Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VIII/Chapitre 1

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 511-513).


CHAPITRE PREMIER


Deux mois s’étaient écoulés, et, quoiqu’on eût atteint la moitié de l’été Serge Ivanitch n’avait pas encore quitté Moscou pour prendre son temps de repos habituel à la campagne. Un événement important venait de s’accomplir pour lui, la publication d’un livre sur les formes gouvernementales en Europe et en Russie, fruit d’un labeur de six ans. L’introduction, ainsi que quelques fragments de cet ouvrage, avaient déjà paru dans des revues ; mais, quoique son travail n’eût plus l’attrait de la nouveauté, Serge Ivanitch s’attendait néanmoins à ce qu’il fît sensation.

Des semaines se passèrent cependant sans qu’aucune émotion vînt agiter le monde littéraire. Quelques amis, hommes de science, parlèrent à Kosnichef de son livre, par politesse, mais la société proprement dite était préoccupée de questions trop différentes, pour accorder la moindre attention à une publication de ce genre ; quant aux journaux, la seule critique qui parût dans une feuille sérieuse fut de nature à mortifier l’auteur.

Cet article n’était qu’un choix de citations, habilement combinées pour démontrer que le livre entier, avec ses hautes prétentions, n’offrait qu’un tissu de phrases pompeuses, qui ne semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le témoignaient les fréquents points d’interrogation du critique ; le plus dur, c’est que celui-ci, quoique médiocrement instruit, était très spirituel.

Serge Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songea pas un instant à vérifier la justesse de ces remarques ; il crut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré l’auteur de l’article chez son libraire, et avoir relevé l’ignorance d’une de ses observations.

Au mécompte de voir le travail de six années passer ainsi inaperçu, se joignait pour Kosnichef une sorte de découragement causé par l’oisiveté, qui succédait pour lui à la période d’agitation, due à la publication de son livre. Heureusement l’attention publique se portait en ce moment vers la question slave, avec un enthousiasme qui gagnait les meilleurs esprits. Kosnichef avait trop de sens pour ne pas reconnaître que cet entraînement présentait des côtés puérils, et qu’il offrait de trop nombreuses occasions aux personnalités vaniteuses de se mettre en évidence ; il ne professait pas non plus une confiance absolue dans les récits exagérés des journaux ; mais il fut touché par le sentiment unanime de sympathie ressenti par toutes les classes de la société pour l’héroïne des Serbes et des Monténégrins. Cette manifestation de l’opinion publique le frappa.

« Le sentiment national, disait-il, pouvait enfin se produire au grand jour », et plus il étudiait ce mouvement dans son ensemble, plus il lui découvrait des proportions grandioses, destinées à marquer dans l’histoire de la Russie. Son livre et ses déceptions furent oubliés ! et il se consacra si complètement à l’œuvre commune, qu’il atteignait la moitié de l’été sans avoir pu se dégager assez complètement de ses nouvelles occupations pour aller à la campagne. Il résolut, coûte que coûte, de s’accorder une quinzaine de jours pour se plonger dans la vie des champs, afin d’assister aux premiers signes de ce réveil national, auquel la capitale et toutes les grandes villes de l’empire croyaient fermement.

Katavasof profita de l’occasion pour tenir la promesse qu’il avait faite à Levine de venir chez lui, et les deux amis se mirent en route le même jour.