Anthologie des poètes français contemporains/France Anatole

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 395-403).








Bibliographie. — La Légende de sainte Radegonde, reine de France (1859) ; — Alfred de Vigny, étude (1868) ; — Le Valet de Mme la duchesse, pièce écrite en collaboration avec Louis-Xavier de Ricard (1868) ; — Les Poèmes dorés (1873) ; — Jean Racine, notice (1874) ; — Les Poèmes de J. Breton, étude (1875) ; — Bernardin de Saint-Pierre et la Princesse Marie Miesnik, notice (1875) ; — Racine et Nicole ; La Querelle des imaginaires (1875) ; — Les Noces corinthiennes, Leuconoé, La Veuve, La Pia, La Prise de voile (1876) ; — Lucile de Chateaubriand, étude (1879) ; — Jocaste et le Chat maigre (1879) ; — Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881) ; — Les Désirs de Jean Servien (1882) ; — Abeille, conte (1883) ; — Le Livre de mon ami (1885) ; — Nos Enfants, scène de la ville et des champs (1887) ; — La Vie littéraire (1888-1892) ; — Balthasar (1889) ; — Thaïs (1891) ; — L’Etui de nacre (1892) ; — Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893) ; — La Rôtisserie de la reine Pédauque (1893) ; — Le Jardin d’Epieure (1894) ; — Le Lis rouge (1894) ; — Le Puits de Sainte-Claire (1895) ; — L’Elvire de Lamartine (1836) ; — Poésies, les Poèmes dorés, Idylles et Légendes, Les Noces corinthiennes (1896) ; — Discours de réception à l’Académie (1896) ; — Pages choisies, avec notice de Lanson (1897) ; — L’Orme du mail (1897) ; — Le Mannequin d’osier (1897) ; — La Leçon bien apprise, conte (1898) ; — Au Petit Bonheur, comédie en un acte, représentée sur la scène du théâtre de la Renaissance (1898, 1906) ; — Le Lis rouge, pièce (1899) ; — Pierre Nozière (1899) ; — Clio, choix (1900).

Les œuvres poétiques de M. Anatole France ont été publiées par Alphonse Lemerre.

M. Anatole France a collaboré au Parnasse Contemporain et à de nombreux journaux et revues.

Né en 1844, M. Anatole France (de son vrai nom Anatole Thibaut), fils d’un libraire du quai Malaquais très connu des amateurs de livres, fit sa première apparition parmi les Parnassiens au cours de la publication du premier volume du Parnasse Contemporain (1866), auquel il ne collabora point cependant. Après avoir donné, en 1867, à la Gazette rimée de Luzarche, deux poèmes : Denys, tyran de Syracuse, et Les Légions de Varus (allusion à l’expédition du Mexique), violentes satires dirigées contre l’empire et la politique étrangère de Napoléon III, et qui faillirent livrer leur auteur à la vindicte de la justice impériale, M. France fit paraître, en 1868, une fort belle étude sur Alfred de Vigny, publiée avec une eau-forte de Staal dans la collection du Bibliophile français de Bachelin Deflorenne. « On trouve dans ce volume la formule à quoi peuvent se réduire toutes les théories qu’on agitait chez les Parnassiens, et même celles qu’on leur a prêtées : « La poésie moderne, y écrit France, si souple et si vraie, n’en est pas moins excessive et violente : sa force éclate dans l’effort, et non, comme voulaient les Grecs, dans la sérénité et dans le repos même. Cette beauté tranquille des Hellènes, Alfred de Vigny l’a connue et aimée. Les esprits grossiers, qui ne voient la passion qu’à travers la contorsion et la grimace qu’elle arrache aux faibles, ces esprits que le poète a dédaignés jusqu’à l’oubli, peuvent seuls prendre son calme pour de l’insensibilité[1]. »

Cette formule se trouva en quelque sorte confirmée dans l’œuvre même do M. Anatole France. Son premier volume de vers, les Poèmes dorés, paru en 1873, contient des pages admirables et qui font regretter que sa renommée de prosateur ait relégué un peu trop dans la pénombre le délicieux poète qu’il fut toujours. Ciseleur habile autant que penseur, il compte à coup sûr parmi les meilleurs Parnassiens. La Part de Madeleine et La Danse des morts furent sa première contribution au Parnasse. Ces deux poèmes parurent dans le second volume qui devait être publié en 1869, mais que les circonstances politiques firent ajourner jusqu’en 1871.

Cependant, déjà la légende de Thaïs le préoccupait : « Bachelin de Florenne lui avait confié la rédaction d’une petite revue bibliographique, Le Chasseur bibliographe, qui dura peu. Lu septième numéro, qui fut, je crois, le dernier, contient, à côté d’un article d’Adolphe Racot sur les Parnassiens, un poème, Thaïs, qui est déjà la pensée, sinon la maquette du roman. France n’a pas republié ces vers… »

A cette époque, l’éditeur Lemerre se décida à attacher M. Anatole France à sa maison : « Il l’avait chargé de l’édition de quelques auteurs classiques dans sa Petite Bibliothèque littéraire. France y avait débuté par Racine, un de ses poètes préférés avec André Chénier et Alfred de Vigny ; il avait continué par La Fontaine et Molière. Lemerre, alors, l’investit d’une fonction délicate et formidable : il l’institua son lecteur : il lui livra le sort des manuscrits qu’on lui proposait. Je suppose que ces fonctions ne furent pas une sinécure, et qu’entre autres profits qu’elles valurent à France, il faut compter quelques inimitiés littéraires… Les Noces corinthiennes parurent dans le Parnasse de 1876… Elles montrent une étape accomplie dans la vie littéraire de France. Dès lors, devant le prosateur qui s’affirme de plus en plus, le « poète » s’efface, puisque, par un étrange abus, nous réservons l’expression de poète uniquement à l’ouvrier en vers… >

« La même année, ajoute M. de Ricard, Les Noces corinthiennes furent publiées en volume… Le sujet — antique — est d’une actualité éternelle : c’est une lutte d’âmes déchirées de luttes religieuses sur un fond de crépuscule où l’on voit monter, dans le beau soleil païen qui se décolore, la livide ascension du grand Crucifié. Mais le dessein du poète est trop élevé pour qu’on puisse craindre que sa partialité intervienne pour fausser les termes de la lutte : ce drame poignant est une étude sincère : « Je touche en ce livre, — a écrit France dans la courte préface dont il a fait précéder le poème, — je touche en ce livre à des choses grandes et délicates, aux choses religieuses. J’ai refait le rêve des âges de foi. Je me suis donné l’illusion des vives croyances. C’eût été trop manquer du sens de l’harmonie que de traiter sans piété ce qui est pieux… »

On sait que M. Anatole France s’est occupé pendant quelques années de critique au journal le Temps, où il a publié des chroniques littéraires qui ont été réunies en partie en plusieurs volumes sous le titre de La Vie littéraire. « Il s’attachait moins, dit M. Emile Faguet, à juger les livres conformément à certaines idées directrices, et moins, même, à en rendre compte, qu’à analyser avec finesse et à décrire avec précision et bonne grâce l’impression qu’il en ressentait. » Il y fit de la critique nettement « impressionniste ». « C’est qu’en effet, en disciple de Renan, et, puisqu’il y en a eu plusieurs, surtout du Renan dernière manière, M. Anatole France posait en principe que la critique « impersonnelle » n’existait point, que, l’homme ne pouvant pas sortir de lui-même, ce n’est jamais la pensée d’un autre qu’il pouvait atteindre, mais la sienne seulement, — modifiée, excitée plutôt par la rencontre de celle d’un autre, — qu’il pouvait saisir, analyser, développer et exprimer. »

Dans ses romans, M. France est moins un romancier proprement dit qu’un moraliste. « Soit dans la boutique de son père, soit sur ses quais familiers où se fit sa première éducation intellectuelle, il fut tout d’abord en commerce journalier avec les livres. Enfant, par leur aspect même, les bouquins rongés de vers lui inspirèrent « un profond sentiment de l’écoulement des choses ». Puis, en lisant à tort et à travers, il s’aperçut assez vite que la pensée de l’homme est pleine d’incertitude et de contradictions… Élevé par une mère pieuse, la Légende dorée et l’Imitation de Jésus-Christ l’entretinrent du néant des choses humaines sans lui inspirer la foi dans les choses divines… C’est surtout du xviie siècle, rencontré sur les quais à chaque pas, qu’il nourrit sa jeune intelligence. Venu trop tard pour en partager les ardeurs, il s’assimila le travail critique des « philosophes », et en particulier cette notion de « relativité » universelle par laquelle ils ruinèrent le dogmatisme du siècle précédent. Et, tandis que l’histoire et l’archéologie lui montraient les diversités de la figure humaine et les perpétuels changements des cultes, des systèmes et des mœurs, quelques aperçus des sciences physiques, de l’astronomie notamment, laissèrent dans son esprit la profonde impression du peu qu’est l’homme… Nous ne pouvons rien saisir qui ait une réalité objective. La nature se joue de nous en faisant paraître à nos yeux des phénomènes illusoires. 1i n’y a de vrai que le sourire de la Maïa éternelle…

« Nulle part M. France n’a essayé de coordonner sa philosophie en système. Un système quelconque dénote chez son auteur ce dogmatisme incurable dont beaucoup de sceptiques ont eux-mêmes été dupes. Aussi bien la philosophie de M. France tient tout entière dans une seule vérité : c’est que rien n’existe en soi. Cette vérité-là, elle lui est toujours présente. Même dans ses plus légères fictions, elle se montre par de rapides ouvertures… Une telle philosophie ne mène pas forcément au pessimisme. L’angoisse du pessimiste suppose une énigme dont le mot nous échappe. Or, pour M. France, il n’est point d’énigme. Son nihilisme même le préserve du désespoir. Comment se désespérer de ne connaître rien, quand on croit qu’il n’y a rien à connaître ? Et le croire, c’est justement en cela que consiste la sagesse du vrai philosophe. Mais, trop sceptique pour être anxieux, M. France est surtout trop artiste pour ne pas se complaire dans le spectacle de l’univers. Qu’importe si la nature nous trompe par une vaine fantasmagorie ? On peut toujours en récréer ses yeux. Rien n’est vrai pour le philosophe, qui sait ne voir que des formes vides. Mais l’artiste jouit de ces formes*. » (Georges Pellissier.)[2]

Depuis 1896, M. Anatole France est membre de l’Académie française.
LE CHÊNE ABANDONNÉ

Dans la tiède forêt que baigne un jour vermeil,
Le grand chêne noueux, le père de la race,
Penche sur le coteau sa rugueuse cuirasse,
Et, solitaire aïeul, se réchauffe au soleil.

Du premier de ses fils étouffés sous son ombre,
Robuste, il a nourri ses siècles florissants,
Fait bouillonner la sève en ses membres puissants,
Et respiré le ciel avec sa tête sombre.

Mais ses plus fiers rameaux sont morts, squelettes noirs
Sinistrement dressés sur sa couronne verte ;
Et dans la profondeur de sa poitrine ouverte
Les larves ont creusé de vastes entonnoirs,

La sève du printemps vient irriter l’ulcère
Que suinte la torpeur de ses âcres tissus.
Tout un monde pullule en ses membres moussus,
Et le fauve lichen de sa rouille l’enserre.

Sans cesse un bois inerte et qui vécut en lui
Se brise sur son corps et tombe. Un vent d’orage
Peut finir de sa mort le séculaire ouvrage,
Et peut-être qu’il doit s’écrouler aujourd’hui.

Car déjà la chenille aux anneaux d’émeraude
Déserte lentement son feuillage peu sûr ;
D’insectes soulevant leurs élytres d’azur
Tout un peuple inquiet sur son écorce rôde ;

Dès hier, un essaim d’abeilles a quitté
Sa demeure d’argile aux branches suspendue ;
Ce matin, les frelons, colonie éperdue,
Sous d’autres pieds rameux transportaient leur cité ;

Un lézard, sur le tronc, au bord d’une fissure,
Darde sa tête aiguë, observe, hésite, et fuit ;
Et voici qu’inondant l’arbre glacé, la nuit
Vient hâter sur sa chair la pâle moisissure.


(Les Poèmes dores.)
LES CERFS


Aux vapeurs du matin, sous les fauves ramures
Que le vent automnal emplit de longs murmures,
Les rivaux, les deux cerfs, luttent dans les huiliers.
Depuis l’heure du soir où leur fureur errante
Les entraîna tous deux vers la biche odorante,
Ils se frappent l’un l’autre à grands coups d’andouillers.

Suants, fumants, en feu, quand vint l’aube incertaine,
Tous deux sont allés boire ensemble a la fontaine,
Puis d’un choc plus terrible ils ont mêlé leurs bois.
Leurs bonds dans les taillis font le bruit de la grêle ;
Ils halètent, ils sont fourbus, leur jarret grêle
Flageole du frisson de leurs prochains abois.

Et cependant, tranquille et sa robe lustrée,
La biche au ventre clair, la bête désirée,
Attend ; ses jeunes dents mordent les arbrisseaux ;
Elle écoute passer les souffles et les raies ;
Et, tiède dans le vent, la fauve odeur des mâles
D’un prompt frémissement effleure ses naseaux.

Enfin, l’un des deux cerfs, celui que la nature
Arma trop faiblement pour la lutte future,
S’abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
L’œil terne, il a léché sa mâchoire brisée,
Et la mort vient déjà, dans l’aube et la rosée,
Apaiser par degrés son poitrail pantelant.

Douce aux destins nouveaux, son âme végétale
Se disperse aisément dans la forêt natale ;
L’universelle vie accueille ses esprits :
Il redonne à la terre, aux vents aromatiques,
Aux chênes, aux sapins, ses nourriciers antiques,
Aux fontaines, aux fleurs, tout ce qu’il leur a pris.

Telle est la guerre au sein des forêts maternelles.
Qu’elle ne trouble point nos sereines prunelles :
Ce cerf vécut et meurt selon de bonnes lois,
Car son âme confuse et vaguement ravie
A dans les jours de paix goûté la douce vie ;
Son âme s’est complu, muette, au sein des bois.


Au sein dos bois sacrés le temps coule limpide,
La peur est ignorée et la mort est rapide ;
Aucun être n’existe ou ne périt en vain.
Et le vainqueur sanglant qui brame à la lumière,
Et que suit désormais la biche douce et fière,
A les reins et le cœur bons pour l’œuvre divin.

L’Amour, l’Amour puissant, la Volupté féconde,
Voilà le dieu qui crée incessamment le monde,
Le père de la vie et des destins futurs !
C’est par l’Amour fatal, par ses luttes cruelles,
Que l’univers s’anime en des formes plus belles,
S’achève et se connaît en des esprits plus purs.


(Les Poèmes dorés.)


LA MORT DU SINGE


Dans la serre vitrée où de rigides plantes,
Filles d’une jeune île et d’un lointain soleil,
Sous un ciel toujours gris, sommeillant sans réveil,
Dressent leurs dards aigus et leurs floraisons lentes,

Lui, tremblant, secoué par la fièvre et la toux,
Tordant son triste corps sur des lambeaux de laine,
Entre ses longues dents pousse une rauque baleine
Et sur son sein velu croise ses longs bras roux.

Ses yeux vides de crainte et vides d’espérance
Entre eux et chaque chose ignorent tout lien ;
Ils sont empreints, ces yeux qui ne regardent rien,
De la douceur que donne aux brutes la souffrance.

Ses membres presque humains sont brûlants et frileux ;
Ses lèvres, en s’ouvrant, découvrent les gencives ;
Et, comme il va mourir, ses paumes convulsives
Ont caché pour jamais ses pouces musculeux.

Mais voici qu’il a vu le soleil disparaître
Derrière les huniers assemblés dans le port ;
Il l’a vu : son front bas se ride sous l’effort
Qu’il tente brusquement pour rassembler son être.

Songe-t-il que, parmi ses frères forestiers,
Alors qu’un chaud soleil descendait des cieux calmes,

Repu du lait des noix et couché sur les palmes,
Il s’endormit heureux dans ses frais cocotiers,

Avant qu’un grand navire, allant vers des mers froides,
L’emportât au milieu des clameurs des marins,
Pour qu’un jour, dans le vent qui lui mordit les reins,
La toile, au long des mâts, glaçât ses membres roides ?

A cause de la fièvre aux souvenirs vibrants
Et du jeûne qui donne aux âmes l’allégeance,
Grâce à cette suprême et brève intelligence
Qui s’allume si claire au cerveau des mourants,

Ce muet héritier d’une race stupide
D’un rêve unique emplit ses esprits exaltés :
Il voit les bons soleils de ses jeunes étés,
Il abreuve ses yeux de leur flamme limpide.

Puis une vague nuit pèse en son crâne épais.
Laissant tomber sa nuque et ses lourdes mâchoires,
Il râle. Autour de lui croissent les ombres noires :
Minuit, l’heure où l’on meurt, lui versera la paix.


(Les Poèmes dorés.)
  1. Xavier De Ricard, Anatole France et le Parnasse Contemporain (Revue des Revues), 1er février 1902
  2. Depuis quelque temps, M. France semble être descendu de sa « librairie » pour marcher vers le peuple. Dans le Matin du 13 août 1904, M. Louis Vauxcelles cite de lui des paroles qui permettraient de conclure que son pyrrhonisme a pris fin : « L’instinct du peuple a des lumières qui dépassent celles des savants… C’est lui, le peuple, qui élabore la foi de l’avenir ; il esquisse confusément le signe de la religion nouvelle. La foule ignorante crée le divin avec une patience auguste, avec la lenteur des forces naturelles… » W.