Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 26

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 484-489).


CHAPITRE XXVI


Jamais encore une journée ne s’était écoulée sans amener une réconciliation, et cette fois leur querelle avait ressemblé à une rupture. Pour s’éloigner comme Wronsky l’avait fait, malgré l’état de désespoir auquel il l’avait vue réduite, c’est qu’il la haïssait, qu’il en aimait une autre. Les mots cruels sortis de la bouche du comte revenaient tous à la mémoire d’Anna, et dans son imagination s’aggravaient de propos grossiers dont il était incapable.

« Je ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire, vous pouvez partir ; puisque vous ne teniez pas au divorce, c’est que vous comptiez retourner chez votre mari. S’il vous faut de l’argent, vous n’avez qu’à déclarer la somme.

« Mais hier encore il me jurait qu’il n’aimait que moi !… C’est un homme honnête et sincère, se disait-elle le moment d’après. Ne me suis-je déjà pas désespérée inutilement bien des fois ? »

Elle passa toute la journée, sauf une visite de deux heures qu’elle fit à la famille de sa protégée, en alternatives de doute et d’espérance ; lasse d’attendre toute la soirée, elle finit par rentrer dans sa chambre, en recommandant à Annouchka de la dire souffrante. « S’il vient malgré tout, c’est qu’il m’aime encore ; sinon, c’est fini, et je sais ce qu’il me reste à faire. »

Elle entendit le roulement de la calèche sur le pavé quand le comte rentra, son coup de sonnette et son colloque avec Annouchka ; puis ses pas s’éloignèrent, il rentra dans son cabinet, et Anna comprit que le sort en était jeté. La mort lui apparut alors comme l’unique moyen de punir Wronsky, de triompher de lui et de reconquérir son amour. Le départ, le divorce, devenaient choses indifférentes : l’essentiel était le châtiment.

Elle prit sa fiole d’opium et versa la dose accoutumée dans un verre ; en avalant le tout il était si facile d’en finir ! Couchée, les yeux ouverts, elle suivit sur le plafond l’ombre de la bougie qui achevait de brûler dans un bougeoir, et dont la lumière tremblante se confondait par moments avec l’ombre du paravent qui divisait la chambre.

Que penserait-il quand elle aurait disparu ? Que de remords il éprouverait ! « Comment ai-je pu lui parler durement ? se dirait-il, la quitter sans une parole d’affection, et elle n’est plus, elle nous a quittés pour jamais ! » Tout à coup l’ombre du paravent sembla chanceler et gagner tout le plafond, les autres ombres se rejoignirent, vacillèrent, et se confondirent dans une obscurité complète. « La mort ! » pensa-t-elle avec effroi, et une terreur si profonde s’empara de tout son être que, cherchant des allumettes d’une main tremblante, elle resta quelque temps à rassembler ses idées sans savoir où elle se trouvait ; des larmes de joie lui inondèrent le visage lorsqu’elle comprit qu’elle vivait encore. « Non, non, tout plutôt que la mort ! Je l’aime, il m’aime aussi, ces mauvais jours passeront ! » Et pour échapper à ses frayeurs elle prit la bougie, et se sauva dans le cabinet de Wronsky.

Il y dormait d’un paisible sommeil, qu’elle contempla longuement, en pleurant d’attendrissement ; mais elle se garda bien de le réveiller, il l’aurait regardée de son air glacial, et elle-même n’eût pas résisté au besoin de se justifier et de l’accuser. Elle rentra donc dans sa chambre, prit une double dose d’opium, et s’endormit d’un sommeil pesant qui ne lui ôta pas le sentiment de ses souffrances. Vers le matin elle eut un cauchemar affreux : comme autrefois elle vit un petit moujik ébouriffé prononcer d’inintelligibles paroles en remuant quelque chose, et ce quelque chose lui sembla d’autant plus terrifiant que l’homme l’agitait au-dessus de sa tête à elle, sans avoir l’air de la remarquer. Une sueur froide l’inonda.

À son réveil les événements de la veille lui revinrent confusément à l’esprit.

« Que s’est-il passé de si désespéré ? pensa-t-elle, une querelle ? ce n’est pas la première. J’ai prétexté une migraine et il n’a pas voulu me déranger, voilà tout. Demain nous partons ; il faut le voir, lui parler et hâter le départ. »

Aussitôt levée, elle se dirigea vers le cabinet de Wronsky ; mais, en traversant le salon, le bruit d’une voiture s’arrêtant à la porte attira son attention, et la fit regarder par la fenêtre. C’était un coupé : une jeune fille en chapeau clair, penchée à la portière, donnait des ordres à un valet de pied ; celui-ci sonna, on parla dans le vestibule ; puis quelqu’un monta, et Anna entendit Wronsky descendre l’escalier en courant. Elle le vit sortir tête nue sur le perron, s’approcher de la voiture, prendre un paquet des mains de la jeune fille, et sourire en lui parlant. Le coupé s’éloigna et Wronsky remonta vivement.

Cette petite scène dissipa soudain l’espèce d’engourdissement qui pesait sur l’âme d’Anna, et les impressions de la veille lui déchirèrent le cœur plus douloureusement que jamais. Comment avait-elle pu s’abaisser au point de rester un jour de plus sous ce toit !

Elle entra dans le cabinet du comte pour lui déclarer la résolution qu’elle avait prise.

« La princesse Sarokine et sa fille m’ont apporté l’argent et les papiers de ma mère que je n’avais pu obtenir hier, dit celui-ci tranquillement, sans avoir l’air de remarquer l’expression sombre et tragique de la physionomie d’Anna. Comment te sens-tu ce matin ? »

Debout au milieu de la chambre, elle le regarda fixement, tandis qu’il continuait à lire sa lettre, le front plissé, après avoir jeté les yeux sur elle.

Anna, sans parler, tourna lentement sur elle-même et sortit de la chambre ; il pouvait encore la retenir, mais il la laissa dépasser le seuil de la porte.

« À propos, s’écria-t-il au moment où elle allait disparaître, c’est bien décidément demain que nous partons ?

— Vous, mais non pas moi, répondit-elle.

— Anna, la vie dans ces conditions est impossible.

— Vous, pas moi, répéta-t-elle encore.

— Cela n’est plus tolérable !

— Vous… vous en repentirez », dit-elle et elle sortit.

Effrayé du ton désespéré dont elle avait prononcé ces derniers mots, le premier mouvement de Wronsky fut de la suivre ; mais il réfléchit, se rassit et, irrité de cette menace inconvenante, murmura en serrant les dents : « J’ai essayé de tous les moyens. Il ne me reste que l’indifférence » ; et il s’habilla afin de se rendre chez sa mère pour lui faire signer une procuration.

Anna l’entendit quitter son cabinet et la salle à manger, s’arrêter dans l’antichambre pour y donner quelques ordres relatifs au cheval qu’il venait de vendre ; elle entendit avancer la calèche et ouvrir la porte d’entrée ; quelqu’un remonta précipitamment l’escalier, elle courut à la fenêtre, et vit Wronsky prendre des mains de son valet de chambre une paire de gants oubliée, puis toucher le dos du cocher, lui dire quelques mots, et, sans lever les yeux vers la fenêtre, se renverser dans sa pose habituelle au fond de la calèche, en croisant une jambe sur l’autre. Au tournant de la rue il disparut aux yeux d’Anna.