Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 30

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 550-553).


XXX


Levine songeait à partir, lorsque des pluies torrentielles vinrent l’enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de pommes de terre n’avaient pu être emmagasinées ; deux moulins furent emportés et les routes devinrent impraticables. Mais, le 30 septembre au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps, envoya son intendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé. Lui-même résolut de faire une dernière tournée d’inspection, et rentra le soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d’excellente humeur ; il avait causé avec plusieurs paysans qui approuvaient ses plans, et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sécher, lui avait spontanément demandé de faire partie d’une des nouvelles associations.

« Il ne s’agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n’aura pas été inutile ; je ne travaille pas pour moi seulement, ce que je tente peut avoir une influence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la misère, nous verrons le bien-être ; au lieu d’une hostilité sourde, une entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu’importe que l’auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle Cherbatzky ! »

Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit noire. L’intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte, et raconta qu’on voyait sur la route des quantités de blé non rentré.

Après le thé, Levine s’installa dans un fauteuil avec son livre, et continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu’il en tirerait. Il se sentait l’esprit lucide, et ses idées se traduisaient en phrases qui rendaient l’essence de sa pensée ; il voulut profiter de cette disposition favorable pour écrire ; mais des paysans l’attendaient dans l’antichambre, demandant des instructions relatives aux travaux du lendemain. Quand il les eut tous entendus, Levine rentra dans son cabinet et se mit à l’ouvrage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre sa place habituelle.

Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le souvenir de Kitty et de son refus venait de lui traverser l’esprit avec une vivacité cruelle.

« Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez-vous à la maison ? Vous feriez bien mieux de partir pour les pays chauds, puisque vous y êtes décidé.

— Aussi ai-je l’intention de partir après-demain ; mais il me faut terminer mes affaires.

— Quelles affaires ? N’avez-vous pas assez donné aux paysans ? Aussi ils disent : « Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l’Empereur ! » Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d’eux ?

— Ce n’est pas d’eux que je me préoccupe, mais de moi-même. »

Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître, car il les lui avait expliqués, et s’était souvent disputé avec elle ; mais en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui qu’il leur donnait.

« On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme lui, confessé, administré !

— Je ne l’entends pas ainsi, répondit Levine ; ce que je fais est dans mon intérêt : si les paysans travaillent mieux, j’y gagnerai.

— Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui qui aura de la conscience travaillera ; vous ne changerez rien à cela.

— Cependant vous êtes d’avis vous-même qu’Ivan soigne mieux les vaches ?

— Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille bonne, suivant évidemment une idée qui chez elle n’était pas nouvelle, c’est qu’il faut vous marier : voilà ce qu’il vous faut. »

Cette observation, venant à l’appui des pensées qui s’étaient emparées de lui, froissa Levine ; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit à travailler ; de temps en temps, il écoutait le petit tintement des aiguilles à tricoter d’Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se reprenant à retomber dans les idées qu’il voulait chasser.

Des clochettes et le bruit sourd d’une voiture sur la route boueuse interrompirent son travail.

« Voilà une visite qui vous arrive : vous n’allez plus vous ennuyer, » dit Agathe Mikhaïlowna en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint ; sentant qu’il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver quelqu’un.