Anthologie des poètes français contemporains/Amiel Frédéric

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 98-100).







Bibliographie. — Les Grains de mil (1854) ; — Il Penseroso (1858) ; — La Part du rêve (1863) ; — Les Etrangères (1876) ; — Charles le Téméraire, romancero historique (1877) ; — Jour à jour (1880) ; — Journal intime, 2 volumes (1883-1884).

Jour à jour a été édité à Paris par G. Fischbacher.

Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) fut professeur à l’Université de Genève. Peu connu comme poète, il doit sa célébrité à la publication de son Journal intime. « Amiel est un exemplaire accompli d’une certaine variété d’âmes modernes… Comme Taine et comme Renan, il fut imbu des idées germaniques, et il tenta de les accommoder aux exigences de son éducation toute latine. Comme Stendhal, comme Flaubert, comme tant d’autres moins illustres, il subit les conséquences de l’abus de l’esprit d’analyse. Comme Leconte de Lisle et comme Baudelaire, il tenta de s’enfuir dans le rêve, ayant trop souffert de la vie. Seulement, des conditions de milieu et de tempérament firent que ces tendances diverses n’eurent, dans Amiel, aucun contrepoids, en sorte qu’il laissa s’exagérer chez lui jusqu’à la maladie, et l’esprit germanique, et l’analyse, et le goût du songe. » (Paul Bourget.)

Frédéric Amiel a publié quatre recueils de vers : Les Grains de mil (1854), Il Penseroso (1858), Les Etrangères (1876) et Jour à jour (1880), qui contiennent plusieurs pièces d’un charme tout particulier.




TOUTE PENSÉE EST UNE FLEUR…


Toute pensée est une fleur
Unique en son espèce,
Qui naît, s’ouvre et brille, lueur
Dans notre nuit épaisse.


Elle paraît et disparait
Comme un rêve à l’aurore.
D’oii vient-elle ? C’est un secret.
Où va-t-elle ? On l’ignore.

Dans son éclat, dans sa fraîcheur,
Avant qu’elle nous laisse,
Embaumons-la, forme et couleur,
La frêle enchanteresse.

Toute pensée est une fleur
Unique en son espèce.


FIDÉLITÉ


C’était au premier jour d’avril.
Il m’en souvient, t’en souvient-il
De même ?
Un soir, sous le ciel, à genoux,
Vous m’avez dit ce mot si doux :
« Je t’aime ! »

Avril, peuplant l’air de chansons,
Gonflait prés, forêts et buissons
De sèves,
Quand le mot, tombé dans mon sein,
Y fit tourbillonner l’essaim
Des rêves.

Ce mot, qu’après tant de combats,
Heureux, nous redîmes tout bas
Ensemble,
Ce mot, par lequel fut lié
Mon cœur, l’auriez-vous oublié ?
Je tremble.

Vous m’avez dit : « Je reviendrai. »
Une femme à ce mot sacré
S’attache ;
Son cœur se donne sans retour,
Pour pouvoir demander l’amour
Sans tache.


La feuille a jauni dans les bois ;
L’oiseau s’est tu ; mois après mois
S’envole.
Votre cœur s’est-il endormi,
Quand le mien veille et souffre, ami ?..
Peur folle !

Je ne veux pas douter ; j’ai foi,
Bien que chacun autour de moi
S’étonne ;
Je ne puis pas douter, j’attends ;
Mon cœur ne connaît pas le temps
D’automne.

Mais ce long silence interdit…
« Je reviendrai, » m’avez-vous dit ;
C’est l’heure.
Te souviens-tu ?… je me souviens ;
Maître de ma vie, oh ! reviens,
Je pleure.