Anthologie des poètes français contemporains/Grandmougin (Charles)

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 526-535).




CHARLES GRANDMOUGIN





Bibliographie. — Chez Rouam, Paris : Les Siestes, poésies (1874) ; — Nouvelles Poésies (1880) ; — Souvenirs d’Anvers (1881) ; — Orphée, drame antique en vers (1882) ; — Caïn, drame biblique en vers ; — Poèmes d’amour (1884) ; — Rimes de combat (1886) ; — A pleines voiles, poésies (1888) ; — L’Enfant Jésus, mystère en 5 parties et en vers ; — L’Enfant Jésus, édition de luxe avec lithographies originales de MM. Fantin-Latour, Wencker, de Richemont, Mouchot et Trochsler ; — Le Christ, drame sacré en vers, couronné par l’Académie française (1892) ; — L’Empereur, drame épique en vers, en 13 tableaux, 1807-1821, théâtre des Poètes (1893) ; — De la terre aux étoiles, poésies (1897) ; — Visions chrétiennes, récits en vers (1899) ; — Le Réveillon, drame en un acte, en vers ; — La Vouivre, poème franc-comtois ; — Les Serfs du Jura, drame en vers, autographié par l’auteur, avec lithographies originales de Fantin-Latour et J.-A. Muenier ; — Aryénis, drame en vers ; — La Chanson du village, édition de luxe avec lithographies originales de Dagnan-Bouveret, Courtois, Lobrichon, Amblet et Mme Marie Grandmougin. — Chez Fischbacher, Paris : Promèthée, drame antique (1878). — Chez Chamuel, Paris : Medjour, roman surnaturel ; — Les Heures divines, poésies (1894) ; — La Forêt mystérieuse, plaquette. — Chez Ollendorff, Paris : Le Naufrage de l’amour, poésie dite par Mlle Dudlay, de la Comédie française, plaquette. — Chez Calmann-Lévy, Paris : Contes d’aujourd’hui, en prose : — Chez Baudoin, Paris : Terre de France, poésie. — Chez Gautier, Paris : Contes en prose.

En outre : La Vierge, légende sacrée, musique de Massenet (Opéra, 1880) ; — Hulda, opéra en cinq actes, musique de César Franck ; — Le Tasse, poème dramatique couronné par la Ville de Paris, musique de Benjamin Godard ; — La Résurrection de Lazare, légende sacrée, musique de Raoul Pugno ; — Mazeppa, opéra en cinq actes, musique de C. de Grandval.

M. Charles Grandmougin a collaboré au Parnasse et à divers journaux et revues.

Fils d’un bâtonnier de l’ordre des avocats, M. Charles Grandmougin, né à Vesoul le 17 janvier 1850, appartient à cette pittoresque et robuste province de la Franche-Comté où sont nés tant d’artistes et de poètes. Il avait d’abord été destiné au barreau et avait déjà commencé ses études de droit, lorsque la guerre éclata ; il s’engagea volontaire dans le fameux bataillon Bourras et fit bravement la campagne ; puis il vint à Paris, à la conquête de la gloire. En trente années d’un labeur consciencieux, M. Grandmougin, artiste puissant, au talent souple et robuste, a édifié une œuvre qui ne manque, certes, ni de valeur ni de variété.

Poète coloré et divers, il a publié Siestes, qui déjà contenait de brillantes promesses ; Nouvelles Poésies, où son talent s’affirmait définitivement ; Poèmes d’amour, pleins de charme et de grâce ; Rimes de combat, Les Chansons du village, Les Heures divines, De la terre aux étoiles, Visions chrétiennes, œuvres délicieuses, où l’auteur trouve des accents émouvants et où son art atteint souvent à la perfection ; conteur charmant et pittoresque, il a écrit Histoires sentimentales, Contes d’aujourd’hui, Contes franc-comtois, Medjour, dans une langue claire, précise, d’excellent aloi ; enfin, auteur dramatique plein de verve, il a donné au théâtre Le Christ, drame superbe couronné par l’Académie française ; L’Enfant Jésus, mystère en cinq tableaux pour lequel Fr. Thomé a écrit une délicieuse musique de scène ; L’Empereur, puissante épopée qui résume l’histoire du premier Empire ; d’autres drames en vers comme Prométhée, Orphée, Caïn, Aryénis, Les Serfs du Jura, et des poèmes qui ont inspiré les maîtres de la musique comme La Vierge avec Massenet, Hulda avec Franck, Le Tasse avec Godard, Lazare avec Pugno.

« La Muse de Charles Grandmougin, écrit M. Jules Mazé, est une libre fille de la nature. Tantôt vêtue de la bure champêtre, chaussée de sabots, elle folâtre dans la rosée des matins bleus, fredonnant des chants villageois simples et naïfs ; tantôt, fièrement drapée dans le péplum antique et toujours séduisante, elle élève ses accents jusqu’au lyrisme le plus pur pour nous dire les souffrances d’Orphée ; puis, soudain, elle nous apparaît farouche, enveloppée dans le drapeau tricolore, célébrant sur les cordes d’airain de sa lyre les victoires du grand empereur, ou, dans une robe de deuil, chantant douloureusement les malheurs de la France meurtrie. Et toujours, dans toutes ses manifestations, on la reconnaît aisément, car elle n’emprunte rien à personne : elle a fabriqué elle-même sa lyre, merveilleux instrument qui vibre sous ses doigts avec, tour à tour, d’éclatantes sonorités où semble rouler la rumeur des tempêtes, et de délicieux et doux murmures pareils aux soupirs de la brise embaumée

des beaux soirs d’été. »
VERE NOVO


Oui, nous pourrons bientôt, par les beaux jours d’avril
Oubliant du travail les heures trop sévères,
Sentir dans les forêts cet arome subtil
Qu’exhalent dans l’air chaud les tendres primevères I

Nous irons nous asseoir sur les sombres rochers
Qui dominent à pic des pentes gazonnées,
Ou, sur un sol plus doux nonchalamment couchés,
Contempler au ciel bleu le vol blanc des nuées.

Nous improviserons des tirades de vers !
Nous admirerons tout : l’alouette qui passe,
Le duvet cotonneux des jeunes bourgeons verts,
Les ruisseaux frémissants délivrés de leur glace,

Le bruit des chariots sur les chemins pierreux,
Les villages fumant dans le fond des vallées,
Les buis rouges encor des dernières gelées,
Et, seuls sur les vieux monts, nous y serons heureux !

Oui, malgré mon désir impétueux de gloire,
Lassé de voir toujours usines et maisons
De leur cercle obsédant fermer les horizons
Et barbouiller l’azur de leur haleine noire,

J’aspire à contempler quelque temps mon pays ;
J’ai besoin de chausser mes vieux souliers de chasse,
Et d’errer dans les prés et les jeunes taillis ;
Mes poumons ont soif d’air, et mon âme d’espace !

Je ne veux plus de quais pour emprisonner l’eau,
Plus de lourd omnibus et plus de bateau-mouche !
Tout, jusqu’au restaurant, me rend triste et farouche
Il me faut du pain bis avec du vin nouveau I

Va-t’en dire aux sentiers des vignes et des plaines,
Aux incultes plateaux que parfume le thym,
Aux oiseaux, aux vents d’est dont les vives haleines
Rendent si pénétrant le charme du matin,

Que je suis en mal d’eux, que j’y pense sans trêve,
Que le plus petit coin de mon pays natal
Acquiert, dans mon exil, le prestige d’un rêve,
fit que tout mon passé se change en idéal I


(Nouvelles Poésies.)


LA CHANSON DES MOUCHES


Seules : tout repose.
La cuisine est close :
Disons
Par bandes errantes
Mille susurrantes
Chansons.

Par un volet de la fenêtre
Glisse un clair rayon de soleil ;
Il nous picote, il nous pénètre :
Tout se tait, restons en éveil.

Été qui flamboie,
Sois par notre joie
Fêté.
Dans sa clarté blonde
Menons notre ronde
D’été.

Zon ! Zon ! La vieille ménagère
Cueille les prunes dans son clos ;
Zon ! Zon ! Notre troupe légère
Bruit au logis en repos !

Dans un coin la chatte
S’endort sur la patte
Du chien :
L’un dort en silence,
Et l’autre ne pense
À rien !

Le nez de la chatte est tout rose
Et celui du chien est tout noir :
Zon ! Zon ! Que chacune s’y pose
Pour irriter leur nonchaloir !

Agitant l’oreille,
La chatte sommeille
Rêvant :
Croyant qu’il nous happe,
Le vieux chien attrape
Du vent !

Zon ! Zon ! Vibrons, laissons-nous vivre,
Et sous le plafond enfumé,
Autour des bassines de cuivre
Voltigeons sur le rythme aimé !

La noire araignée
Demeure éloignée
D’ici :
Un balai fidèle
Prend constamment d’elle
Souci !

Pendant le bal, tout ce qu’on aime
Se trouve au bahut mal fermé,
Le beurre en mottes ; et la crème,
Et le miel, régal embaumé !

Les plaisirs du monde
Sont pour notre ronde
Aisés :
Longues rêveries,
Danse et sucreries
Baisers !

Quand par la fenêtre on nous chasse,
Nos essaims effarés et prompts
Tournent un instant dans l’espace,
Et par la porte nous rentrons.

Zon ! Zon ! tout repose !
La cuisine est close :
Disons
Par bandes errantes
Mille susurrantes
Chansons !


(Nouvelles Poésies.)
LA CHANSON DES CHRYSANTHÈMES


Les dahlias sont morts, les vignes vendangées,
Et la grive gourmande a fini ses concerts ;
Tous les fruitiers sont pleins et les fraises mangées :
Les jardins demeurent déserts.

Dans l’infini brumeux des horizons moroses
L’aurore a la tristesse et le charme du soir :
Sur les gazons flétris les pétales des roses
Ont déjà fini de pleuvoir.

Mais nous aimons ce deuil et les bises nouvelles,
Et ce ciel tout de cendre aux funèbres rayons ;
Nous ne connaissons pas les baisers infidèles
Des mouches et des papillons.

Nos tons de soufre pur, nos couleurs orangées
Parmi les bosquets morts sonnent un gai réveil,
Et nos fleurs, quelquefois, de pourpre sont frangées
Ainsi qu’un nuage au soleil.

Dans des cheveux de femme ou sur un frais corsage
Nos groupes variés éclatent rarement :
Et nous figurons peu dans les bouquets d’usage
Que choisit la main d’un amant.

Nous n’avons jamais eu l’audacieux prestige
Des froids camélias ou des lis triomphants !
Dans l’air humide et vif ondule notre tige
Loin des grands salons étouffants I

Heureuses dans la paix de nos mornes allées
Que pour les tisons d’or quittent les pieds frileux,
Nous adorons les vents aux plaintes désolées
Et les doux lointains nébuleux.

Des poètes vers nous viennent avec mystère,
Quand novembre a jauni les vignes et les prés,
Ainsi qu’on va chercher dans un coin solitaire
Des amis délicats du vulgaire ignorés.


(Nouvelles Poésies.)
CRÉPUSCULE


Sur la crête des monts le soir est rose encore,
Mais de frêles brouillards ont flotté sur les champs ;
Les oiseaux fatigués s’assemblent, et leur chants
Se tairont dans les bois muets jusqu’à l’aurore.

Derrière les coteaux glisse le doux soleil ;
Je sens autour de moi monter la nuit glacée ;
Comme s’enfuit des cieux profonds le soir vermeil,
Le bonheur à son tour s’en va de ma pensée !

Souvent le crépuscule est comme un deuil pour moi,
Je tremble, inconscient, comme l’herbe frissonne,
Et lorsque je m’en vais devant moi, sans personne,
L’isolement du soir me cause un vague effroi.

Mes espoirs alanguis sont frappés d’agonie
Et la chute du jour me parle du néant,
Et la nuit qui s’approche est un gouffre béant
D’où me vient la terreur d’une angoisse infinie.

Un Angélus mourant au loin dans un clocher
Me semble un glas funèbre autant qu’une prière ;
Le soleil bienfaisant qui vient de se coucher
Me retire ma vie en cachant sa lumière.

Tous mes bonheurs perdus m’apparaissent alors
Dans un passé confus fait de brume profonde ;
Mon vouloir abattu renonce à ses efforts,
Ne voyant qu’un mirage en la beauté du monde.

Ah ! ton âme est bien faible et ton cœur bien peu sûr,
Homme gonflé d’orgueil et d’espérances vaines,
S’il te suffit d’un soir plus triste et plus obscur
Pour sentir que ton sang est plus froid dans tes veines !

Délicat et frileux comme une fleur d’été,
N’es-tu donc tout entier qu’une frêle apparence,
Une forme éphémère où vibre la souffrance
Et qui périt au seuil de l’Immortalité ?

Mon cœur avait dit : « Non ! » Ma raison dit : « Peut-être. »
Et lorsque je suis seul parmi les champs déserts,

Que j’ai vu le soleil généreux disparaître,
Je me trouve perdu dans l’énorme univers I

Sur le bord des chemins, je m’arrête et j’écoute,
Je sonde vainement des horizons plus noirs,
Et je sens la froideur désolante du doute
Pénétrer en moi-même avec le froid des soirs.

Beaux soleils regrettés à la lumière enfuie,
Pénombre des vallons, silence obscur des bois,
Ah ! vous savez combien l’on peut mourir de fois
Sans quitter la douleur et sans quitter la vie !


(De la terre aux étoiles.


UNE LUMIÈRE DANS LA NUIT


Les campagnes au loin dorment, silencieuses ;
Sous le ciel automnal les dernières des fleurs
Embaument, serpolets, menthes et scabieuses ;
L’horizon s’est fondu dans de grises couleurs ;
Les blancheurs des chemins s’en vont silencieuses.

Au milieu des talus sablonneux et déserts
Des arbres hérissés se tordent dans la brume ;
Les tristesses du soir s’épandent dans les airs ;
Une étoile parfois, vague comme une écume,
Plane sur les talus sablonneux et déserts.

Mais, là-bas, tout à coup, scintille, solitaire,
La tremblante clarté d’une lumière d’or.
C’est la Religion qui veille sur la Terre
Dans la chapelle étroite et simple où brille encor
Au pied d’une madone un cierge solitaire.

La chapelle se dresse entre deux sentiers verts.
Quelle main a placé cette étrange lumière ?
Est-ce un marin sauvé de la fureur des mers ?
Est-ce quelque amoureux à la chaude prière ?
Peut-être a-t-on pleuré près de ces sentiers verts !

Qui que lu sois, croyant, bonne âme à Dieu fidèle,
— Jeune homme au désespoir plaintif, — marin fervent,
— Femme inconnue au cœur blessé, peut-être belle, —

Je t’envoie, à travers les brumes et le vent,
Le salut d’un rêveur respectant un fidèle !

Croire, c’est être fort et calme pour toujours !
Croire, c’est le bonheur, même dans la torture !
C’est le baume divin des cruelles amours !
C’est tout transfigurer dans l’immense nature,
C’est parfumer sa vie et son cœur pour toujours !

(De la terre aux étoiles.)