Anthologie des poètes français contemporains/Aicard Jean

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 384-394).


JEAN AICARD



Bibliographie. — Les Jeunes Croyances (1867) ; — Au clair de la lune, comédie en un acte et en vers, représentée sur le théâtre de Marseille en 1869 (1870) ; — Les Rébellions et les Apaisements (1871) ; — Pygmalion, poème dramatique en un acte (1872) ; — Mascarille, à-propos en un acte, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 15 janvier 1872 (1872) ; — Mascarille, un acte en vers (1873) ; — Davenant, à-propos en un acte, interprété par Mme Sarah Bernhardt lors du séjour des sociétaires de la Comédie française à Londres ; — L’Amour mouillé, pièce représentée sur le théâtre de Marseille ; — La Vénus de Milo, recherches de l’histoire de sa découverte d’après des documents inédits (1874) ; — Les Poèmes de Provence, ouvrage couronné par l’Académie française (1874, 3e édition 1878) ; — La Chanson de l’enfant, ouvrage couronné par l’Académie française (1875), 5e édition (1883) ; — Visite en Hollande, prose (1879) ; — Miette et Noré, ouvrage couronné par l’Académie française (1880) ; — Othello ou le More de Venise, drame en cinq actes et en vers, traduction (1881) ; — Lamartine, poème, couronné par l’Académie française (1883) ; — Smilis, pièce en quatre actes et en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français en 1883 (1884) ; — Emilio, drame en quatre actes, en prose (1884) ; — Le Dieu dans l’Homme (1885) ; — L’Eternel Cantique (1886) ; — Le Livre des petits (1886) ; — Le Livre d’heures de l’amour (1887) ; — Au Bord du désert (1888) ; — Don Juan, poème en cinq actes (1888) ; — Le Père Lebonnard, pièce en quatre actes, en vers, reçue à la Comédie française en 1889, jouée pour la première fois au Théâtre Libre, traduite en italien, jouée dans toute l’Europe par l’acteur Novelli, représentée sur le Théâtre-Français en 1904 (1889) ; — Le Roi de Camargue, roman (1890) ; — Le Pavé d’amour, roman ; — Jésus (1896) ; — Notre-Dame d’Amour (1896) ; — Tatas roman (1901) ; — Italie et France, intermède, représenté sur la scène du théâtre Sarah-Bernhardt le 12 octobre 1903.

Les œuvres de M. Jean Aicard ont été éditées par MM. Fischbacher, Delagrave, Ollendorff, Charpentier, Lemerre et Chamerot.

M. Jean Aicard a collaboré au Parnasse Contemporain et à de nombreux journaux et revues.

« M. Jean-François-Victor Aicard, dit Jean Aicard, est né à Toulon le 4 février 1848. Je ne sais s’il avait achevé ses études classiques, qu’il commença au lycée de Mâcon et unit au lycée de Nîmes, lorsque, à dix-neuf ans, il publia ses Jeunes Croyances, son début dans la carrière poétique, un début de maître. Ce fut Louis Jourdan, dont la critique faisait alors autorité dans Iq Siècle, qui lança le volume à Paris. Peu de temps après, l’Académie du Var recevait au nombre de ses membres, en séance publique, le tout jeune poète.

« Dès ce moment, il ne se passera point d’année que M. Aicard ne soumette au jugement du public quelque œuvre nouvelle. Au clair de la lune est joué à Marseille en 1869. Les Rébellions et les Apaisements paraissent en 1871, Pygmalion en 1872. On applaudit aussi, en 1872, Mascarille à la Comédie française.

Puis se succèdent les prix académiques : Les Poèmes de Provence, couronnés en 1874 ; La Chanson de l’enfant, qui obtient la même récompense en 1876 ; le poème sur Lamartine, qui réunit tous les suffrages en 1883. Je n’oublie pas Miette et Norê, qui valut au poète le prix Vitet, et bientôt après la croix de la Légion d’honneur. Smilis, drame en quatre actes et en vers, donné aux Français, est de 1884.

En 1885, parait Le Dieu dans l’Homme, œuvre de penseur abordant avec une audace toujours sûre d’elle-même les plus hauts problèmes métaphysiques, et en trouvant la solution dans les élans d’une âme profondément religieuse et enivrée d’idéal. En 1886, il publie L’Éternel Cantique, et, avant la fin de cette année, Le Livre des petits, si naïf, si touchant, et dont la popularité est si universelle dans le Midi que tout le monde le sait par cœur et le redit. En 1887, M. Jean Aicard fait éditer Le Livre d’heures de l’amour ; en 1888, Au Bord du désert. Viennent ensuite Don Juan, poème en cinq actes, puis le drame si original, si hardi, auquel il donna pour titre Le Père Lebonnard, et qui eut son odyssée ; enfîn, ses romans : Le Roi de Camargue, Le Pavé d’amour, qui parut d’abord dans le Temps, et Tatas ; et son délicieux volume Jésus, qui renferme peut-être, sous une forme simple et châtiée, les meilleures inspirations du poète.

« M. Jean Aicard est incontestablement un esprit d’élite et un écrivain de premier rang, idéaliste, toujours planant haut, et charmeur par le style, la couleur, la verve. M. Sully Prudhomme a dit de lui :

Disciple harmonieux de l’antique Cigale,
Je ne te saurai rendre aucune joie égale
À la sereine ivresse où m’ont plonge tes vers ;
M’en fais que de pareils ou n’en lais jamais d’autres :

Plains et n’imite pas la tristesse des nôtres
Où ne se sont mirés ni les cieux ni les mers.

« Outre sa chère Provence, ses cigales, son Rhône et « la Grande Bleue », M. Jean Aicard aime les petits et les humbles ; il chante leurs souffrances et leurs joies ; Jules Levallois a eu raison de dire qu’il y a en lui « un fond de tendre humanité », et c’est cette tendresse, cette pitié, qui donne une marque si personnelle à toutes ses œuvres. Ajoutons que la poésie de M. Aicard a un accent naturel. « Sous sa plume heureuse, a dit de lui un critique, les images naissent en foule, et la rime court « d’elle-même se placer au bout des vers. » (Charles Simond.)



LES BERCEAUX


Berceaux, frêles berceaux, vous êtes des nacelles
Qui, sous un souffle calme et pur,
Venez en frémissant vers nous, ô barques frêles,
Du fond de l’éternel azur.

Vos légers rideaux blancs s’enflent comme des voiles,
Berceaux, et, sous les vents amis,
Vous nous portez, du bord des heureuses étoiles,
Vos passagers tout endormis.

Ils dorment, ces mignons, les poings fermés, la tête
Sur le duvet mol et profond,
Ignorant les périls, l’écueil ou la tempête,
Et le grand voyage qu’ils font.

Le rivage inconnu qui vers vous vous envoie,
Vous et vos petits passagers,
Est un monde idéal où tout est rythme et joie,
Où tout plane, ô berceaux légers !

Et quand vous arrivez des rives du mystère,
Fins esquifs construits pour le vol,
Nous, nous vous empêchons de vous fixer sur terre,
Et même de toucher au sol ;

Et longtemps, confiés aux douces mains des femmes
Qui vous balancent nuit et jour,
Vous êtes entourés, comme au pays des âmes,
D’allégresse et de chants d’amour.

Et jusqu’à ce qu’enfin l’ange qui n’a plus d’ailes
Pose à terre son pied mal sûr,
Nous vous faisons un port qui vous berce, ô nacelles
Qui venez du fond de l’azur.


(La Chanson de l’enfant.)


DETACHEMENT


« C’est le sang de mon sang, c’est la chair de ma chair ;
Je l’attends et je l’aime.
Ah ! je sens qu’il tressaille et qu’il m’est déjà cher !
C’est un autre moi-même. »


… Pas d’accord plus intime et pas d’amour plus grand.
Mais enfin, joie amère !
L’enfant naît ; en naissant il pleure : il se comprend
Séparé de la mère.

Désormais chaque jour tu t’en éloigneras.
Laisse que demain vienne :
D’abord, elle te prend sur son cœur, dans ses bras ;
Ta vie est encor sienne.

Elle t’a ; tu la suis où va sa volonté ;
De tes lèvres vermeilles
Tu pends à son sein mûr — où tu bois sa beauté —
Comme la grappe aux treilles.

Puis te voilà, nourri du meilleur de son sang,
Déjà lourd, baby rose ;
Déjà dans ton berceau ta mère en gémissant
Plus souvent te dépose.

Et là, tu sens encor, même au fond du sommeil,
Que ton âme est suivie
Par le doux bercement régulier, tout pareil
Au souffle de sa vie.

Là, tu te meus encor par elle, à son désir ;
Elle inspire ton somme ;
Mais demain tu voudras marcher, — c’est ton plaisir, —
Être à terre, être un homme !

La mère en a pleuré ; mais l’enfant à l’envi
Va, gauche et plein de grâce,
De sa mère inclinée à son père ravi
Qui se baisse et l’embrasse.

S’il ne s’écarte pas dans ce premier chemin,
C’est qu’il chancelle encore ;
Mais, hélas ! il voudra courir, vienne demain,
Vers tout ce qu’il ignore.

Hier l’enfant sans répondre entendit ton appel,
Ô mère désolée ;
Il était, sans rien dire, allé seul, le cruel,
Tout au bout de l’allée !

Il s’éloigne, il te fuit, te dis-je, à chaque pas ;
Le temps te le dérobe ;

Il refuse ta main, lui qui ne lâchait pas,
Hier, les plis de ta robe.

Les enfants sont un jour trop grands pour les berceaux ;
Les fleurs sont éphémères ;
Et dans les nids d’antan il n’y a plus d’oiseaux…
C’est le souci des mères !


(La Chanson de l’enfant.)


LA LÉGENDE DU CHEVRIER


Comme ils n’ont pas trouvé place à l’hôtellerie,
Marie et saint Joseph s’abritent pour la nuit
Dans une pauvre étable où l’hôte les conduit,
Et là Jésus est né de la Vierge Marie.

Il est à peine né qu’aux pâtres d’alentour,
Qui gardent leurs troupeaux dans la nuit solitaire,
Des anges lumineux annoncent le mystère.
Beaucoup sont en chemin avant le point du jour.

Ils portent à l’enfant, couché sur de la paille
Entre l’âne et le bœuf qui soufflent doucement,
Des agneaux, du lait pur, du miel ou du froment,
Tous les humbles trésors du pauvre qui travaille.

Le dernier venu dit : « Trop pauvre, je n’ai rien
Que la flûte en roseau pendue à ma ceinture,
Dont je sonne la nuit quand le troupeau pâture :
J’en peux offrir un air, si Jésus le veut bien. »

Marie a dit que oui, souriant sous son voile…
Mais soudain sont entrés les mages d’Orient ;
Ils viennent à Jésus l’adorer en priant,
Et ces rois sont venus guidés par une étoile.

L’or brode, étincelant, leur manteau rouge et bleu,
Bleu, rouge, étincelant comme un ciel à l’aurore.
Chacun d’eux, prosterné devant Jésus, l’adore ;
Ils offrent l’or, l’encens, la myrrhe, à l’Enfant-Dieu.

Ébloui, comme tous, par leur train magnifique,
Le pauvre chevrier se tenait dans un coin ;

Mais la douce Marie : « Êtes-vous pas trop loin
Pour voir l’Enfant, brave homme, en sonnant la musique ? »

Il s’avance troublé, tire son chalumeau
Et, timide d’abord, l’approche de ses lèvres ;
Puis, comme s’il était tout seul avec ses chèvres,
Il souffle hardiment dans la flûte en roseau.

Sans rien voir que l’Enfant de toute l’assemblée,
Les yeux brillants de joie, il sonne avec vigueur ;
Il y met tout son souffle, il y met tout son cœur,
Comme s’il était seul sous la nuit étoîlée.

Or, tout le monde écoute avec ravissement ;
Les rois sont attentifs à la flûte rustique,
Et quand le chevrier a fini la musique,
Jésus, qui tend les bras, sourit divinement.


(La Chanson de l’enfant.)


CE QU’A FAIT PIERRE


Voici ce qu’a fait Pierre étant encor petit :
Mon père était marin, me dit-il ; il partit
Loin de nous, plusieurs fois, pour une année entière…
(Je vous répète là les mots que m’a dits Pierre.)
… Et j’avais vu ma mère, aux soirs d’hiver, souvent
Pleurer, les yeux fermés, en écoutant le vent.
« Pourquoi fermer les yeux, ma mère ? lui disais-je.
— Ah ! me répondait-elle, enfant, Dieu nous protège !
C’est pour mieux regarder dans mon cœur. — Qu’y vois-tu ?
— Un navire penchant, par les vagues battu,
Et qui porte ton père à travers la tempête ! »
Alors, pour m’embrasser elle avançait la tête,
Et moi je lui disais à l’oreille, tout bas ;
« Je veux le voir aussi ; je ne pleurerai pas. »

Mon père revenu, grande réjouissance.
La maison oublia les tourments de l’absence,
Mais moi j’avais toujours présents les soirs d’hiver
Où le vent fait songer aux navires en mer !
Et quand mon père allait pour sortir, fût-ce une heure,
Il disait, mécontent : * Voilà Pierre qui pleure ! »

Ma mère me prenait alors entre ses bras,
Et quelquefois mon père, ému, ne sortait pas.
Un soir que je semblais endormi sur ma chaise,
Après souper, ma mère et lui causaient à l’aise ;
Et mon père disait : « Demain, le bateau part ;
C’est très loin, mais on fait escale quelque part ;
Je t’écrirai de là ; sois paisible à m’attendre.
Quant à Pierre, il est bon ; mais trop faible, trop tendre ;
Il faut une âme forte aux enfants des marins !
Je n’aime pas ces pleurs, ces cris, ces grands chagrins.
Il m’est dur de quitter un garçon de son âge
Sans l’embrasser, de peur qu’il manque de courage !
Il faut que je le voie un homme à mon retour !
S’il savait que demain je pars au point du jour,
Quel désespoir ! J’entends partir sans qu’on l’éveille. »

Ainsi parlait mon père, et je prêtais l’oreille !
C’était mal d’écouter, je vous en fais l’aveu :
Le bien que j’en tirai du moins m’excuse un peu.
Voici. Je me dis : « Pierre, ayons « une âme forte ! »
Et quand le lendemain mon père ouvrit sa porte,
A la pointe du jour, doucement, doucement,
Il me vit en travers de la porte — et dormant
Sur le tapis du chien, tous les deux côte à côte.
Je m’éveille. Ma mère accourt ; moi, tête haute :
« Tiens, je ne pleure pas ! je suis un homme, vois,
Mon père !… »
C’était lui qui pleurait cette fois.


(La Chanson de l’enfant.)


L’AUBADE


« Je sonne, Marguerite,
Cette aubade pour toi.
Le tambourin palpite ;
Ma mie, écoute-moi !

— L’aubade m’est connue !
C’est toujours le même air !
Si cela continue,
Je me jette à la mer !


— Si ma belle sauvage
Croit m’échapper ainsi,
Je me jette à la nage,
Je la ramène ici !

— Tu crois tenir la fille,
Mon beau nageur, mais vois :
Je me suis faite anguille !

Je glisse entre tes doigts !

— Anguille, qui t’empêche ?
Glisse aux doigts du nageur ;
Mais le pêcheur te pêche,
El c’est moi le pêcheur !

— Alors je suis l’eau vive
Dans ce jardin si beau.
— Et moi, je suis la rive
Ou le lit du ruisseau !

— Alors, rose vermeille,
Je fleuris au jardin…
— Je serai donc l’abeille,
Pour dormir sur ton sein !

— Eh bien, je suis étoile !
— Et moi… nuage aux cieux,
J’y flotte comme un voile
Sur ta bouche et tes yeux.

— Si tu t’es fait nuage,…
Me voici maintenant
La nonne la plus sage
Enfermée au couvent !

— Oh ! va, tu peux te mettre
Dans le couvent sacré :
Je me ferai le prêtre…
Je te confesserai !

— Sois le prêtre, qu’importe ?
Vois-tu pâlir mon front ?
Je suis la pauvre morte…
Les nonnes pleureront.


— Morte, il faudra te taire !…
Les nonnes ont pleuré…
Mais moi, je suis la terre,
Et, morte, je t’aurai !

— … Ton aubade me touche,
Je veux ce que tu veux…
Tiens donc, baise ma bouche,
Et sois mon amoureux ! »

Ainsi chanta Miette…


(Miette et Nori.