Anthologie des poètes français contemporains/Leconte de Lisle

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 76-97).







Bibliographie. — Poèmes antiques (1852) ; — Poèmes et Poésies (1854) ; — Le Chemin de la croix (1859) ; — Idylles de Théocrite, traduction (1861) ; — Odes anacréontiques, traduction (1861) ; — Poèmes barbares (1862) ; — Iliade, traduction (1866) ; — Odyssée, traduction (1867) ; — Hésiode, traduction (1869) ; — Les Hymnes orphiques, traduction (1869) ; — Le Catéchisme populaire républicain (1871) ; — Œuvres complètes d’Eschyle, traduction (1872) ; — Les Érinnyes, tragédie en deux parties, — musique de scène, introduction et intermèdes de Massenet, — représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon en janvier 1873 (1872) ; — Œuvres d’Horace, traduction (1873) ; — Œuvres de Sophocle, traduction (1877) ; — Œuvres d’Euripide, traduction (1885) ; — Poèmes tragiques (1886) ; — Discours de réception à l’Académie française (1887) ; — L’Apollonide, drame lyrique en trois parties et cinq tableaux, musique de F. Servais (1888) ; — Derniers Poèmes (1895).

Les œuvres de Leconte de Lisle ont été publiées par A. Lemerre.

Leconte de Lisle a publié dans quelques vieux journaux de Bretagne des vers qu’il a condamnés à l’oubli. Il a collaboré en outre au Sifflet, à la Phalange, au Parnasse Contemporain, à la Revue Européenne, au Nain jaune, à la Revue des Deux-Mondes, etc.

Charles-Marie-René Leconte de Lisle, né à Saint-Paul (île de la Réunion) le 22 octobre 1818, mort au hameau de Voisins, près de Louveciennes, le 18 juillet 1894, descendait par son père, chirurgien militaire, d’une famille d’origine bretonne. « L’une des branches de cette famille, établie à Saint-Denis, capitale de l’île de Bourbon, avait pris le nom de Lisle pour se distinguer de la branche restée en Bretagne. Sa mère, d’origine gasconne, descendait de la famille de Lanux, alliée aux comtes de Toulouse ; par sa mère, Leconte de Lisle était parent de Parny : le poète pessimiste était petit-neveu du gai poète du xviiie siècle. Élevé avec une grande sévérité par son père, qui voulait essayer sur lui les théories d’éducation de l’Émile de Rousseau, Leconte de Lisle souffrit cruellement de la discipline qui comprima sa jeunesse. On peut trouver là un premier germe de cet esprit de révolte qui s’épanouit si puissamment dans cette nature éprise de liberté et d’indépendance.

Sa première éducation terminée, son père, qui le destinait aux affaires, le fit voyager pour qu’il se créât une situation industrielle. Leconte de Lisle traversa l’Inde, parcourut les îles de la Sonde et put emplir ses yeux des merveilleux paysages qu’il devait décrire plus tard dans une langue si pleine et si riche. Mais il se sentait peu de goût pour les affaires et vint en France. Il s’établit d’abord à Rennes, où il compléta son instruction et concentra son ardeur d’apprendre sur l’étude du grec, de l’italien et de l’histoire, qu’il aimait passionnément depuis son enfance. En même temps, il publiait quelques vers que l’on peut retrouver dans de vieux journaux de Bretagne. Il avait formé une petite société de journalistes, de musiciens et de poètes qui publiaient une petite feuille intitulée Le Sifflet. Il parcourut à pied la vieille terre bretonne avec son ami le peintre Théodore Rousseau, et faillit périr surpris par la marée au pied du Mont-Saint-Michel.

Leconte de Lisle retourna à deux ou trois reprises à son île natale, puis, en 1846, vint définitivement se fixer à Paris. Il fit d’abord partie du groupe fouriériste, où il avait des amis, parmi lesquels un créole de l’île Maurice, le phalanstérien Laverdant, qui le présenta à Victor Considérant. Il publia séparément dans la Phalange, la revue de Victor Considérant, ses premiers vers qui parurent plus tard en volume. La Vénus de Milo, qui fut sa pièce de début, excita un grand enthousiasme parmi les jeunes littérateurs d’alors, Louis Ménard, Lacaussade, Thalès Bernard, etc., qui devinrent ses amis. La Démocratie pacifique, journal quotidien, succéda à la Phalange, et Leconte de Lisle fut chargé de lire les manuscrits adressés au journal ; mais son extrême sévérité pour le stylo le rendit impossible. Il continua cependant à y publier des vers, et deux ou trois nouvelles qui se ressentent de l’influence de Bernardin de Saint-Pierre. À cette époque, le poète fréquentait assidûment un petit cercle d’amis qui s’adonnaient avec passion à l’étude du grec et de la civilisation antique : en 1842, Banville avait fait paraître les Cariatides, et Louis Ménard le Prométhée délivré ; Thalès Bernard, de son côté, avait traduit le Dictionnaire mythologique de Jacobi, qui présentait les dieux grecs sous leur forme véritable. Toutes ces influences agiront sur le jeune poète qui allait renouveler avec plus de largeur et plus de force la tentative d’André Chénier. La révolution de 1848 vint le distraire momentanément de la poésie. Républicain ardent comme ses amis, il se jeta avec enthousiasme dans la mêlée. Le Club des Clubs le délégua pour préparer les élections en Bretagne ; mais ses efforts ne furent pas couronnés de succès, et le Club l’abandonna à Dinan sans argent.

Il revint à Paris, très désillusionné sur le compte du peuple, mais toujours aussi passionné pour son idéal artistique. Il n’abandonnait d’ailleurs aucune de ses convictions. L’Assemblée ayant décrétô l’abolition de l’esclavage dans les colonies, il prit l’initiative d’une lettre envoyée par les créoles aux représentants du peuple pour les féliciter de cette mesure, qui était la ruine pour lui. Son frère, qui administrait la fortune et les plantations paternelles à Pile de Bourbon, fut si irrité qu’il se brouilla avec lui. À partir de ce jour, le poète cessa de recevoir la petite pension que lui faisait sa famille et dut se débattre contre la misère. Cependant la République trahissait toutes ses espérances, et, sans renoncer à ses convictions, Leconte de Lisle abandonnait la société des hommes politiques pour se consacrer tout à la poésie et à la littérature.

C’est en 1852 que parut son premier volume de vers, les Poèmes antiques, chez l’éditeur Marc Ducloux. Avec un sens profondément juste de l’antique, dans une forme impeccable, le poète tentait de retremper au contact de la Grèce la poésie française qu’il jugeait abâtardie ; le livre était précédé d’une préface, véritable manifeste littéraire très curieux à relire. Selon lui, Homère, Eschyle et Sophocle représentent la poésie dans sa vitalité. Depuis eux, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. Le poète répudiait l’esthétique moderue et voulait revenir sur le mouvement classique et romantique pour restituer aux poètes la direction de l’âme humaine. La préface fut vivement critiquée, mais gagna à Leconte de Lisle des fidèles dont l’admiration devait devenir contagieuse. Victor Hugo lui-même en fut frappé et le dit au poète, qu’il s’attacha ainsi par une amitié inaltérable. En 1854 parurent les Poèmes et Poésies ; en 1859, Le Chemin de la croix ; et en 1862, les Poèmes barbares. La même année, Leconte de Lisle commença une série de traductions qui le firent vivement discuter et contribuèrent par là à sa notoriété plus même que ses vors. La traduction des Idylles de Théocrite parut dès 1861, ainsi que celle des Odes anacréontiques. Celle de l’Iliade fut publiée en 1866 ; elle se poursuivit en 1867 par l’Odyssée. En 1869 suivirent Hésiode et les Hymnes orphiques ; en 1872, les Œuvres complètes d’Eschyle ; en 1873, Horace ; en 1877, Sophocle ; enfin, en 1885, Euripide. L’auteur traduisit littéralement le texte grec pour en rendre le plus exactement possible la couleur ; mais son système de reproduction littérale des noms propres, tels que Agamemnôn, Akhilleus, Orestès, Klytaimnestra, fut jugé excessif et fit très injustement contester la valeur et la forte originalité des traductions. » (Ph. Berthelot.)

Tout ce travail, pas plus que ses vers, n’avait enrichi le poète, dont la vie restait bien difficile. Cependant toute une école s’était groupée autour de lui : Léon Dierx, José-Maria de Heredia, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, François Coppée, Henry Cazalis, Georges Lafenestre, Anatole France, Emmanuel des Essarts, Albert Mérat, Léon Valade, Xavier de Ricard, André Lemoyne, Paul Verlaine, Villiers de L’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Armand Silvestre, l’Hellène Louis Ménard, d’Hervilly, etc. C’étaient les Parnassiens, qui, vers 1866, avaient commencé de se réunir chez M. Catulle Mendès, chez les parents de M. Xavier de Ricard, chez l’éditeur Lemerre. Ils se trouvaient chaque semaine chez Banville et surtout chez Leconte de Lisle, où l’on voyait aussi Théodore de Banville, le doux Asselineau et l’éditeur Lemerre. À cette époque, le poète demeurait au quartier des Invalides. « On grimpait chez lui, nous dit M. Xavier de Ricard, à la file indienne, par un étroit escalier. C’était le maître lui-même, généralement, qui ouvrait, emplissant la porte de sa massive carrure, son monocle à l’œil, et tempérant d’un sourire de bienvenue la menace d’ironie, toujours vibrante à ses lèvres tendues en arc sur leurs deux commissures. Deux pièces, petites et d’un modeste ameublement, étaient livrées aux poètes. Dans la première se tenait d’ordinaire Mme  Leconte de Lisle, d’aimable accueil et qui, gracieuse, un peu frêle, blottie en une attitude presque nostalgique de créole en ce coin de canapé où elle se plaisait, avait l’air distrait, sinon effarouché, d’un oiseau des îles, qui voudrait qu’on le laissât rêver aux fleurs et aux fruits de là-bas… Comment se passaient les soirées ? On y récitait et on y disait beaucoup de vers. Naturellement, chaque poète avait hâte — bien qu’il ne le fit souvent qu’en tremblant un peu — de soumettre son dernier poème au maître, et aussi aux camarades, et ce n’est pas sans angoisse que, tout en récitant ou tout en lisant, il observait de temps en temps, à la dérobée, le terrible monocle et les lèvres, plus terribles encore, du grandjuge. Villiers de L’Isle-Adam y jouait et mimait souvent quelque nouvel épisode de sa lantastique épopée de Tribulat Bonhomet, ou quelques scènes d’une de ses souveraines évocations dramatiques, Elen ou Axël… Mais les « soirées de grands galas », celles où tout le monde se pressait dans les deux salons du poète, — c’étaient celles pour lesquelles il avait annoncé la lecture de quelque poètae qu’il venait de terminer ou quelque fragment d’un poème en train. C’est ainsi que nous entendîmes le Lévrier de Magnus, le Kaïn et quelques vers de ses États du Diable, laissés inachevés… » (Petits Mémoires d’un Parnassien.)

Cependant la situation du poète restait très précaire. Aucun des poètes d’alors ne connaissait la « grosse vente », et Leconte de Lisle, fuyant la popularité, avait mis son orgueil à pratiquer le conseil de Théophile Gautier :


La foule est comme l’eau qui fuit les hauts sommets ;
Où son niveau n’est pas. elle n’atteint jamais.
Sans prendre pour lui plaire une peine perdue,
Ne mets pas d’escalier à ta pensée ardue.


Aussi en 1866, au moment de la publication du Parnasse, les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’avaient pas réussi à étendre dans tout le monde lettré la notoriété de Leconte de Lisle. Ce n’était pas son œuvre seulement qui était ignorée, c’était son nom, — « si bien que, dans ses premières polémiques contre le Parnasse, la critique était souvent embarrassée pour l’orthographier : elle écrivait Lecomte de Lille, Leconte Delille, et même Le Comte ».

Enfin, en 1870, la célébrité étant venue, l’Empire lui offrit une pension de 300 francs par mois. « La République lui conserva cette pension et y ajouta, en 1872, le poste de sous-bibliothécaire au Sénat, où le poète fut logé. C’était la vie assurée désormais. Libre de travailler à ses heures, Leconte de Lisle eut l’idée d’aborder le théâtre. Il composa une trilogie eschylienne, les Érinnyes (1872), qui fut jonéo au mois de janvier 1873, à l’Odéon, où elle a été reprise avec succès. Cependant l’Odéon ne voulut pas monter le second drame du poète, l’Apollonide (1888). En 1884, les Poèmes tragiques avaient paru et obtenu le prix Jean Reynaud, de 10,000 francs, à l’Académie française. Ils contenaient des pièces d’une forme plus parfaite encore que les recueils précédents et manifestaient plus hautement que jamais le pessimisme du poète et son dégoût de la vie… En 1873, Leconte de Lisle s’était présenté à l’Académie française pour le fauteuil du P. Gratry. Il se représenta en 1877 et n’eut que la voix de Victor Hugo et celle d’Auguste Barbier. Victor Hugo vota pour lui avec ostentation, et le candidat déclara que ce suffrage lui suffisait pour se considérer comme élu. À la mort de Victor Hugo et conformément au désir formel de celui-ci, — exemple curieux de la vénération qu’il inspirait, — l’Académie nomma Leconte de Lisle pour le remplacer (1886). Il fut reçu, le 31 mars 1887, par Alexandre Dumas fils, qui ne l’aimait pas et le dit, dans un discours qui fit sensation ; il lui reprocha son pessimisme, disant que, s’il aspirait si fort après le néant, il dépendait de lui d’y entrer ; il lui reprochait d’ôter à la poésie le sentiment ; de s’être débarrassé de l’inquiétude de Dieu et de la vie future ; enfin, de ne pas avoir été troublé par la femme : en résumé, il le blâmait de rester impassible devant l’homme et la nature. Ces reproches ont été répétés depuis par un certain nombre de critiques…

Pendant les dernières années de sa vie, Leconte de Lisle a continué à préparer un nouveau volume de vers sur des sujets antiques. La Revue des Deux-Mondes en a publié à diverses reprises des pièces développées. Mais le travail lui devenait pénible, malgré sa régularité (il travaillait chaque matin de huit heures à onze), et son activité littéraire se ralentissait. Il continuait cependant à recevoir les poètes de la jeune génération avec une bienveillance affectueuse que cachaient mal son air ironique et sa sérénité, et son esprit garda jusqu’à la fin sa vivacité… Un peu fatigué par l’influenza, il se décida, au début de l’été de 1894, à aller se reposer dans la propriété d’un ami, à Louveciennes, où il s’éteignit doucement.

Le caractère littéraire de Leconte de Lisle est d’une unité et d’une simplicité admirables. Il a vécu en dehors et au-dessus des passions humaines pour un idéal d’art qu’il a poursuivi toute sa vie, sans aucune défaillance. Cette vie austère, cette attitude si haute, la probité scrupuleuse de son grand talent, ce souci de la perfection, sont d’une belle qualité intellectuelle. Il a été longtemps tenu à l’écart, peu connu de la foule, car il dédaignait la réclame. Au milieu des visions radieuses qu’il évoquait dans le silence et la retraite, il dédaignait la vie éphémère dont les apparences se déroulaient autour de lui. La poésie fut pour lui une sorte de religion, et c’est le seul dieu qu’il ait jamais adoré. Ce qui frappe tout d’abord dans son œuvre, ce sont des vers d’une splendeur précise et une imperturbable sérénité. On a dit qu’il avait créé l’école des « impassibles », et, nous venons de le voir, certains critiques lui ont reproché de manquer de sensibilité ; le public va d’instinct à la poésie personnelle où il cherche des vers à son adresse ; il n’entend rien aux poèmes hindous, hébraïques, grecs, Scandinaves, du poète des religions ; il ne comprend pas qu’un poète s’isole et se désintéresse de son siècle. La perfection constante des vers de Leconte de Lisle, qui procure aux gens du métier an plaisir sans mélange, ne lui semble qu’un magnifique et froid exercice de rhétorique. Si l’on va plus au fond des choses, on constate qu’il est peu de poètes plus modernes et qui incarnent mieux les négations de l’âme moderne. Leconte de Lisle est un grand pessimiste et un impie réfugié dans la contemplation esthétique ; révolté contre l’inanité du monde, mais ébloui de la beauté des apparences, indigné des monstruosités des religions et des injustices de l’histoire, mais séduit par la variété de leurs décors, méprisant l’humanité et l’aimant, — il a traduit tous ces sentiments avec une profondeur et une perfection sans égales. » (Ph. Berthelot.) « Alors que d’autres se crurent quittes envers l’art et envers eux-mêmes, quand ils eurent poussé tel quel le cri arraché à leur chair sanglante par le hasard des heures mauvaises, Leconte de Lisle se haussa toujours jusqu’à une parole d’humanité universelle et voulut que toute glose devînt inutile en éliminant de ses poèmes une allusion indiscrète aux événements particuliers qui leur avaient donné naissance… Il refusait fièrement d’avertir et d’apitoyer… Gœthe ou Flaubert ne se fussent point émerveillés d’une telle esthétique aussi aisément que le put faire Alexandre Dumas… Loin de déceler que le poète eût été incapable de se donner à lui-même une explication du monde, elle révèle un effort héroïque pour projeter dans l’infini et dans l’éternel ce qui fut auparavant le tressaillement momentané de l’individu… » (Pierre Quillard, Mercure de France, août 1894.)




SURYA
HYMNE VÉDIQUE


Ta demeure est an bord des océans antiques.
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Sur ta face divine et ton dos écumant
L’abîme primitif ruisselle lentement.
Tes cheveux qui brûlaient au milieu des nuages,
Parmi les rocs anciens déroulés sur les plages,
Pendent en noirs limons, et la boule des mers
Et les vents infinis gémissent au travers.
Sûryâ ! Prisonnier de l’ombre infranchissable,
Tu sommeilles couché dans les replis du sable.
Une haleine terrible habite en tes poumons ;
Elle trouble la neige errante au flanc des monts ;
Dans l’obscurité morne en grondant elle affaisse
Les astres submergés par la nuée épaisse,
Et fait monter en chœur les soupirs et les voix
Qui roulent dans le sein vénérable des bois.

Ta demeure est au bord des océans antiques,
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Elle vient, elle accourt, ceinte de lotus blancs,
L’Aurore aux belles mains, aux pieds étincelants ;
Et tandis que, songeur, près des mers tu reposes,
Elle lie au char bleu les quatre vaches roses.
Vois ! Les palmiers divins, les érables d’argent,
Et les frais nymphéas sur l’eau vive nageant,
La vallée où pour plaire entrelaçant leurs danses
Tournent les Apsaras en rapides cadences,
Par la nue onduleuse et molle enveloppés,

S’éveillent, de rosée et de flamme trempés.
Pour franchir des sept cieux les larges intervalles,
Attelle au timon d’or les sept fauves cavales,
Secoue au vent des mers un reste de langueur,
Éclate, et lève-toi dans toute ta vigueur !

Ta demeure est au bord des océans antiques,
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Mieux que l’oiseau géant qui tourne au fond des cieux,
Tu montes, ô guerrier, par bonds victorieux ;
Tu roules comme un fleuve, ô Roi, source de l’Être !
Le visible infini que ta splendeur pénètre,
En houles de lumière ardemment agité,
Palpite de ta force et de ta majesté.
Dans l’air flambant, immense, oh ! que ta route est belle
Pour arriver au seuil de la nuit éternelle !
Quand ton char tombe et roule au bas du firmament,
Que l’horizon sublime ondule largement !
Ô Sûryâ ! Ton cœur lumineux vers l’eau noire
S’incline, revêtu d’une robe de gloire ;
L’abîme te salue et s’ouvre devant toi :
Descends sur le profond rivage et dors, ô Roi !
Ta demeure est au bord des océans antiques,
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Guerrier resplendissant, qui marches dans le ciel
À travers l’étendue et le temps éternel ;
Toi qui verses au sein de la terre robuste
Le fleuve fécondant de ta chaleur auguste,
Et sièges vers midi sur les brûlants sommets,
Roi du monde, entends-nous, et protège à jamais
Les hommes au sang pur, les races pacifiques
Qui te chantent au bord des océans antiques !

(Poèmes antiques.)


L’ENFANCE D’HÉRAKLÈS


Oriôn, tout couvert de la neige du pôle,
Auprès du Chien sanglant montrait sa rude épaule ;
L’ombre silencieuse au loin se déroulait.

Alkmène ayant lavé ses fils, gorgés de lait,
En un creux bouclier à la bordure haute,
Héroïque berceau, les coucha côte à côte,
Et, souriant, leur dit : « Dormez, mes bien-ainiés.
Beaux et pleins de santé, mes chers petits, dormez.
Que la Nuit bienveillante et les Heures divines
Charment d’un rêve d’or vos âmes enfantines ! »
Elle dit, caressa d’une légère main
L’un et l’autre enlacés dans leur couche d’airain,
Et la fit osciller, baisant leurs frais visages,
Et conjurant pour eux les sinistres présages.
Alors, le doux Sommeil, en effleurant leurs yeux,
Les berça d’un repos innocent et joyeux.
Ceinte d’astres, la Nuit, au milieu de sa course,
Vers l’occident plus noir poussait le char de l’Ourse.
Tout se taisait, les monts, les villes et les bois,
Les cris du misérable et le souci des rois.
Les Dieux dormaient, rêvant l’odeur des sacrifices ;
Mais, veillant seule, Héra, féconde en artifices,
Suscita deux dragons écaillés, deux serpents
Horribles, aux replis azurés et rampants,
Qui devaient étouffer, messagers de sa haine,
Dans son berceau guerrier l’Enfant delà Thébaine.

Ils franchissent le seuil et son double pilier,
Et dardent leur œil glauque au fond du bouclier.
lphiklès, en sursaut, à l’aspect des deux bêtes,
De la langue qui siffle et des dents toutes prêtes,
Tremble, et son jeune cœur se glace, et, pâlissant,
Dans sa terreur soudaine il jette un cri perçant,
Se débat, et veut fuir le danger qui le presse ;
Mais Héraklès, debout, dans ses langes se dresse,
S’attache aux deux serpents, rive à leurs cous visqueux
Ses doigts divins, et fait, en jouant avec eux,
Leurs globes élargis sous l’étreinte subite
Jaillir comme une braise au delà de l’orbite.
Ils fouettent en vain l’air, musculeux et gonflés,
L’enfant sacré les tient, les secoue étranglés,
Et rit en les voyant, pleins de rage et de bave,
Se tordre tout autour du bouclier concave.
Puis il les jette morts le long des marbres blancs,

Et croise pour dormir ses petits bras sanglants.
Dors, justicier futur, dompteur des anciens crimes,
Dans l’attente et l’orgueil de tes faits magnanimes,’
Toi que les pins d’Oita verront, bûcher sacré,
La chair vive, et l’esprit par l’angoisse épuré,
Laisser, pour être un Dieu, sur la cime enflammée
Ta cendre et ta massue et la peau de Némée.


(Poèmes antiques.)


NOX


Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux ;
L’oiseau silencieux s’endort dans les rosées,
Et l’étoile a doré l’écume des flots bleus.
Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages,
Une molle vapeur efface les chemins ;
La lune tristement baigne les noirs feuillages ;
L’oreille n’entend plus les murmures humains.
Mais sur le sable au loin chante la mer divine,
Et des hautes forêts gémit la grande voix,
Et l’air sonore, aux cieux que la nuit illumine,
Porte le chant des mers et le soupir des bois.
Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel !
Montez, et demandez aux étoiles sereines
S’il est pour les atteindre un chemin éternel.
O mers, ô bois songeurs, voix pieuse du monde,
Vous m’avez répondu durant mes jours mauvais ;
Vous avez apaisé ma tristesse inféconde,
Et dans mon cœur aussi vous chantez à jamais !

(Poèmes antiques.)


L’ECCLÉSIASTE


L’Ecclésiaste a dit : « Un chien vivant vaut mieux
Qu’un lion mort. » Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.


Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d’un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d’ivoire.

Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi,
L’irrévocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d’un seul bond s’engloutirait en elle !

Moi, toujours, à jamais, j’écoute, épouvanté,
Dans l’ivresse et l’horreur de l’immortalité,
Le long rugissement de la Vie éternelle.


(Poèmes barbares.)


LE CŒUR DE HIALMAR


Une nuit claire, un vent glacé. La neige est rouge.
Mille braves sont là qui dorment sans tombeaux,
L’épée au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge.
Au-dessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux.

La lune froide verse au loin sa pale flamme.
Hialmar se soulève entre les morts sanglants,
Appuyé des deux mains au tronçon de sa lame.
La pourpre du combat ruisselle de ses flancs.

— Holà ! Quelqu’un a-t-il encore un peu d’haleine,
Parmi tant de joyeux et robustes garçons
Qui, ce matin, riaient et chantaient à voix pleine
Comme des merles dans l’épaisseur des buissons ?

Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure
Est trouée, et la hache a fait sauter ses clous.
Mes yeux saignent. J’entends un immense murmure
Pareil aux hurlements de la mer ou des loups.

Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d’hommes !
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.
Xu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon cœur tout chaud à la fille d’Ylmer.

Dans Upsal, où les Jarls boivent la bonne bière,
Et chantent, en heurtant les cruches d’or, en chœur,

A tire-d’aile vole, 6 rôdeur de bruyère !
Cherche ma fiancée et porte-lui mon cœur.

Au sommet de la tour que hantent les corneilles
Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs.
Deux anneaux d’argent fin lui pendent aux oreilles,
Et sea yeux sont plus clairs que l’astre des beaux soirs

Va, sombre messager, dis-lui bien que je l’aime,
Et que voici mon cœur. Elle reconnaîtra
Qu’il est rouge et solide, et non tremblant et blême ;
Et la fille d’Ylmer, Corbeau, te sourira !

Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures.
J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m’asseoir parmi les dieux, dans le soleil !


(Poèmes barbares.)


LES ELFES


Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Du sentier des bois aux daims familier,
Sur un noir cheval, sort un chevalier.
Son éperon d’or brille en la nuit brune ;
Et, quand il traverse un rayon de lune,
On voit resplendir, d’un reflet changeant,
Sur sa chevelure un casque d’argent.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Ils l’entourent tous d’un essaim léger
Qui dans l’air muet semble voltiger.
— Hardi chevalier, par la nuit sereine,
Où vas-tu si tard ? dit la jeune Reine.
De mauvais esprits hantent les forêts ;
Viens danser plutôt sur les gazons frais.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

— Non ! ma fiancée aux yeux clairs et doux
M’attend, et demain nous serons époux.
Laissez-moi passer, Elfes des prairies,
Qui foulez en rond les mousses fleuries ;
Ne m’attardez pas loin de, mon amour,
Car voici déjà les lueurs du jour. —

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

— Reste, chevalier. Je te donnerai
L’opale magique et l’anneau doré,
Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filée au clair de la lune.
— Non ! dit-il. — Va donc ! — Et de son doigt blanc Elle touche au cœur le guerrier tremblant.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Et sous l’éperon le noir cheval part.
Il court, il bondit et va sans retard ;
Mais le chevalier frissonne et se penche ;
Il voit sur la route une forme blanche
Qui marche sans bruit et lui tend les bras :
— Elfe, esprit, démon, ne m’arrête pas ! —

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

— Ne m’arrête pas, fantôme odieux !
Je vais épouser ma belle aux doux yeux.
— O mon cher époux, la tombe éternelle
Sera notre lit de noce, dit-elle.
Je suis morte ! — Et lui, la voyant ainsi,
D’angoisse et d’amour tombe mort aussi.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes jpyeux dansent sur la plaine.


(Poèmes barbares.)

LES HURLEURS


Le soleil dans les flots avait noyé ses flammes,
La ville s’endormait aux pieds des monts brumeux.
Sur de grands rocs lavés d’un nuage écumeux
La mer sombre en grondant versait ses hautes lames.

La nuit multipliait ce long gémissement.
Nul astre ne luisait dans l’immensité nue ;
Seule, la lune, pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe oscillait tristement.

Monde muet, marqué d’un signe de colère,
Débris d’un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l’océan polaire.

Sans borne, assise au Nord, sous les cieux étouffants,
L’Afrique, s’abritant d’ombre épaisse et de brume,
Affamait ses lions dans le sable qui fume,
Et couchait près des lacs ses troupeaux d’éléphants.

Mais sur la plage aride, aux odeurs insalubres,
Parmi des ossements de bœufs et de chevaux,
De maigres chiens, épars, allongeant leurs museaux,
Se lamentaient, poussant des hurlements lugubres.

La queue en cercle sous leurs ventres palpitants,
L’œil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,
Accroupis çà et là, tous hurlaient, immobiles,
Et d’un frisson rapide agités par instants.

L’écume de la mer collait sur leurs échines
De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir ;
Et, quand les flots par bonds les venaient assaillir,
Leurs dents blanches claquaient sous leurs rouges babines.

Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés ?


Je ne sais ; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages,
Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J’entends toujours, du fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages !


(Poèmes barbares.)


LES ÉLÉPHANTS


Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l’antre éloigné de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L’air épais où circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l’écaille étincelle.

Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l’on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit, -
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine ;
Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l’œil clos. Leur ventre bat et fume,

Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume ;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu’importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ?
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s’abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l’hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité ;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.


(Poèmes barbares.)


LE SOIR D’UNE BATAILLE



Tels que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et haletants, par les boulets troués,
En d’épais tourbillons pleins de clameurs sauvages.

Sous un large soleil d’été, de l’aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes,
Longs murs d’hommes, ils ont poussé leurs sombres lignes.
Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir,

Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l’œil de haine chargé.
Le fer d’un sang fiévreux à l’aise s’est gorgé ;
La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.

Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,
Les poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches,
Dans la mort furieuse étendus par milliers.

La pluie, avec lenteur lavant leurs pâles faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux ;


Et par la morne plaine où tourne un vol d’oiseaux
Le ciel d’un soir sinistre estompe au loin leurs masses.

Tous les cris se sont tus, les râles sont poussés.
Sur le sol bossue de tant de chair humaine,
Aux dernières lueurs du jour on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés ;

Et là-bas, du milieu de ce massacre immense,
Dressant son cou roidi, percé de coups de feu,
Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu,
Que la nuit fait courir à travers le silence.

O boucherie ! ô soif du meurtre ! acharnement
Horrible ! odeur des morts qui suffoques et navres !
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.

Mais, sous l’ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire !


(Poèmes barbares.)


LE VENT FROID DE LA NUIT


Lèvent froid de la nuit souffle à travers les branches
Et casse par moments les rameaux desséchés ;
La neige, sur la plaine où les morts sont couchés,
Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.

En ligne noire, au bord de l’étroit horizon,
Un long vol de corbeaux passe en rasant la terre,
Et quelques chiens, creusant un tertre solitaire,
Entre-choquent les os dans le rude gazon.

J’entends gémir les morts sous les herbes froissées.
O pâles habitants de la nuit sans réveil,
Quel amer souvenir, troublant votre sommeil,
S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?

Oubliez, oubliez ! Vos cœurs sont consumés ;
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
O morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !


Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !

Mais, ô songe ! Les morts se taisent dans leur nuit.
C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture,
C’est ton morne soupir, implacable nature !
C’est mon cœur ulcéré qui pleure et qui gémit.

Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.
A quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ?
Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir,
Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne.

Encore une torture, encore un battement.
Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ;
Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,
Sur tant de vanité croit éternellement.


(Poèmes antiques.)


LE NAZARÉEN


Quand le Nazaréen, en croix, les mains clouées,
Sentit venir son heure et but le vin amer,
Plein d’angoisse, il cria vers les sourdes nuées,
Et la sueur de sang ruissela de sa chair.

Mais dans le ciel muet de l’infame colline
Nul n’ayant entendu ce lamentable cri,
Comme un dernier sanglot soulevait sa poitrine,
L’homme désespéré courba son front meurtri.

Toi qui mourais ainsi dans ces jours implacables,
Plus tremblant mille fois et plus épouvanté,
O vivante Vertu ! que les deux misérables
Qui, sans penser à rien, râlaient à ton côté ;

Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ?
Ce n’était pas ton corps sur la croix desséché,
La jeunesse et l’amour, ta force et ton génie,
Ni l’empire du siècle à tes mains arraché.

Non ! Une voix parlait dans ton rêve, ô Victime !
La voix d’un monde entier, immense désaveu,

Qui te disait : — Descends de ton gibet sublime,
Pâle crucifié, tu n’étais pas un Dieu !

Tu n’étais ni le pain céleste, ni l’eau vive !
Inhabile pasteur, ton joug est délié !
Dans nos cœurs épuisés, sans que rien lui survive,
Le Dieu s’est refait homme, et l’homme est oublié !

Cadavre suspendu vingt siècles sur nos têtes,
Dans ton sépulcre vide il faut enfin rentrer.
Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ;
L’humanité virile est lasse de pleurer. —

Voilà ce que disait, à ton heure suprême,
L’écho des temps futurs, de l’abîme sorti ;
Mais tu sais aujourd’hui ce que vaut ce blasphème ;
O fils du charpentier, tu n’avais pas menti !

Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;
L’homme peut sans frémir rejeter ta mémoire,
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents ;

Tu peux, sur les débris des saintes cathédrales,
Entendre et voir, livide et le front ceint de fleurs,
Se ruer le troupeau des folles saturnales,
Et son rire insulter tes divines douleurs !

Car tu sièges auprès de tes Égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu ;
Les âmes, en essaims de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu !

Et comme aux jours altiers de la force romaine,
Comme au déclin d’un siècle aveugle et révolté,
Tu n’auras pas menti, tant que la race humaine
Pleurera dans le temps et dans l’éternité.


(Poèmes antiques.)


VILLANELLE


Une nuit noire, par un temps calme, sous l’Equateur,

Le Temps, l’Etendue et le Nombre
Sont tombés du noir firmament
Dans la mer immobile et sombre.


Suaire de silence et d’ombre,
La nuit efface absolument
Le Temps, l’Etendue et le Nombre.

Tel qu’un lourd et muet décombre,
L’Esprit plonge au vide dormant,
Dans la mer immobile et sombre.

En lui-même, avec lui, tout sombre,
Souvenir, rêve, sentiment,
Le Temps, l’Étendue et le Nombre,
Dans la mer immobile et sombre.


(Poèmes tragiques.)


LA CHASSE DE L'AIGLE



L’aigle noir aux yeux d’or, prince du ciel mongol,
Ouvre, dès le premier rayon de l’aube claire,
Ses ailes comme un large et sombre parasol.

Un instant immobile, il plane, épie et flaire.
Là-bas, au flanc du roc crevassé, ses aiglons
Erigent, affamés, leurs cous au bord de l’aire.

Par la steppe sans fin, coteau, plaine et vallons,
L’œil luisant à travers l’épais crin qui l’obstrue,
Pâturent, çà et là, des bardes d’étalons.

L’un d’eux, parfois, hennit vers l’aube ; l’autre rue
Ou quelque autre, tordant la queue, allègrement,
Pris de vertige, court dans l’herbe jaune et drue.

La lumière, en un frais et vif pétillement,
Croît, s’élance par jet, s’échappe par fusée,
Et l’orbe du soleil émerge au firmament.

A l’horizon subtil où bleuit la rosée,
Morne dans l’air brillant, l’aigle darde, anxieux,
Sa prunelle infaillible et de faim aiguisée.

Mais il n’aperçoit rien qui vole par les cieux,
Rien qui surgisse au loin dans la steppe aurorale,
Cerf ni daim, ni gazelle aux bonds capricieux.


Il fait claquer son bec avec un âpre râle ;
D’un coup d’aile irrité, pour mieux voir de plus haut,
Il s’enlève, descend et remonte en spirale.

L’heure passe, l’air brûle. Il a faim. A défaut
De gazelle ou de daim, sa proie accoutumée,
C’est de la chair, vivante ou morte, qu’il lui faut.

Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée
Autour de ses naseaux roses et palpitants,
Un étalon conduit la hennissante armée.

Quand il jette un appel vers les cieux éclatants,
La harde, qui tressaille à sa voix fière et brève,
Accourt, l’oreille droite et les longs crins flottants.

L’aigle tombe sur lui comme un sinistre rêve,
S’attache au col troué par ses ongles de fer
Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu’il crève.

Cabré, de ses deux pieds convulsifs battant l’air,
Et comme empanaché de la bête vorace,
L’étalon fuit dans l’ombre ardente de l’enfer.

Le ventre contre l’herbe, il fuit, et, sur sa trace,
Ruisselle de l’orbite excave un flux sanglant ;
Il fuit, et son bourreau le mange et le harasse.

L’agonie en sueur fait haleter son flanc ;
Il renâcle, et secoue, enivré de démence,
Cette grande aile ouverte et ce bec aveuglant.

Il franchit, furieux, la solitude immense,
S’arrête brusquement, sur ses jarrets ployé,
S’abat et se relève et toujours recommence,

Puis, rompu de l’effort en vain multiplié,
L’écume aux dents, tirant sa langue blême et sèche,
Par la steppe natale il tombe foudroyé.

Là, ses os blanchiront au soleil qui les sèche ;
Et le sombre Chasseur des plaines, l’aigle noir,
Retourne au nid avec un lambeau de chair fraîche.

Ses petits affamés seront repus ce soir.

(Poèmes tragiques.)