Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 2

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 129-136).


CHAPITRE II


La princesse et Dolly observaient strictement les usages établis : aussi ne permirent-elles pas à Levine de voir sa fiancée le jour du mariage ; il dîna à son hôtel avec trois célibataires réunis chez lui par le hasard : c’étaient Katavasof, un ancien camarade de l’Université, maintenant professeur de sciences naturelles, que Levine avait rencontré et emmené dîner ; Tchirikof, son garçon d’honneur, juge de paix à Moscou, un compagnon de chasse à l’ours, et enfin Serge Ivanitch.

Le dîner fut très animé. Serge Ivanitch était de belle humeur, et l’originalité de Katavasof l’amusa beaucoup ; celui-ci, se voyant goûté, fit des frais, et Tchirikof soutint gaiement la conversation.

« Ainsi, voilà notre ami Constantin Dmitrich, disait Katavasof avec son parler lent de professeur habitué à s’écouter, quel garçon de moyens, jadis ! je parle de lui au passé, car il n’existe plus. Il aimait la science en quittant l’Université, il prenait intérêt à l’humanité ; maintenant il emploie une moitié de ses facultés à se faire illusion, et l’autre à donner à ses chimères une apparence de raison.

— Jamais je n’ai rencontré d’ennemi du mariage plus convaincu que vous, dit Serge Ivanitch.

— Non pas, je suis simplement partisan de la division du travail. Ceux qui ne sont propres à rien sont bons pour propager l’espèce. Les autres doivent contribuer au développement intellectuel, au bonheur de leurs semblables. Voilà mon opinion. Je sais qu’il y a une foule de gens disposés à confondre ces deux branches de travail ; mais je ne suis pas du nombre.

— Que je serais donc heureux d’apprendre que vous êtes amoureux ! s’écria Levine. Je vous en prie, invitez-moi à votre noce.

— Mais je suis déjà amoureux.

— Oui, des mollusques. Tu sais, dit Levine se tournant vers son frère, Michel Seminitch écrit un ouvrage sur la nutrition et…

— Je vous en prie, n’embrouillez pas les choses ! Peu importe ce que j’écris, mais il est de fait que j’aime les mollusques.

— Cela ne vous empêcherait pas d’aimer une femme.

— Non, c’est ma femme qui s’opposerait à mon amour pour les mollusques.

— Pourquoi cela ?

— Vous le verrez bien. Vous aimez en ce moment la chasse, l’agronomie ; eh bien, attendez.

— J’ai rencontré Archip aujourd’hui, dit Tchirikof ; il prétend qu’on trouve à Prudnov des quantités d’élans, même des ours.

— Vous les chasserez sans moi.

— Tu vois bien, dit Serge Ivanitch. Quant à la chasse à l’ours, tu peux bien lui dire adieu : ta femme ne te la permettra plus. »

Levine sourit. L’idée que sa femme lui défendrait la chasse lui parut si charmante qu’il aurait volontiers renoncé à jamais au plaisir de rencontrer un ours.

« L’usage de prendre congé de sa vie de garçon n’est pas vide de sens, dit Serge Ivanitch. Quelque heureux qu’on se sente, on regrette toujours sa liberté.

— Avouez que, semblable au fiancé de Gogol, on éprouve l’envie de sauter par la fenêtre.

— Certainement, mais il ne l’avouera pas, dit Katavasof avec un gros rire.

— La fenêtre est ouverte… partons pour Tver ! On peut trouver l’ourse dans sa tanière. Vrai, nous pouvons encore prendre le train de cinq heures, dit en souriant Tchirikof.

— Eh bien, la main sur la conscience, répondit Levine, souriant aussi, je ne puis découvrir dans mon âme la moindre trace de regret de ma liberté perdue.

— Votre âme est un tel chaos que vous n’y reconnaissez rien pour le quart d’heure, dit Katavasof. Attendez qu’il y fasse plus clair, vous verrez alors. Vous êtes un sujet qui laisse peu d’espoir ! Buvons donc à sa guérison. »

Après le dîner, les convives, devant changer d’habit avant la noce, se séparèrent.

Resté seul, Levine se demanda encore s’il regrettait réellement la liberté dont ses amis venaient de parler, et cette idée le fit sourire. « La liberté ? pourquoi la liberté ? Le bonheur pour moi consiste à aimer, à vivre de ses pensées, de ses désirs à elle, sans aucune liberté. Voilà le bonheur ! »

« Mais puis-je connaître ses pensées, ses désirs, ses sentiments ? » Le sourire disparut de ses lèvres. Il tomba dans une profonde rêverie et se sentit tout à coup frappé de crainte et doute. « Et si elle ne m’aimait pas ? si elle m’épousait uniquement pour se marier ? si elle faisait cela sans même en avoir conscience ? Peut-être reconnaîtra-t-elle son erreur et comprendra-t-elle, après m’avoir épousé, qu’elle ne m’aime pas et ne peut pas m’aimer ? » Et les pensées les plus blessantes pour Kitty lui vinrent à la pensée ; il se reprit, comme un an auparavant, à éprouver une violente jalousie contre Wronsky ; il se reporta, comme à un souvenir de la veille, à cette soirée où il les avait vus ensemble, et la soupçonna de ne pas lui avoir tout avoué.

« Non, pensa-t-il avec désespoir en sautant de sa chaise, je ne puis en rester là ; je vais aller la trouver, je lui parlerai, et lui dirai encore pour la dernière fois : « Nous sommes libres, ne vaut-il pas mieux nous arrêter ? tout est préférable au malheur de la vie entière, à la honte, à l’infidélité ! » Et, hors de lui, plein de haine contre l’humanité, contre lui-même, contre Kitty, il courut chez elle.

Il la trouva assise sur un grand coffre, occupée à revoir avec sa femme de chambre des robes de toutes les couleurs étalées par terre et sur les dossiers des chaises.

« Comment ! s’écria-t-elle, rayonnante de joie à sa vue. C’est toi, c’est vous ? (jusqu’à ce dernier jour elle lui disait tantôt toi, tantôt vous). Je ne m’y attendais pas ! Je suis en train de faire le partage de mes robes de jeune fille.

— Ah ! c’est très bien ! répondit-il en regardant la femme de chambre d’un air sombre.

— Va-t-en, Douniacha, je t’appellerai, — dit Kitty ; et aussitôt que celle-ci fut sortie : — Qu’y a-t-il ? — Elle était frappée du bouleversement de son fiancé et se sentait prise de terreur.

— Kitty, je suis à la torture ! » lui dit-il avec désespoir, s’arrêtant devant elle pour lire dans ses yeux d’un air suppliant. Ces beaux yeux aimants et limpides lui montrèrent aussitôt combien ses craintes étaient chimériques, mais il éprouvait le besoin impérieux d’être rassuré.

« Je suis venu te dire qu’il n’est pas encore trop tard : que tout peut encore être réparé.

— Quoi ? Je ne comprends pas. Qu’as-tu ?

— J’ai… ce que j’ai cent fois dit et pensé… Je ne suis pas digne de toi. Tu n’as pu consentir à m’épouser. Penses-y ! Tu te trompes peut-être. Penses-y bien. Tu ne peux pas m’aimer… Si… mieux vaut l’avouer… continua-t-il sans la regarder. Je serai malheureux, n’importe ; qu’on dise ce que l’on voudra ; tout vaut mieux que le malheur !… maintenant, tandis qu’il est encore temps…

— Je ne comprends pas, répondit-elle en le regardant effrayée, que veux-tu ? te dédire, rompre ?

— Oui, si tu ne m’aimes pas.

— Tu deviens fou ! — s’écria-t-elle, rouge de contrariété. Mais la vue du visage désolé de Levine arrêta sa colère, et, repoussant les robes qui couvraient les chaises, elle se rapprocha de lui.

— À quoi penses-tu ? dis-moi tout.

— Je pense que tu ne saurais m’aimer. Pourquoi m’aimerais-tu ?

— Mon Dieu ! qu’y puis je ? dit-elle, et elle fondit en larmes.

— Qu’ai-je fait ! » s’écria-t-il aussitôt, et se jetant à ses genoux il couvrit ses mains de baisers.

Quand la princesse, au bout de cinq minutes, entra dans la chambre, elle les trouva complètement réconciliés. Kitty avait convaincu son fiancé de son amour. Elle lui avait expliqué qu’elle l’aimait parce qu’elle le comprenait à fond, parce qu’elle savait qu’il devait aimer, et que tout ce qu’il aimait était bon et bien.

Levine trouva l’explication parfaitement claire. Quand la princesse entra, ils étaient assis côte à côte sur le grand coffre, examinant les robes, et discutant sur leur destination. Kitty voulait donner à Douniacha la robe brune qu’elle portait le jour où Levine l’avait demandé en mariage, et celui-ci insistait pour qu’elle ne fût donnée à personne, et que Douniacha reçût la bleue.

« Mais comment ne comprends-tu pas qu’étant brune le bleu ne lui sied pas ? J’ai pensé à tout cela… »

En apprenant pourquoi Levine était venu, la princesse se fâcha tout en riant, et le renvoya s’habiller, car Charles allait venir coiffer Kitty.

« Elle est assez agitée comme cela, dit-elle ; elle ne mange rien ces jours-ci, aussi enlaidit-elle à vue d’œil : et tu viens encore la troubler de tes folies ! Allons, sauve-toi, mon garçon. »

Levine rentra à l’hôtel, honteux et confus, mais rassuré. Son frère, Daria Alexandrovna et Stiva, en grande toilette, l’attendaient déjà pour le bénir avec les images saintes. Il n’y avait pas de temps à perdre. Dolly devait rentrer chez elle, y prendre son fils pommadé et frisé pour la circonstance ; l’enfant était chargé de porter l’icone devant la mariée. Ensuite il fallait envoyer une voiture au garçon d’honneur, tandis que l’autre, qui devait conduire Serge Ivanitch, retournerait à l’hôtel. Les combinaisons les plus compliquées abondaient ce jour-là. Il fallait se hâter, car il était déjà six heures et demie.

La cérémonie de la bénédiction manqua de sérieux. Stépane Arcadiévitch prit une pose solennelle et comique à côté de sa femme, souleva l’icone et obligea Levine à se prosterner, pendant qu’il le bénissait avec un sourire affectueux et malin ; il finit par l’embrasser trois fois, ce que fit aussi en toute hâte Daria Alexandrovna, pressée de partir, et absolument embrouillée dans ses arrangements de voiture.

« Voilà ce que nous ferons, tu vas aller le chercher dans notre voiture, et peut-être Serge Ivanitch, aura-t-il la bonté de venir tout de suite et de renvoyer la sienne…

— Parfaitement, avec grand plaisir.

— Nous viendrons ensemble. Les bagages sont-ils expédiés ? demanda Stépane Arcadiévitch.

— Oui, » répondit Levine, et il appela son domestique pour s’habiller.