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 478-483).


CHAPITRE XVI


L’agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit et un paquet de plaids étaient prêts dans l’antichambre, la voiture et deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka attira son attention sur un bruit de voiture qui approchait de la maison. Anna regarda par la fenêtre et vit le courrier d’Alexis Alexandrovitch sonnant à la porte d’entrée.

« Va voir ce que c’est », dit-elle ; et, croisant ses bras sur ses genoux, elle s’assit résignée dans un fauteuil.

Un domestique apporta un grand paquet dont l’adresse était de la main d’Alexis Alexandrovitch.

« Le courrier a l’ordre d’apporter une réponse », dit-il.

« C’est bien », répondit-elle, et, dès que le domestique se fut éloigné, d’une main tremblante elle déchira l’enveloppe.

Un paquet d’assignats sous bande s’en échappa ; mais elle ne songeait qu’à la lettre, qu’elle lut en commençant par la fin.

« Toutes les mesures pour le déménagement seront prises… j’attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande », lut-elle.

Et, reprenant la lettre, elle la parcourut pour la relire ensuite d’un bout à l’autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par un malheur terrible et inattendu.

Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses paroles ; voici qu’une lettre les considérait comme non avenues, lui donnait ce qu’elle avait désiré, et ces quelques lignes lui semblaient pires que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.

« Il a raison ! raison ! murmura-t-elle ; comment n’aurait-il pas toujours raison, n’est-il pas chrétien et magnanime ? Oh ! que cet homme est vil et méprisable ! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent : « C’est un homme religieux, moral, honnête, intelligent, » mais ils ne voient pas ce que j’ai vu ; ils ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce qui palpitait en moi ! A-t-il jamais pensé que j’étais une femme vivante, qui avait besoin d’aimer ? Personne ne sait qu’il m’insultait à chaque pas, et qu’il n’en était que plus satisfait de lui-même. N’ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner un but à mon existence ? N’ai-je pas fait mon possible pour l’aimer, et, n’ayant pu y réussir, n’ai-je pas cherché à me rattacher à mon fils ? Mais le temps est venu où j’ai compris que je ne pouvais plus me faire d’illusion ! Je vis : ce n’est pas ma faute si Dieu m’a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant ? s’il me tuait, s’il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner ; mais non, il… Comment n’ai-je pas deviné ce qu’il ferait ? Il devait agir selon son lâche caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus encore… « Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils », se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C’est une menace de m’enlever mon fils, leurs absurdes lois l’y autorisent sans doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela ? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils ; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s’est toujours raillé ; mais il sait que je ne l’abandonnerai pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que j’aime, et si je l’abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus méprisables ; il sait, il sait que jamais je n’aurais la force d’agir ainsi. « Notre vie doit rester la même » ; cette vie était un tourment jadis ; dans les derniers temps, c’était pis encore. Que serait-ce donc maintenant ? Il le sait bien, il sait aussi que je ne saurais me repentir de respirer, d’aimer ; il sait que, de tout ce qu’il exige, il ne peut résulter que fausseté et mensonge : mais il a besoin de prolonger ma torture. Je le connais, je sais qu’il nage dans le mensonge comme un poisson dans l’eau. Je ne lui donnerai pas cette joie : je romprai ce tissu de faussetés dont il veut m’envelopper. Advienne que pourra ! Tout vaut mieux que tromper et mentir ; mais comment faire ?… Mon Dieu, mon Dieu ! Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi ! Je romprai tout, tout ! » dit-elle en s’approchant de sa table pour écrire une autre lettre ; mais, au fond de l’âme, elle sentait bien qu’elle était impuissante à rien résoudre et à sortir de la situation où elle se trouvait, quelque fausse qu’elle fût.

Assise devant sa table, elle appuya, au lieu d’écrire, sa tête sur ses bras, et se mit à pleurer comme pleurent les enfants, avec des sanglots qui lui soulevaient la poitrine.

Elle pleurait ses rêves du matin, cette position nouvelle qu’elle avait crue éclaircie et définie ; elle savait maintenant que tout resterait comme par le passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle sentait aussi que cette position dans le monde, dont elle faisait bon marché, il y a quelques heures, lui était chère, qu’elle ne serait pas de force à l’échanger contre celle d’une femme qui aurait quitté mari et enfant pour suivre son amant ; elle sentait qu’elle ne serait pas plus forte que les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l’amour dans sa liberté, elle resterait toujours la femme coupable, constamment menacée d’être surprise, trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible qu’elle ne pouvait l’envisager, ni lui prévoir un dénouement. Elle pleurait sans se retenir, comme un enfant puni.

Les pas d’un domestique la firent tressaillir, et, cachant son visage, elle fit semblant d’écrire.

« Le courrier demande une réponse, dit le domestique.

— Une réponse ? oui, qu’il attende, dit Anna, je sonnerai. »

« Que puis-je écrire ? pensa-t-elle, que décider toute seule ? que puis-je vouloir ? qui aimer ? » Et, s’accrochant au premier prétexte venu pour échapper au sentiment de dualité qui l’épouvantait : « Il faut que je voie Alexis, pensa-t-elle, lui seul peut me dire ce que j’ai à faire. J’irai chez Betsy, peut-être l’y rencontrerai-je. » Elle oubliait complètement que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu’elle n’irait pas chez la princesse Tverskoï, celui-ci avait déclaré ne pas vouloir y aller non plus. Elle s’approcha de la table et écrivit à son mari :

« J’ai reçu votre lettre.
« Anna. »

Elle sonna et remit le billet au domestique.

« Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait.

— Plus du tout ?

— Non ; cependant ne déballez pas avant demain, et que la voiture attende. Je vais chez la princesse.

— Quelle robe faut-il préparer ? »