Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 15

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 329-334).


CHAPITRE XV


Sa femme rentrée dans son appartement, Levine se rendit chez Dolly et la trouva très excitée, arpentant sa chambre de long en large, et grondant la petite Macha, qui, debout dans un coin, pleurait à chaudes larmes.

« Tu resteras là toute la journée sans dîner, sans poupées, et tu n’auras pas de robe neuve, disait-elle, à bout de châtiments.

— Qu’a-t-elle fait ? demanda Levine, contrarié d’arriver mal à propos, car il voulait consulter sa belle-sœur.

— C’est une mauvaise fille ! Ah ! combien je regrette miss Elliott ; cette gouvernante est une vraie machine ! Figure-toi… »

Et elle raconta les méfaits de la coupable Macha.

« Je ne vois là rien de bien grave, c’est une gaminerie…

— Mais qu’as-tu, toi ? tu as l’air ému, que s’est-il passé ? » demanda Dolly.

Et au ton dont elle fit ces questions, Levine sentit qu’il serait compris.

« Nous venons de nous quereller avec Kitty, c’est la seconde fois depuis l’arrivée de Stiva. »

Dolly le regarda de ses yeux intelligents.

« La main sur la conscience, dis-moi si ce jeune homme a un ton qui puisse non seulement être désagréable, mais intolérable pour un mari ?

« Que veux-tu que je te dise… Selon les idées reçues dans le monde, il se conduit comme tous les jeunes gens, il fait la cour à une jeune femme, et un mari homme du monde en serait flatté.

— C’est ça, tu l’as remarqué ?

— Non seulement moi, mais Stiva m’a fait, après le thé, la même remarque.

— Alors me voilà tranquille, je vais le chasser, dit Levine.

— As-tu perdu l’esprit ? s’écria Dolly avec terreur, à quoi penses-tu, Kostia ?… Va, dit-elle, s’interrompant pour se tourner vers l’enfant prête à quitter son coin, va trouver Fanny… Je t’en prie, laisse-moi parler à Stiva ; il l’emmènera, on peut lui dire qu’on attend du monde…

— Non, non, je ferai l’exécution moi-même, cela m’amusera… Allons, Dolly, pardonne-lui », dit-il en montrant la petite criminelle debout près de sa mère, la tête basse et n’osant aller chez Fanny.

L’enfant, voyant sa mère radoucie, se jeta dans ses bras en sanglotant, et Dolly lui posa tendrement sa main amaigrie sur la tête.

« Il n’y a rien de commun entre ce garçon et nous », pensa Levine, se mettant en quête de Vassinka.

Dans le vestibule, il donna l’ordre d’atteler la calèche.

« Les ressorts se sont cassés hier, répondit le domestique. »

— Alors le tarantass, mais au plus vite. »

Vassinka mettait des guêtres pour monter à cheval, la jambe posée sur une chaise, lorsque Levine entra. Le visage de celui-ci avait une expression particulière, si Weslowsky ne put se dissimuler que son « petit brin de cour » n’était pas à sa place dans cette famille ; il se sentit aussi mal à l’aise que peut l’être un jeune homme du monde.

« Vous montez à cheval en guêtres ? lui demanda Levine, s’emparant d’une baguette qu’il avait cueillie le matin en faisant de la gymnastique.

— Oui, c’est plus propre », répondit Vassinka, achevant de boutonner sa guêtre.

C’était au fond un si bon enfant, que Levine se sentit honteux en remarquant la soudaine timidité de son hôte.

« Je voulais… — il s’arrêta confus, mais continua en se rappelant sa scène avec Kitty… — je voulais vous dire que j’ai fait atteler.

— Pourquoi ? où allons-nous ? demanda Vassinka étonné.

— Pour vous mener à la gare, dit Levine d’un air sombre.

— Partez-vous ? est-il survenu quelque chose ?

— Il est survenu que j’attends du monde, continua Levine, cassant sa baguette de plus en plus vivement ; ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vous prie de partir : interprétez mon impolitesse comme bon vous semblera. »

Vassinka se redressa avec dignité.

« Veuillez m’expliquer…

— Je n’explique rien, et vous ferez mieux de ne pas me questionner », dit Levine lentement, tâchant de rester calme et d’arrêter le tremblement convulsif de ses traits, mais continuant à briser sa baguette. Le geste et la tension des muscles dont Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même, en faisant de la gymnastique, convainquirent celui-ci mieux que des paroles. Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement, salua et dit :

« Pourrai-je voir Oblonsky ?

— Je vais vous l’envoyer, répondit Levine, que ce haussement d’épaules n’offensa pas ; que lui reste-t-il d’autre à faire ? » pensa-t-il.

« Mais cela n’a pas le sens commun, c’est du dernier ridicule ! s’écria Stépane Arcadiévitch lorsqu’il rejoignit Levine au jardin, après avoir appris de Weslowsky qu’il était chassé. Quelle mouche t’a piquée ? Si ce jeune homme… »

La place piquée se trouvait encore si sensible que Levine interrompit son beau-frère dans les explications qu’il voulait lui donner.

« Ne prends pas la peine de disculper ce jeune homme ; je suis désolé, aussi bien à cause de toi que de lui, mais il se consolera facilement, tandis que pour ma femme et pour moi sa présence devenait intolérable.

— Jamais je ne t’aurais cru capable d’une action semblable ; on peut être jaloux, mais pas à ce point ! »

Levine lui tourna le dos, et continua à marcher dans l’allée, en attendant le départ. Bientôt il entendit un bruit de roues, et vit passer au travers des arbres Vassinka assis sur du foin (le tarantass n’avait pas même de siège), les rubans de son béret flottant derrière lui à la moindre secousse.

« Qu’est-ce encore ? » pensa Levine voyant le domestique sortir en courant de la maison pour arrêter la véhicule : c’était afin d’y placer le mécanicien qu’on avait oublié, et qui prit place, en saluant, auprès de Vassinka.

Serge Ivanitch et la princesse furent outrés de la conduite de Levine ; lui-même se sentait ridicule au suprême degré ; mais, en songeant à ce que Kitty et lui avaient souffert, il s’avoua qu’au besoin il eût recommencé. On se retrouva le soir avec une recrudescence de gaieté, comme des enfants après une punition, ou des maîtres de maison au lendemain d’une réception officielle pénible ; chacun se sentait soulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes, en lui racontant pour la troisième fois, et toujours avec de nombreuses amplifications, ses propres émotions. Elle avait, disait-elle, réservé en l’honneur de leur hôte une paire de délicieuses bottines toutes neuves ; le moment de les produire était venu ; elle entrait au salon, lorsqu’un bruit de ferraille dans l’avenue l’attira à la fenêtre. Quel spectacle s’offrait à sa vue ! Vassinka lui-même, son petit béret, ses rubans flottants, ses romances et ses guêtres, ignominieusement assis sur du foin ! Si du moins on lui avait attelé une voiture ! mais non ! Tout à coup on l’arrête… Dieu merci ! on s’est ravisé, on a pris pitié de lui… Pas du tout : c’est un gros Allemand qu’on ajoute à son malheur ! Décidément, l’effet des bottines était manqué !