Anthologie des poètes français contemporains/Bouchor (Maurice)

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 517-525).




MAURICE BOUCHOR





Bibliographie. — Chez Fasquelle : Les Chansons joyeuses (1874) ; — Les Poèmes de l’amour et de la mer (1876) ; — Le Faust moderne, histoire humoristique en vers et en prose (1878) ; — Contes parisiens en vers (1880) ; — L’Aurore, Les Symboles, 1re série (1888). — Chez Flammarion : Tobie, légende biblique en vers et en cinq tableaux (1889) ; — Noël ou le Mystère de la Nativité, en vers (1890) ; — Trois Mystères : Tobie, Noël, sainte Cécile (1892) ; — Les Mystères d’Éleusis, pièce en quatre tableaux, en vers (1894) ; — Les Symboles, 2e série (1895) ; — Les Chansons de Shakespeare (1896) ; — Conte de Noël, un acte, en vers (1897) ; — Le Songe de Khizam ; — La Dévotion à saint André ; — Le Mariage de Papillonne ; — La Première Vision de Jeanne d’Arc ; — La Muse et l’Ouvrier ; — Y a-t-il deux morales ? — Chez Hachette : Chants populaires pour les écoles, 2 séries (1897) ; — Lecture et Récitation (1898) ; — La Chanson de Roland, traduction en vers (1898) ; — Philoctète ; — Vers la pensée et vers l’action (1899) ; — Quarante Chansons ; — Trente-Six Chansons de route. — Chez Delagrave : Morceaux choisis de Victor Hugo à l’usage des enfants. — Chez Armand Colin : Nausicaa. — Chez Simon Siné : Le Poème de la vie humaine, 2 séries ; — La Légende de sainte Cécile ; — L’Eau et le Vin ; — La Belle au bois dormant ; — L’Églantine et le Citoyen ; — A la recherche d’un juste. — M. Maurice Bouchor a publié en outre : La Messe en ré de Beethoven, compte rendu (1886) ; — Aux femmes d’Alsace (1897) ; — Dieu le veut, drame (épuisé et non réimprimé) ; — Michel Lando, drame (épuisé et non réimprimé). — Chez Simon Siné : Répertoire des lectures populaires (Corneille ; Racine ; Molière, 2 volumes ; Voltaire ; Saint-Simon ; Contes de Perrault ; Poèmes et Récits ; Regnard ; Shakespeare, 2 volumes ; Victor Hugo).

M. Maurice Bouchor a collaboré à de nombreux journaux et périodiques.

M. Maurice Bouchor est né le 16 novembre 1855. Après avoir débuté dès l’âge de dix-neuf ans par des poèmes où débordait la joie d’être, il se révéla, bientôt après, un autre poète, un poète du cœur, plein de tendresse pour la nature, de délicatesse en sa conception de la femme, et de douce mélancolie (1876, Les Poèmes de l’autour et de la mer).

Dans son Faust moderne, ayant mesuré « le vide et l’insuffisance des doctrines matérialistes », il traduit lui-même l’espèce de dépression morale et les réelles souffrances qu’entraînaient des théories pessimistes aussi peu faites pour lui… « Tiraillé entre son panthéisme mystique et sa recherche d’un Dieu personnel, il s’efforce de concilier ces tendances de manière à satisfaire à la fois son désir d’un entier repos de l’âme au sein de Dieu et le rêve d’une immortalité active consacrée au triomphe de la justice. »

Au tumulte des idées, nous dit-il, s’ajouta le conflit des sentiments, et de cette crise sortit l’Aurore.

De 1888 à 1895 enfin, il publia les Symboles, dont l'Épilogue, que nous reproduisons, représente l’aboutissant de sa pensée philosophique et religieuse. Après avoir comparé entre elles les diverses façons dont Dieu a été conçu à travers les âges, l’auteur finit par se dire que nulle foi religieuse ne doit être tout à fait fausse, car il serait trop cruel qu’on pût chercher de tout son cœur sans rien trouver, ni tout à fait vraie, car pas un être humain ne semble digne de posséder la vérité entière… « Dieu est trop loin de nous, et les faibles lueurs qui transparaissent à travers les voiles ’qui le cachent, sont changeantes, furtives et peut-être décevantes ; nul ne les voit toutes à la fois, et chacune d’elles ne peut que faire pressentir vaguement le foyer d’où elle rayonne. » Les plus profondes doctrines élaborées à travers les siècles ne sont donc que les images lointaines, les obscurs Symboles d’une sublime et inexprimable réalité. Ces symboles, il faut les aimer. L’auteur les groupe dans son livre, dont le titre est en même temps un acte de foi et un aveu d’ignorance, et il arrive à cette conclusion, où se résume son Épilogue : « Les plus hautes croyances, divisées sur tant de choses, s’unissent pour exiger impérieusement la pratique du bien. »

On sait que M. Maurice Bouchor a toujours montré un goût particulièrement vif pour la poésie populaire, qu’il essaye de restituer au peuple sous une forme nouvelle. Son Noël, un vrai petit chef-d’œuvre, essaye de ressusciter l’ancien Mystère. Les Poemes et Récits d’après de vieilles chansons de France sont également caractéristiques. Une autre tentative digne des plus grands éloges est faite par M. Maurice Bouchor pour hausser vers la beauté l’âme populaire : « Par des causeries, des lectures, il réunit autour de lui les ouvriers, écarte pour quelques instants les voiles suspendus sur leur horizon. Les chefs-d’œuvre de la littérature, parce que simples de sentiment et d’action, doivent d’abord être offerts aux auditeurs. Avec un soin infatigable, M. Bouchor annote les pièces de théâtre, les poèmes dont il propose la lecture, retranchent les hors-d’œuvre, expliquant brièvement les passages dont la lecture fatiguerait, facilitant ainsi la tâche du public et du lecteur. * (Louis Payen.)

Le poème Le Pain représente la tendance sociale des dernières œuvres de M. Maurice Bouchor.



ÉPILOGUE DES SYMBOLES


Ainsi j’ai vainement répandu devant toi
Mon cœur tout débordant de tendresse et de foi !
Certes, je le savais, désir de tout mon être,
Que l’esprit se consume en vain sans te connaître ;
Mais dans tes sombres cieux j’espérais voir jaillir
Une brusque lueur qui me fit tressaillir…
O Dieu, je t’ai rêvé sous des formes sans nombre.
Avec les peuples j’ai frissonné dans ton ombre ;
A tous j’ai demandé de sincères accents ;
Les siècles m’ont fourni les rites et l’encens….
A quoi bon, Dieu muet ? Du fond de ton mystère
Rien n’est venu répondre à mon cri solitaire.
Tour à tour ont pâli mes rêves éclatants,
Suscités par l’esprit des peuples et des temps.
J’en souffre : leur départ m’attriste comme un blâme.
Tous eurent leur beauté ; tous manquent à mon âme ;
Et je me suis armé d’un courage cruel
Pour étouffer en moi ma passion du ciel.
Ah ! peut-être que sous d’impénétrables voiles
Un juste Dieu respire au delà des étoiles,
Et que ces mêmes yeux, aveugles aujourd’hui,
Pendant l’éternité se repaîtront de lui !
Mais il faut renoncer à des efforts stériles.
Si j’ai vécu longtemps loin des luttes viriles,
Je me sens soulever par de nobles élans ;
Et je marche, guéri de mes songes troublants.

Ne te lamente pas, homme des nouveaux âges,
Parce que dans les yeux des voyants et des sages
Les rêves du passé ne resplendiront plus.
N’épuisant point sa force en labeurs superflus,

L’esprit, plus sûrement, maîtrisera le monde.
Nous pouvons nous unir dans une foi profonde :
Avant que les trésors du temps nous soient ouverts,
Croyons que dans les flancs du robuste univers
Rien ne peut dessécher les germes de la vie.
Homme, que désormais ton âme glorifie
(Comme elle offrait hier des hymnes au Seigneur)
Le Droit qui ne meurt pas et l’éternel Honneur.
Lorsque tu douteras, que l’amour te délivre !
Vis en tous et pour tous ; et, si tu veux revivre,
Avec le genre humain pêle-mêle emporté,
Ne cherche qu’en lui seul ton immortalité.

Garde la précieuse étincelle en ton âme,
Cette humble liberté, maigre et chétive flamme
Qui vacille, et qu’il faut empêcher de mourir.
D’autres verront le bien paisiblement fleurir
Dans l’homme et sur la face heureuse de la terre ;
Toi, cherche la bataille ardente et salutaire.

Heureux, quand l’avenir flotte encore incertain,
L’homme dont la vertu fait pencher le destin,
Celui qui, dédaigneux d’une force usurpée,
Dans le plateau du Droit jette sa fière épée !
Heureux l’homme inspiré, le mâle citoyen
Dont la voix guiderait un peuple vers le bien,
Et qui, ne laissant point fléchir sa foi robuste,
Montrerait ce que peut la parole d’un juste !

Tel n’est pas ton destin, poète : mais, du moins,
Tu fais surgir, ainsi que d’austères témoins,
Les générations puissantes que tu nommes ;
Par toi la vie humaine est en exemple aux hommes ;
Tu nourris dans les cœurs le feu d’un noble amour ;
Parfois, prophétisant l’aurore d’un grand jour,
Tu sais venger le Droit par une âpre satire,
Et ton âme s’exalte en rêvant au martyre….

Puissé-je m’approcher de ce haut idéal,
Moi qui dans ma jeunesse, insoucieux du mal,
Évitant la mêlée où l’effort est trop rude,
N’ai cherché que l’amour, l’ombre et la solitude.
Et je pourrai mourir. Que l’oubli soit vainqueur ;

Que le fruit de ma vie, oui, l’œuvre de mon cœur,
Si l’avenir le veut ainsi, s’anéantisse :
Mais qu’il me soit donné de servir la Justice.


(Vers la Pensée et vers l’Action.)


LE PAIN


O pain des hommes, fruit merveilleux de la terre !
Depuis que le semeur pensif et solitaire
Aux noirs sillons t’a confié,
Par quel tenace effort, grain de blé, puis brin d’herbe,
Jeune épi, mûr enfin pour la faux et la gerbe,
As-tu si bien fructifié ?

Par quel âpre vouloir, germe visible à peine
Qui rêvais enfoui dans le sol de la plaine,
As-tu jailli vers le ciel bleu,
Gonflé de tous les sucs de la glèbe féconde,
Pour devenir, un jour, ce pain à croûte blonde,
Doré par le baiser du feu ?

Pour que fût accompli ce magnifique ouvrage,
Il a fallu que l’homme ajoutât son courage
A la patience du champ,
Que l’ardeur du soleil et la fraîche rosée,
L’air du ciel pénétrant sous la terre brisée,
Vinssent en aide au soc tranchant.

Pour que le pain naquit de la chétive graine,
Il a fallu des bœufs que l’énergie humaine
Eût dressés au rude labour,
L’infatigable faux, la meule qui se hâte,
L’eau, le sel, le levain frémissant dans la pâte.
Le rouge embrasement du four !

Ainsi pour te créer, ô pain, tout collabore.
L’oisif au lâche cœur et que l’ennui dévore
Te mange sans t’avoir compris ;
Celui dont le triomphe est d’asservir ses frères
Peut, lui qui s’enrichit de leurs pires misères,
Te regarder avec mépris ;

Mais le bon travailleur qui, peinant sans relâche,

Sait bien qu’il a le droit d’exiger pour sa tâche
Un fraternel morceau de pain,
Cet homme, en te voyant est ému, car il pense :
« Voici l’œuvre de tous, la juste récompense
De l’obstiné labeur humain. »

Ton retour imprévu met la famille en fête ;
L’angoisse étreint les cœurs quand la femme inquiète
Dit au logis : « Le pain est cher… »
Ah ! fais-nous entrevoir la grande paix future !
Parle-nous ! instruis-nous ! deviens la nourriture
De l’esprit comme de la chair !

Fait par tous et pour tous, dis-nous, ô pain des hommes,
Qu’il serait temps de vivre en frères que nous sommes,
Las enfin de nous égorger ;
Inspire-nous l’horreur de la lutte farouche
Où nous nous arrachons les morceaux de la bouche,
Au lieu d’apprendre à partager !

Parle, et que dans nos cœurs ton appel retentisse !
Dis-nous qu’il faut toujours avoir faim de justice,
Toi dont le pauvre a toujours faim !
Dis-nous qu’en allégeant la commune souffrance
Nous devons préparer le jour de délivrance
Où nul ne manquera de pain !

Avant que dans la pure et sereine harmonie
Par toi le genre humain tout entier communie,
O fleur joyeuse du froment,
Groupe au même banquet, loin des êtres de proie,
Les hommes d’avenir qui viennent avec joie
Te rompre fraternellement !

« J’étais, leur diras-tu, la semence enfouie
Dans le champ vaste et nu que défonce la pluie,
Que soufflette le vent glacé.
Lentement je grandis ; je me gonflai de sève ;
Je portai mes fruits d’or ; mais la gloire en fut brève :
La faux sifflante avait passé.

« Pourtant je survécus par une force étrange.
Moissonné, flagellé, je languis dans la grange ;
J’étouffai dans un sac trop plein.
On me porta, plus tard, au bord de la rivière ;

Et là je fus broyé par une lourde pierre
Qui tournait au chant du moulin.

« Il ne resta de moi qu’une fine poussière.
Mais ma force brisée y sommeillait entière,
Et je rêvais, calme, attendant,
Lorsqu’un être inconnu, m’ayant pris à poignées,
Mouillé, pétri, malgré mes plaintes indignées,
Me plongea dans un four ardent.

« Je palpitai d’horreur sur la pelle rougie
Où s’évanouissait ma dernière énergie ;
Cette fois j’étais bien dompté.
Je mourus… Mais le souffle embrasé de la flamme
En moi sut éveiller, 0 merveille, une autre âme,
Et soudain je ressuscitai I

« Alors je fus le pain qui donne à tous la vie ;
Et c’est joyeusement que je me sacrifie,
Car en toi, peuple, je vivrai !
Ton sort ressemble au mien : je veux qu’il s’accomplisse.
On t’a fauché, meurtri, broyé ; mais ton supplice
Enfantait l’avenir sacré.

« Tu mourus mille fois, mais toujours pour revivre.
A cette heure, le souffle éperdu qui m’enivre
Nous annonce les temps rêvés.
A l’œuvre, ô travailleurs du siècle qui commence !
Je viens vous soutenir dans votre tâche immense :
Prenez-moi, mangez et vivez ! »

Voilà ce que le pain dit à qui veut l’entendre.
Peuple, écoute monter son appel grave et tendre
De l’ardente splendeur du four !
Offre le pain de vie à quiconque en demande,
Et la terre, demain, ne sera pas trop grande
Pour ce vaste banquet d’amour !


EXTRAIT DE LA MUSE ET L’OUVRIER


… Pour édifier ta nouvelle maison,
Peuple, il faut que la claire et sereine Raison
Pénètre ton esprit, t’illumine et te guide,

Et que ta main soit ferme et ton regard lucide.
Ainsi travaille dur, car on n’a rien pour rien ;
Ne compte pas sur un miracle ; et sache bien,
Quelles que soient ta fièvre et ton impatience,
Que l’homme ne peut rien fonder sans la science.
Mais ce n’est point assez, pour que tu sois heureux,
De faire œuvre solide et durable : je veux
Que la maison de tous, si longuement rêvée,
Surgisse, quand tes mains l’auront bien achevée,
Merveilleuse de grâce et de splendeur ; je veux
Que l’Art et la Nature y caressent les yeux ;
Qu’elle rie au soleil, riche de feuilles vertes,
De fleurs, de bruits, d’oiseaux, et largement ouverte
Aux souffles du printemps comme aux clartés du ciel ;
Que l’abeille ouvrière y façonne son miel ;
Que l’hymne de la joie humaine y retentisse,
Et que tout soit beauté quand tout sera justice !