Anne de Geierstein/29

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 382-390).

CHAPITRE XXIX.

LE ROI RENÉ.

C’était un joyeux homme… les neiges de l’âge tombaient, mais elles ne l’incommodaient pas. La gaîté, au bout même de sa vie, peuplait sa vive imagination de ces apparitions capricieuses que le soleil couchant crée à la surface d’un vaste glacier, peignant la glace blême de mille couleurs.
Ancienne Comédie.

Laissons le comte d’Oxford accompagner l’obstiné duc de Bourgogne dans une guerre que l’un représentait comme une simple excursion, ressemblant plus à une partie de chasse qu’à une campagne, et que l’autre considérait sous un jour plus grave et plus périlleux, et revenons à Arthur de Vere, ou, comme on continuait de l’appeler, au jeune Philipson, qui était conduit avec fidélité et mené par son guide, mais qui n’accomplissait néanmoins qu’avec beaucoup de lenteur son voyage.

Le territoire de la Lorraine, envahi par l’armée du duc de Bourgogne et infesté en même temps par diverses bandes séparées qui occupaient les plaines et prenaient les châteaux sous prétexte de servir la cause du comte Ferrand de Vaudemont, rendait le voyage si dangereux qu’il était souvent nécessaire de quitter la grande route et de prendre des chemins détournés pour éviter des rencontres peu agréables, auxquelles les voyageurs n’auraient pas pu autrement se soustraire.

Arthur, instruit par une triste expérience à se défier des guides étrangers, se trouva néanmoins, durant ce voyage rempli d’aventures et de périls, disposé à accorder une grande confiance à son conducteur actuel, Thibaut, Provençal de naissance, possédant une connaissance parfaite des routes qu’ils suivaient, et, autant qu’il en pouvait juger, paraissant vouloir accomplir sa mission avec exactitude. D’ailleurs la prudence et les habitudes qu’il avait contractées en voyageant, aussi bien que le caractère de marchand qu’il soutenait encore, le portèrent à mettre de côté toute marque, toute supériorité hautaine d’un chevalier et d’un noble à l’égard d’un personnage inférieur, d’autant plus qu’il conjectura avec raison qu’en se tenant sur le pied de la familiarité avec cet homme, dont les connaissances semblaient vraiment remarquables, il pourrait se faire meilleur juge de ses opinions et de ses dispositions à son égard. En retour de sa condescendance, il obtint bon nombre de renseignements sur la province dont il approchait.

À mesure que les confins de la Provence devenaient moins éloignés, les communications de Thibaut étaient moins réservées et plus intéressantes. Il pouvait non seulement dire le nom et l’histoire des châteaux romantiques devant lesquels ils passaient dans leur route détournée et incertaine, mais encore il savait par cœur l’histoire chevaleresque des nobles seigneurs et barons qui en étaient actuellement propriétaires ou qui les avaient jadis possédés, et il était à même de raconter leurs exploits contre les Sarrasins pour repousser leurs attaques contre la chrétienté, ou leurs efforts pour arracher le Saint Sépulcre aux mains des infidèles. Dans le courant de ces récits, Thibaut fut conduit à parler des troubadours, poètes par instinct et d’origine provençale, différant beaucoup des ménestrels de Normandie et des provinces voisines de France, dont les contes de chevalerie et les nombreuses traductions de leurs œuvres, faites en langues gallo-normande et anglaise, étaient parfaitement connues et possédées à fond par Arthur, comme par presque tous les jeunes nobles de son pays. Thibaut se vantait de ce que son grand-père, d’humble naissance, il est vrai, mais d’un talent distingué, était un de ces hommes favorisés du ciel, dont les compositions avaient produit tant d’effet sur le caractère et les mœurs de leur siècle et de leur pays. Il était pourtant à regretter qu’en inculquant comme premier devoir de la vie un esprit singulier de galanterie, qui dépassait parfois les formes platoniques qu’elles prescrivaient, les poésies des troubadours servissent trop souvent à amollir et à séduire les cœurs, à corrompre les principes.

L’attention d’Arthur fut attirée sur ce point par l’histoire d’un troubadour, que Thibaut lui chanta avec assez de talent. Ce troubadour, nommé Guillaume Cabestaing, aimait d’amour une noble et belle dame, Marguerite, femme d’un baron appelé Raymond de Roussillon. Le jaloux mari obtint la preuve de son déshonneur, et, après avoir assassiné Cabestaing, il lui arracha le cœur, et le faisant apprêter comme celui d’un animal, il ordonna qu’on le servît à son épouse ; et quand elle eut mangé de ce mets horrible, il lui avoua ce dont était composé son repas. La dame répondit que puisqu’on lui avait fait prendre une nourriture si précieuse, jamais un aliment plus grossier ne passerait par ses lèvres. Elle persista dans sa résolution, et ainsi mourut bientôt de faim. Le troubadour qui chanta cette tragique histoire, avait déployé dans sa composition beaucoup d’art poétique, attribuant l’erreur des amants à la destinée, mais s’arrêtant sur leur mort tragique avec une exquise sensibilité ; et enfin exécrant l’aveugle furie de l’époux avec toute la chaleur de l’indignation poétique, il rappelait avec un vindicatif plaisir comment tous les braves chevaliers, tous les véritables amants du Midi de la France s’étaient réunis pour assiéger le château du baron, l’avaient pris de force, n’y avaient pas laissé pierre sur pierre, et avaient condamné le tyran lui-même à une mort ignominieuse. Arthur fut vivement intéressé par ce mélancolique récit, qui même lui arracha quelques larmes ; mais ensuite réfléchissant davantage au sujet, il essuya ses pleurs, et dit avec un peu de sévérité : « Thibaut, ne chantez plus de pareils lais. J’ai entendu mon père dire que le moyen le plus court de corrompre un chrétien est de donner au vice la pitié et la louange que mérite la seule vertu. Votre baron de Roussillon est un monstre de cruauté ; mais vos malheureux amants n’en étaient pas moins coupables. C’est en donnant de beaux noms à des actions mauvaises que ceux qui tressailleraient à l’idée du vice réel sont conduits à en pratiquer les leçons, quand il se déguise sous les apparences de la vertu. — Je voudrais que vous sussiez, signor, répondit Thibaut, que ce lai de Cabestaing et de la dame Marguerite de Roussillon est regardé comme un chef-d’œuvre dans la joyeuse science. Fi donc, monsieur ! vous êtes trop jeune pour être un censeur de morale si sévère. Que ferez-vous quand votre tête sera grise, si vous êtes si rigide quand vos cheveux ont à peine achevé de brunir ? — Une tête qui écoute la folie pendant la jeunesse sera difficilement honorable dans le vieil âge, » répondit Arthur.

Thibaut n’avait pas envie de continuer la discussion.

« Ce n’est pas à moi, dit-il, à disputer avec Votre Seigneurie ; seulement je pense, comme tout véritable fils de la chevalerie et du chant, qu’un chevalier sans maîtresse est comme un ciel sans étoiles. — Ne le sais-je pas ? répondit Arthur ; mais mieux vaut rester dans les ténèbres que se laisser conduire par de fausses lumières qui nous mènent à notre ruine. — Oh ! il se peut que Votre Seigneurie ait raison, répliqua le guide. Il est certain que nous avons, même ici en Provence, beaucoup perdu de ce jugement exact en matière d’amour, avec lequel nous en décidions les embarras, les difficultés et les erreurs, depuis que les troubadours ne sont plus si estimés que de coutume, depuis que le haut et noble tribunal d’Amour a cessé de tenir ses séances.

« Mais, dans ces derniers temps, continua le Provençal, les rois, les ducs et les souverains, au lieu d’être les premiers et les plus fidèles vassaux de Cupidon, sont eux-mêmes esclaves de l’égoïsme et de l’amour du gain. Au lieu de conquérir les cœurs en brisant des lances dans les tournois, ils brisent les cœurs de leurs vassaux appauvris par les plus cruelles exactions… Au lieu de chercher à mériter les sourires et les faveurs de leurs maîtresses, ils ne songent qu’à enlever des châteaux, des citadelles, des villes à leurs voisins. Mais longue vie au bon et vénérable roi René ! tant qu’on lui laissera un acre de terre, sa résidence sera le rendez-vous des vaillants chevaliers qui ne visent qu’à la gloire des armes, des vrais amants qui sont persécutés par la fortune, et des illustres troubadours qui savent célébrer et la fidélité et la bravoure. »

Arthur, curieux d’apprendre au sujet de ce prince quelque chose de plus précis que les simples rumeurs de la renommée, décida aisément le communicatif Provençal à s’étendre sur les vertus de son vieux souverain, qu’il représenta comme juste, généreux et débonnaire, ami des très nobles exercices de la chasse et du tournoi, et encore davantage de la joyeuse science de poésie et de musique ; dépensant bien au delà de ses revenus en largesses aux chevaliers errants et aux musiciens voyageurs qui encombraient sa petite cour, une de celles, bien peu nombreuses, où l’on conservait encore l’antique hospitalité.

Tel fut le portrait que traça Thibaut du dernier monarque ménestrel, et, quoique l’éloge fût exagéré, peut-être les faits n’étaient-ils que très véritables.

Né d’une famille royale et avec de hautes prétentions, René n’avait, à aucune époque de sa vie, pu mettre sa fortune de niveau avec ses droits. Des royaumes à la possession desquels il aurait pu prétendre, il ne lui restait que le comté de Provence même, principauté belle et agréable, mais diminuée par les portions que la France en avait acquises, une à une, pour avances destinées à subvenir aux dépenses personnelles du propriétaire, et par d’autres parties que le duc de Bourgogne, dont René avait été prisonnier, avait reçues en nantissement du prix de sa rançon. Dans sa jeunesse, il avait tenté plus d’une entreprise militaire pour reconquérir quelques uns des pays dont il était souverain en titre. On ne conteste pas son courage, mais la fortune ne sourit jamais à ses aventures guerrières, et il semble qu’il sentît enfin qu’admirer et célébrer les vertus militaires diffère beaucoup de les posséder. De fait René était un prince d’une très médiocre capacité, doué pour les beaux-arts d’un amour qu’il portait à l’excès, et d’un degré de bonne humeur qui ne lui permettait pas d’en vouloir à la fortune, mais le rendait le plus heureux des hommes, alors qu’un prince qui eût senti plus vivement fût mort de désespoir. Ce caractère insouciant, léger, gai et irréfléchi conduisit René, libre de toutes les passions qui font l’amertume de la vie et souvent l’abrègent, jusqu’à une vieillesse toujours verte et joyeuse. Même les pertes domestiques, qui souvent affectent les personnes qui sont à l’épreuve contre les revers de fortune, ne produisirent aucune impression sur les sentiments du vieux monarque enjoué. La plupart de ses enfants étaient morts jeunes : René prit aisément son parti. Le mariage de sa fille Marguerite avec le puissant Henri d’Angleterre fut regardé comme une alliance beaucoup au dessus de l’espoir permis au roi des troubadours ; mais, par la suite, loin de tirer aucun avantage de ce mariage, René fut enveloppé dans les malheurs de sa fille, et sans cesse obligé de s’appauvrir pour lui payer sa rançon. Peut-être au fond de l’âme le vieux roi trouva-t-il ces pertes pécuniaires moins pénibles que la nécessité de recevoir Marguerite dans sa famille et à sa cour. D’autre part, quand elle réfléchissait aux pertes qu’elle avait éprouvées, quand elle pleurait tant d’amis morts, et un royaume perdu, la plus fière et la plus passionnée des princesses n’était pas faite pour demeurer avec le plus gai et le plus jovial des souverains dont elle méprisait les goûts, à qui elle ne pouvait pardonner sa légèreté de caractère lorsqu’elle le voyait se consoler avec de semblables bagatelles. La gêne attachée à sa présence et des souvenirs vindicatifs embarrassaient le vieux monarque toujours de bonne humeur, mais ne pouvaient cependant troubler son égalité d’âme.

Un autre chagrin le tourmentait plus vivement : Yolande, fille de sa première femme Isabelle, avait succédé à ses droits sur le duché de Lorraine, et les avait transmis à son fils, Ferrand, comte de Vaudemont, jeune homme de courage et de talent, alors engagé dans une entreprise qui semblait désespérée, celle de soutenir son titre contre le duc de Bourgogne qui, avec moins de droits, mais beaucoup de puissance, envahissait et occupait ce riche duché, qu’il réclamait comme fief mâle. Et pour achever, tandis que le vieux roi voyait d’une part sa fille détrônée dans un désespoir inconsolable, et de l’autre son petit-fils déshérité, cherchant en vain à reconquérir une partie de leurs possessions, il avait en outre le malheur de savoir que son neveu, Louis de France, et son cousin, le duc de Bourgogne, luttaient secrètement à qui lui succéderait dans la portion de la Provence qu’il possédait toujours, et que c’était seulement la jalousie de l’un envers l’autre qui les empêchait de le dépouiller du dernier reste de son territoire. Cependant, au milieu de tous ces chagrins, René donnait des fêtes, recevait des hôtes, dansait, chantait, composait des vers, se servait du pinceau et du crayon avec assez de talent, décrivait, dirigeait des fêtes et des processions, en tâchant de pousser aussi loin que possible la gaîté et la bonne humeur de ses sujets, s’il ne pouvait pas matériellement accroître leur prospérité durable. Il n’était jamais mentionné par eux que sous le titre du bon roi René, distinction qu’on lui accorde encore aujourd’hui, et qu’il méritait certainement par les qualités de son cœur, sinon par celles de sa tête.

Tandis qu’Arthur recevait de son guide des détails circonstanciés sur le caractère du roi René, ils entraient sur le territoire du joyeux monarque. C’était à la fin de l’automne, et vers cette époque où les contrées sud-est de la France se montrent avec moins d’avantage. Le feuillage de l’olivier est alors flétri, et comme il prédomine dans le paysage, et ressemble à la couleur pâle du sol lui-même, une teinte sèche et aride se répand sur tous les objets. Néanmoins on rencontrait encore, dans les parties montagneuses et dans les prairies, des sites où le grand nombre des arbres toujours verts reposait l’œil même de cette saison morte.

L’aspect du pays, en général, présentait quelque chose de tout particulier.

Les voyageurs trouvaient à chaque pas des marques du singulier caractère du roi. La Provence, comme partie de la Gaule qui la première reçut la civilisation romaine et fut encore plus longtemps la résidence de la colonie grecque qui fonda Marseille, est plus riche des restes imposants de l’ancienne architecture que toute autre contrée de l’Europe, l’Italie et la Grèce exceptées. Le bon goût du roi René lui avait inspiré plusieurs tentatives pour déblayer et restaurer les souvenirs de l’antiquité. Était-ce un arc de triomphe ou un ancien temple… on les avait dégagés des huttes et des cabanes qui les avoisinaient, on avait du moins tâché d’en retarder la ruine. Était-ce une fontaine de marbre que la superstition avait dédiée à quelque naïade solitaire… elle était entourée d’oliviers, d’amandiers et d’orangers… on avait réparé le bassin… on lui avait appris de nouveau à retenir ses trésors de cristal. Les hauts amphithéâtres et les colonnades gigantesques étaient traités avec autant de soin et de sollicitude, attestant que les plus nobles échantillons des beaux-arts trouvaient un admirateur et un conservateur dans le roi René, au milieu même de ces siècles que nous disons plongés dans les ténèbres de la barbarie.

On pouvait aussi observer un changement de manières parmi le peuple, en passant de Bourgogne et de Lorraine, où la société se ressentait de la rudesse allemande, dans la contrée pastorale de Provence, où l’influence d’un beau climat et d’un mélodieux langage, jointe aux goûts du vieux monarque romanesque, avec le penchant universel pour la musique et la poésie, avait introduit une sévérité de mœurs qui ressemblait à de l’affectation. Littéralement, le berger, en conduisant chaque matin son troupeau vers le pâturage, jouait sur sa flûte quelque tendre sonnet, composition d’un troubadour amoureux, et les moutons, sua cura, semblaient réellement céder à l’influence de la musique, au lieu d’être disgracieusement insensibles à la mélodie comme dans les climats plus froids. Arthur observa aussi que les moutons provençaux, au lieu d’être chassés devant le berger, le suivaient régulièrement, et ne se dispersaient pour paître que lorsque leur gardien, se retournant de leur côté, restant immobile et exécutant des variations sur l’air qu’il jouait, semblait leur rappeler qu’il était convenable de le faire. Quand il marchait, son énorme chien, d’une espèce dressée à tenir tête au loup, et respecté par le troupeau comme gardien, sans être redouté comme tyran, suivait son maître, tenant l’oreille toujours droite, comme critique principal et premier juge de l’exécution à certaines notes de laquelle il manquait rarement de témoigner sa désapprobation ; tandis que le troupeau, de même qu’un nombreux auditoire, donnait des applaudissements unanimes mais silencieux à l’heure de midi. Le berger voyait son assemblée s’augmenter parfois d’une avenante maîtresse ou d’une fraîche jeune fille avec laquelle il avait rendez-vous à une de ces fontaines que nous avons décrites, et qui écoutait le chalumeau de son mari ou de son amant, ou mêlait sa voix à la sienne dans les duos dont les chants des troubadours ont laissé tant d’exemples. À la fraîcheur du soir, la danse sur la pelouse ou le concert devant la porte du hameau ; le petit repas de fruits, de fromage et de pain, dont l’étranger était toujours invité à prendre sa part, donnaient de nouveaux charmes à l’illusion et semblaient vouloir indiquer la Provence comme l’Arcadie de la France.

Mais la plus grande singularité était, aux yeux d’Arthur, l’absence totale de gens armés et de soldats dans cette paisible contrée. En Angleterre un homme ne sortait jamais sans son grand arc, son épée et son bouclier. En France, le laboureur portait des armes, même lorsqu’il était à la charrue. En Allemagne, vous ne pouviez pas faire un mille sur la grande route, sans que vos yeux fussent obscurcis par des nuages de poussière au milieu desquels on voyait par intervalle flotter des panaches et briller des armures. En Suisse même, le paysan, s’il avait un voyage à faire, ne fût-il que d’un mille ou deux, ne se souciait pas d’aller sans un haubert et son épée à deux mains. Mais en Provence tout semblait tranquille et paisible, comme si la musique du pays était parvenue à y assoupir toutes les violentes passions. De temps à autre ils pouvaient rencontrer un cavalier ; et toujours sa harpe attachée à l’arçon de sa selle ou portée par un de ses domestiques, le faisait reconnaître pour un troubadour, titre qu’ambitionnaient les hommes de tous les rangs, et alors seulement une courte épée qui descendait sur la cuisse gauche, destinée plutôt à l’ornement qu’à l’usage, était une partie nécessaire et indispensable de l’équipement.

« La paix, » dit Arthur en promenant ses regards autour de lui, « est un joyau inestimable ; mais il sera bientôt ravi à ceux dont ni les cœurs ni les bras ne sont préparés à le défendre. »

La vue de l’antique et intéressante ville d’Aix, où le roi René tenait sa cour, chassa ces réflexions d’un caractère général, et rappela au jeune Anglais la mission délicate dont il était chargé.

Il pria alors le provençal Thibaut de lui dire où ses instructions lui commandaient de le mener, alors qu’il était heureusement arrivé au but de son voyage.

« Mes instructions, répondit Thibaut, sont de rester à Aix tant que Votre Seigneurie pourra avoir besoin d’y demeurer, de vous rendre tous les services qui pourront vous être nécessaires, soit comme guide, soit comme serviteur, et de tenir ces hommes prêts à vous obéir quand il vous faudra des messagers ou des gardes. Avec votre approbation, je vais veiller à ce qu’ils soient convenablement logés, et recevoir de Votre Seigneurie les différents ordres qu’il lui plaira de me marquer ; je vous propose cette séparation parce que je comprends que vous désirez être seul pour le moment. — Il faut, répondit Arthur, que j’aille à la cour sans délai. Attendez-moi dans une demi-heure dans la rue voisine, près de cette fontaine qui jette eu l’air une si magnifique colonne d’eau qu’on jurerait qu’elle est entourée d’une vapeur qui ressemble à de la fumée et sert comme d’abri au jet qu’elle enveloppe. — Ce jet d’eau est ainsi entouré, répliqua le Provençal, parce qu’il est alimenté par une source chaude qui s’élance des entrailles de la terre, et le contact de l’air par cette froide matinée d’automne rend la vapeur plus visible que de coutume… Mais si c’est au bon roi René que vous avez affaire, vous le trouverez à cette heure se promenant dans sa cheminée ; n’ayez point peur de l’approcher, car il n’y eut jamais de monarque d’un accès si facile, surtout pour les étrangers d’aussi bonne mine que vous, mon jeune maître. — Mais ses huissiers, dit Arthur, ne me laisseront pas pénétrer dans sa salle. — Sa salle ! répéta Thibaut… quelle salle ? — Parbleu, celle du roi René. S’il se promène dans une cheminée, ce ne peut être que dans celle de sa salle, encore faut-il qu’elle soit des plus vastes pour qu’on y puisse prendre un pareil exercice. — Vous ne me comprenez pas, » dit le guide en riant… « Ce que nous appelons la cheminée du roi René est cette terrasse étroite que vous voyez là ; elle s’étend entre ces deux tours, et est exposée au midi, et abritée dans toutes les autres directions. Le grand plaisir du roi est de s’y promener et d’y jouir des rayons du soleil par des matinées aussi fraîches que celle-ci. Cette promenade, dit-il, entretient sa veine poétique. Si vous approchez de lui, il vous parlera aisément, à moins toutefois qu’il ne soit occupé à composer des vers. »

Arthur ne put s’empêcher de rire en songeant à un roi qui, âgé de quatre-vingts ans, accablé d’infortunes et assiégé de périls, s’amusait encore à se promener sur une terrasse en plein air, et à faire de la poésie en présence de tels de ses heureux sujets qui voulaient le regarder.

« Si vous avancez de quelques pas de ce côté, ajouta Thibaut, vous pourrez voir le bon roi, et juger si vous devez ou non l’accoster à présent. Je vais loger nos hommes, et je reviendrai attendre vos ordres à la fontaine du Corso. »

Arthur ne trouva rien à objecter à la proposition de son guide ; et d’ailleurs il ne fut pas fâché d’avoir occasion de jeter un coup d’œil sur le bon roi René avant d’être introduit en sa présence.