Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Maroussia

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Grégoire Kvitka-Osnovianenko :

Maroussia.

Ce roman, l’un des plus remarquables du créateur de la nouvelle prose artistique ukrainienne, fut écrit vers 1832 (date de la permission de la censure 4 octobre 1833) et publié en 1834. Il produisit à l’époque une profonde sensation ; il est resté jusqu’à ce jour très populaire. Nous reproduisons le récit des funérailles de Maroussia, dans lequel l’auteur décrit en détails l’ancien cérémonial des obsèques d’une jeune fille, où se mêlent quelques-uns des rites du mariage rendu impossible par la mort prématuré de la fiancée.

Le jour commençait à peine à paraître que, tous à la fois, les gens qui avaient été commandés se rassemblèrent devant la maison de Naoum. On alluma un feu au milieu de la cour, les femmes se mirent à l’ouvrage, elles apprêtèrent les marmites et les pots, firent cuire le borcht, les nouilles, le kvassok et coupèrent le rôti en tranches. Les unes mettent dans des plats le froment cuit, et le mêlent au sirop de miel, d’autres versent l’eau-de-vie dans des bouteilles pour la distribuer, elles lavent les cuillères, préparent les plats, disposent les planches, mettent tout en état, comme faire se doit, afin que les gens puissent dîner et que les pauvres du bon Dieu ne manquent de rien.

Dès qu’il fit jour, la plus grande cloche sonna à toute volée, comme c’était l’habitude pour une assemblée. Dieu, que les gens s’empressent en files interminables ! Les paysans du village et les personnes de la ville arrivaient à pied ou en voiture. Il y avait là aussi des messieurs qui étaient venus pour voir comment on enterre une jeune fille suivant les coutumes anciennes, parce que maintenant elles passent de mode.

Après qu’il eut accueilli tout le monde, Naoum se mit à faire les révérences et dit : « Braves gens, aimables voisins ! Messieurs les anciens, femmes honorables, honnêtes jeunes gens et vous, jeunes filles ! Veuillez être assez bons de m’écouter, moi malheureux père. » (Les sanglots lui coupent la voix.)

« Dieu — dont la volonté soit faite — ne m’a pas donné de marier ma fille, de vous distribuer, à vous, mes amis, le pain et le sel et de nous réjouir ensemble, mais il lui a plu que, pour mon malheur, je dusse lui donner ma fille unique, pure et innocente comme une colombe blanche. Je vous ai assemblés pour que nous ensevelissions aujourd’hui son corps de vierge, ainsi que la loi l’ordonne et qu’il convient à sa réputation. Veuillez lui faire cortège, accompagnez sa virginité vers la vie éternelle, non pas à une nouvelle demeure, à un mari bien aimé, mais à la terre humide, à la tombe obscure. Consolez par votre assistance un vieillard, un père affligé, afin que ses entrailles… » Il voulut s’incliner, mais tomba à terre, pleurant amèrement et tout le monde avec lui.

Quand il se fut relevé et que les sanglots le lui permirent, il dit : « Où est la vieille mère ? Qu’elle distribue les cadeaux aux témoins et qu’elle arrange le cortège. » On appela Anastasie et pour la remplacer on mit une autre femme pour pleurer auprès de la défunte et prononcer les paroles consacrées quand il le faudrait.

Anastasie ne sortit pas seule, mais on la conduisit au cortège, car elle était complètement épuisée. Derrière elle des jeunes gens portaient un coffre plein de présents, qu’ils ouvrirent. En même temps, Anastasie fit rassembler les jeunes filles autour d’elle et leur dit : « Mon cœur ne s’est pas réjoui de voir ma chère Maroussia aller par les rues et choisir en riant parmi vous ses demoiselles d’honneur, mais le Seigneur a voulu que dans ma vieillesse j’eusse à vous demander, en versant des larmes amères, d’accompagner ma fille vierge jusqu’à la tombe noire. Il ne m’a pas été donné d’entendre les chansons de noces que vous auriez chantées à ma Maroussia, mais, au lieu de cela, je dois voir les larmes que vous verserez avec moi en lui chantant l’hymne du repos éternel. Ne m’en veuillez pas qu’au lieu du pain d’épice des noces et du gâteau nuptial, une mère malheureuse et affligée ait à vous donner les cierges de cire. Allumez-les, faites cortège à ma Maroussia et sachez bien que de la même façon que vos cierges brûleront, mon cœur brûlera aussi sous sa grande affliction, en enterrant ma fille unique, ma seule consolation… Je reste seule dans ma vieillesse, comme une plante dans les champs, à répandre des larmes. « Alors elle leur distribua de petites chandelles d’une grivnia[1], toutes de cire verte.

Ensuite elle prit de longs et larges essuie-mains[2], brodés à ravir, et celui qu’on devait mettre sous les pieds des fiancés pendant la cérémonie du mariage elle l’attacha à la sainte croix, à la grande que l’on porte en tête des processions.

D’abord on ceignit le premier et le second garçons d’honneur, en guise d’écharpes, d’essuie-mains très longs, brodés d’aigles de couleur et de fleurs et l’on attacha encore sur la croix des bandes de toile blanches, longues d’environ quatre archines[3], toutes ornementées de passementeries. On ceignit de la même façon les dames d’honneur et on piqua des fleurs dans leur coiffe. Les hommes chargés de demander la main de la jeune fille ne reçurent qu’un essuie-main, mais très beau. On prépara l’épée qu’une jeune fille devait porter comme il est d’usage dans les noces : on fit les bouquets de mélampyre, de buplère, de basilic et de viorne aux branches entourées de feuilles d’or[4]. On alluma les chandelles de cire vierge, on enveloppa l’épée et décora celle qui la portait de magnifiques essuie-mains brodés. Aux hommes qui prenaient part au cortège, on leur cousit des fleurs de soie à la toque de fourrure et on leur attacha à droite des mouchoirs de coton rouges, tous semblables et valant chacun trois kopas[5]. Le foulard également de coton, avec lequel on joint les mains des époux pendant la cérémonie du mariage, servit à entourer la croix d’argent que le pope porte dans ses mains, et aussi autour des cierges de tous les autres popes et diacres on mit des mouchoirs de coton bleu et chacun des chantres reçut également son foulard. Un grand et beau voile fut placé sur le couvercle du cercueil, de même qu’on étendit sur le brancard, sous le cercueil, un lourd tapis ornementé, portant en son milieu un grand aigle ; tout cela devait revenir à l’église de Dieu pour le repos de l’âme de la défunte.

Puis Anastasie se mit à distribuer tout ce qu’il y avait de bon dans le coffre : aux enfants de Dieu, aux orphelines, qui n’ont ni père ni mère et ne savent d’où puiser, elle donna des affaires de jeune fille, des mouchoirs, des tabliers, des chemisettes, des voiles, un objet quelconque ; aux jeunes femmes et aux veuves sans fortune ce dont se servent les femmes : des broderies, des coiffes blanches, des foulards de tête, que sa fille s’était confectionnés pour elle-même. Malgré la grandeur du coffre qui était tout plein, il n’y resta rien ; elle distribua tout et le coffre lui-même fut donné par elle à l’église de Dieu ; elle sacrifia tous les coussins et draps de lit pour que Maroussia jouisse du paradis et pour le salut de son âme propre et de celle de Naoum. Ensuite elle dit, en se signant : « Gloire te soit rendue, Seigneur, que j’aie eu quelque chose à donner pour le repos de l’âme de ma chère Maroussia et que j’aie pu le distribuer à de braves gens. À quoi sa dot me serait-elle bonne, quand je l’ai perdue… » Les pleurs l’empêchèrent de continuer, puis elle dit : « Où est notre fiancé ? »

On le lui conduisit. Elle l’étreignit fortement, l’embrassa, pleura et lui dit : « Mon cher gendre, mon fils bien aimé, tu es tout ce qui me reste. Voici ton foulard de fiançailles. Quand tu n’étais pas là Maroussia le portait sur son cœur et en mourant elle a ordonné que je te le couse pour son enterrement… N’oublie jamais ma Maroussia, comme elle t’a été fidèle et t’a aimé jusqu’à la mort… Ne nous oublie pas, nous, tes père et mère, dans notre vieillesse… Ne nous abandonne pas… viens nous voir quand nous serons malades. Nous n’avons plus personne pour nous fermer les yeux et prier pour nous… »

Basile, aussi pâle que la mort même, les cheveux en désordre, les yeux comme ceux d’un cadavre, regarde et ne voit rien, ses mains sont crispées, il tremble comme une feuille. Il ne sent pas qu’on lui attache son mouchoir à la ceinture. Après bien des efforts, il dit à Anastasie : « Maman chérie… » Il ne peut en dire plus long. Ayant fini de lui attacher son mouchoir, Anastasie le signe et lui dit :

« Dieu soit avec toi, mon fils, pauvre orphelin, veuf sans avoir été marié, que la Mère de Dieu t’accorde tout ce qu’il y a de bon, mais ne nous abandonne pas… » Ayant dit ces mots, elle s’en alla pleurer sur le corps de sa fille.

Quand tout fut arrangé, les popes commencèrent la cérémonie, ils aspergèrent le cercueil d’eau bénite, les assistants y placèrent Maroussia, les demoiselles d’honneur arrangèrent ses tresses et les bouquets. Elles placèrent sur sa tête (parce qu’elle n’était pas mariée) une couronne qu’elles avaient tressée elles-mêmes d’œillets jaunes, de marguerites et d’autres fleurs.

Le bon Naoum avait peine à se tenir sur ses jambes, mais il voulut remplir les préceptes de la loi : il s’approcha du cercueil, signa Maroussia et dit : « Je te salue, Maroussia, dans ta nouvelle demeure. Dieu te l’a envoyée, reposes-y en paix. Qu’aucun méchant ne vienne y troubler tes os, ni de la main, ni de la langue ; sois calme, repose comme tu gis maintenant jusqu’au jugement dernier, lorsque tu te relèveras avec joie avec la sainte croix. »

Après cela les gens du cortège sortirent le cercueil, et derrière eux Naoum, quoiqu’il pleurât amèrement, rassembla ses forces pour prononcer encore ces paroles : « Je te dis adieu, Maroussia, au moment où tu quittes ma maison. Elle ne t’a pas abritée longtemps, mais je me suis réjoui de ta présence… Tu n’y reviendras plus jamais et plus jamais je n’aurai de joie. »

Le cortège se forma : d’abord la sainte croix et les bannières, puis le couvercle du brancard couvert du drap des morts et porté par quatre jeunes garçons comme des anges avec leurs foulards. Derrière, le couvercle du cercueil couvert d’un voile porté par quatre hommes du cortège. Les popes vont après avec leurs cierges, le diacre avec l’encensoir, puis les chantres, dont les beaux chants plaintifs vous arrachent malgré vous des larmes. Immédiatement après, marchaient deux par deux les demoiselles d’honneur, toutes en manteau, avec seulement un ruban noir dans les cheveux, sans aucun ornement et dans la main de chacune d’elles brûlait une chandelle verte. Elles étaient suivies de celle qui portait l’épée, ensuite les marieuses, le premier et le deuxième garçon d’honneur, puis enfin les gens du cortège portaient le cercueil sur le brancard des morts. Et Basile, en sa qualité de fiancé, marchait du côté droit : à peine peut-il marcher, il va sans savoir ce qu’il fait, il ne prête aucune attention à ce qu’on lui dit, il agit et marche sans que ses yeux se détachent jamais de Maroussia… Et elle, mon trésor, est couchée là, ma colombe, entièrement recouverte de ce voile qui devait la couvrir pendant ses noces, son visage seul est découvert. Il semble que, toute couchée qu’elle est, elle regarde d’en haut autour d’elle ; comme elle est morte en beauté, le sourire est resté sur son visage, elle sourit au ciel et semble se réjouir de ce qu’on lui fait de si belles funérailles.

Basile peut-être n’aurait plus été à même d’avancer, si on ne l’eût aidé, mais deux marieurs, ornés d’essuie-mains, le prirent sous les bras et l’entraînèrent.

Derrière le cercueil, Naoum et Anastasie, versant des torrents de larmes, marchaient ou plutôt étaient conduits par les voisins et les amis. Et les cloches ? Dieu du ciel ! elles ne s’arrêtent pas et toutes sonnent. Et du monde, du monde derrière et autour du cercueil, dans les rues, devant les portes et les haies de sorte qu’il n’y a pas moyen de dire combien il y en avait.

Dans le trajet jusqu’à l’église, on s’arrêta douze fois pour lire les Évangiles et à chaque fois on plaçait le livre sur un autre mouchoir de coton. Chaque pope qui les lisait en recevait un.

Après que le service divin et les cérémonies funèbres eurent été terminés à l’église, on porta le corps de la même façon au cimetière. Quand on fut sur le point de descendre le cercueil dans la fosse, on donna de la part d’Anastasie douze archines de toile à essuie-mains non coupée et là dessus on déposa la bière. Et voilà ! Tous les gens se mirent à pleurer, Naoum se jeta à genoux, leva les bras au ciel et fit cette prière : « Dieu de justice, Ta volonté m’a rendu orphelin, moi, vieillard sans forces. Je rends le corps de ma fille chérie à notre mère la terre, prends son âme dans Ton Royaume… et ne m’abandonne pas pauvre pécheur. »

On commença à dire le Notre père ; pendant ce temps on descendit le cercueil et les popes scellèrent la tombe. Alors Naoum se releva, prit une poignée de terre, en tremblant et pleurant et la jeta en disant : « Accorde-nous, Seigneur, d’habiter un jour avec elle dans le royaume de Dieu. Adieu, Maroussia, pour la dernière fois. Que la terre te soit légère. » Anastasie fit de même. Quand c’est le tour de Basile de jeter la terre, il en prend une poignée, sanglote, se met à trembler, ses doigts se crispent, il ne peut ouvrir la main pour jeter la terre dans la tombe, il tremble de plus en plus et tombe sans connaissance.

Ensuite tous les gens jetèrent chacun une poignée de terre dans la fosse afin de se retrouver un jour avec la défunte dans les cieux. Enfin les hommes de la noce remplirent avec des pelles la fosse jusqu’aux bords, et élevèrent au-dessus un tertre à la tête duquel on planta une croix haute et lourde, peinte de couleur verte.

C’est tout le souvenir qu’il reste de Maroussia.

  1. Monnaie ukrainienne, valant quelques centimes.
  2. Il s’agit ici de ces essuie-mains que les jeunes filles ukrainiennes brodent en grande quantité pour leur trousseau. Ils servent moins à l’usage qu’à l’ornement : on les pend sur les murs, autour des icônes, ou bien ils recouvrent les meubles, à la manière de nos dessus de cheminée, dessus de piano, chemins de table, etc. Comme on le voit ils jouent un grand rôle dans les cérémonies, surtout dans les noces.
  3. Un archine — 0,71 m.
  4. Ce sont des fleurs auxquelles l’imagination populaire ukrainienne a attaché quelques symboles : le mélampyre, par exemple, appelé peu poétiquement en français : blé de vaches, a reçu en Ukraine un nom que l’on pourrait traduire par mignonette ; les fruits rouges de la viorne rappellent la fraîcheur des joues d’une jeune fille, à peu près comme l’on dit en France : elle est rouge comme une cerise.
  5. Une kopa — environ 50 cent.