Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VIII/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 540-544).


CHAPITRE XII


Levine avança à grands pas sur la route, sous l’empire d’une sensation toute nouvelle ; les paroles du paysan avaient produit dans son âme l’effet d’une étincelle électrique, et l’essaim d’idées vagues, obscures, qui n’avait cessé de le posséder, même en parlant de la location de son champ, sembla se condenser pour remplir son cœur d’une inexplicable joie.

« Ne pas vivre pour soi, mais pour Dieu !… Quel Dieu ? N’est-il pas insensé de prétendre que nous ne devions pas vivre pour nous, c’est-à-dire pour ce qui nous plaît et nous attire, mais pour Dieu, que personne ne comprend et ne saurait définir ?… Cependant, ces paroles insensées, je les ai comprises, je n’ai pas douté de leur vérité, je ne les ai trouvées ni fausses ni obscures,… je leur ai donné le même sens que ce paysan, et n’ai peut-être jamais rien compris aussi clairement.

« Fedor prétend que Mitiouck vit pour son ventre ; je sais ce qu’il entend par là ; nous tous, êtres de raison, nous vivons de même. Mais Fedor dit aussi qu’il faut vivre pour Dieu, selon la vérité, et je le comprends également… Moi, et des millions d’hommes, riches et pauvres, sages et simples, dans le passé comme dans le présent, nous sommes d’accord sur un point : c’est qu’il faut vivre pour le « bien ». – La seule connaissance claire, indubitable, absolue, que nous possédions est celle-là, – et ce n’est pas par le raisonnement que nous y parvenons, – car le raisonnement l’exclut, parce qu’elle n’a ni cause ni effet. Le « bien », s’il avait une cause, cesserait d’être le bien, tout comme s’il avait une sanction, – une récompense…

« Ceci, je le sais, nous le savons tous.

« Et moi qui cherchais un miracle pour me convaincre ? – Le voilà, le miracle, je ne l’avais pas remarqué, tandis qu’il m’enserre de toutes parts !… En peut-il être de plus grand ?…

« Aurais-je vraiment trouvé la solution de mes doutes ? Vais-je cesser de souffrir ? » et Levine suivit la route poudreuse, insensible à la fatigue et à la chaleur ; suffoqué par l’émotion, et n’osant croire au sentiment d’apaisement qui pénétrait son âme, il s’éloigna du grand chemin pour s’enfoncer dans les bois et s’y étendre à l’ombre d’un tremble, sur l’herbe touffue. – Là, découvrant son front baigné de sueur, il poursuivit le cours de ses réflexions, tout en examinant les mouvements d’un insecte qui gravissait péniblement la tige d’une plante.

« Il faut me recueillir, résumer mes impressions, comprendre la cause de mon bonheur…

« J’ai cru jadis qu’il s’opérait dans mon corps, comme dans celui de cet insecte, une évolution de la matière, conformément à certaines lois physiques, chimiques et physiologiques : évolution, lutte incessante, qui s’étend à tout, aux arbres, aux nuages, aux nébuleuses… Mais à quoi aboutissait cette évolution ? La lutte avec l’infini était-elle possible ?… Et je m’étonnais, malgré de suprêmes efforts, de ne rien trouver dans cette voie qui me dévoilât le sens de ma vie, de mes impulsions, de mes aspirations… Ce sens, il est pourtant si vif et si clair en moi qu’il fait le fond même de mon existence ; et lorsque Fedor m’a dit : « Vivre pour Dieu et son âme », – je me suis réjoui autant qu’étonné de le lui voir définir. Je n’ai rien découvert, je savais déjà…, j’ai simplement reconnu cette force qui autrefois m’a donné la vie et me la rend aujourd’hui. Je me sens délivré de l’erreur… Je vois mon maître !… »

Et il se remémora le cours de ses pensées pendant les deux dernières années, du jour où l’idée de la mort l’avait frappé à la vue de son frère malade. C’est alors qu’il avait clairement compris que l’homme, n’ayant d’autre perspective que la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il devait, sous peine de se suicider, arriver à s’expliquer le problème de l’existence, de façon à ne pas y voir la cruelle ironie de quelque génie malfaisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il ne s’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies nouvelles, qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces pensées troublantes.

« Que prouvait cette inconséquence ? Qu’il vivait bien, tout en pensant mal. Sans le savoir, il avait été soutenu par ces vérités de la foi sucées avec le lait, que son esprit méconnaissait. Maintenant il comprenait tout ce qu’il leur devait…

« Que serais-je devenu si je n’avais su qu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfaction de mes besoins ? J’aurais volé, menti, assassiné… Aucune des joies que la vie me donne n’aurait existé pour moi… J’étais à la recherche d’une solution que la réflexion ne peut résoudre, n’étant pas à la hauteur du problème ; la vie seule, avec la connaissance innée du bien et du mal, m’offrait une réponse. Et cette connaissance, je ne l’ai pas acquise, je n’aurais su où la prendre, elle m’a été donnée comme tout le reste. Le raisonnement m’aurait-il jamais démontré que je devais aimer mon prochain au lieu de l’étrangler ? – Si, lorsqu’on me l’a enseigné dans mon enfance, je l’ai aisément cru, c’est que je le savais déjà. L’enseignement de la raison, c’est la lutte pour l’existence, cette loi qui exige que tout obstacle à l’accomplissement de nos désirs soit écrasé ; la déduction est logique, – tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain. Ô orgueil et sottise, pensa-t-il, ruse de l’esprit !… oui, ruse et scélératesse de l’esprit !… »