Anthologie des poètes français contemporains/Cros (Charles)

La bibliothèque libre.
Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 494-496).




CHARLES CROS





Bibliographie. — Coffret de santal (1873) ; — Monologues

Charles Cros a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues.

Charles Cros (1842-1888), né à Fabrezan (Aude), a fait paraître en 1873 un volume de vers intitulé Le Coffret de santal, et l’a réédité en 1879 avec de nouvelles pièces. « On trouvera, dans Le Coffret de santal, sertissant des sentiments tour à tour frais à l’extrême et raffinés presque trop, des bijoux tour à tour délicats, barbares, bizarres, riches et simples comme un cœur d’enfant, et qui sont des vers, des vers ni classiques, ni romantiques, ni décadents, bien qu’avec une pente à être décadents, s’il fallait absolument mettre un semblant d’étiquette sur de la littérature aussi indépendante et prime-sautière… Bien qu’il soit très soucieux du rythme et qu’il ait réussi à merveille de rares et précieux essais, on ne peut considérer en Cros un virtuose de la versification ; mais sa langue ferme, qui dit haut et loin ce qu’elle veut dire, la sobriété de son verbe et de son discours, le choix toujours rare d’épithètes jamais oiseuses, des rimes excellentes sans l’excès odieux, constituent en lui un versificateur irréprochable, qui laisse au thème toute sa grâce ingénue ou perverse. » (Paul Verlaine.)

Charles Cros est l’auteur de nombreux monologues pleins d’esprit, chefs-d’œuvre du genre, tels que : Le Bilboquet, Le Hareng saur, Le Meuble, etc.




VISION



Au matin, bien reposée,
Tu fuis rieuse, et tu cueilles
Les muguets blancs, dont les feuilles
Ont des perles de rosée.

Les vertes pousses des chênes
Dans ta blonde chevelure

Empêchent ta libre allure
Vers les clairières prochaines.

Mais tu romps, faisant la moue,
L’audace de chaque branche
Qu’attiraient ta nuque blanche
Et les roses de ta joue.

Ta robe est prise à cet arbre,
Et les griffes de la haie
Tracent parfois une raie
Rouge sur ton cou de marbre.

Laisse déchirer tes voiles.
Qui es-tu, fraîche fillette,
Dont le regard clair reflète
Le soleil et les étoiles ?

Maintenant te voilà nue,
Et tu vas, rieuse encore,
Vers l’endroit d’où vient l’aurore.
Et toi, d’où es-tu venue ?

Mais tu ralentis ta course,
Songeuse et flairant la brise.
Délicieuse surprise,
Entends le bruit de la source.

Alors frissonnante, heureuse
Et te suspendant aux saules,
Tu glisses jusqu’aux épaules
Dans l’eau caressante et creuse.

Là-bas, quelle fleur superbe !
On dirait comme un lis double.
Mais l’eau tout autour est trouble
Pleine de joncs mous et d’herbe.

Je t’ai suivie en satyre
Et, caché, je te regarde
Blanche, dans l’eau babillarde.
Mais ce nénuphar t’attire.

Tu prends ce faux lis, ce traître,
Et les joncs t’ont enlacée,

Oh ! mon cœur et ma pensée
Avec toi vont disparaître.

Les roseaux, l’herbe, la boue,
M’arrêtent contre la rive.
Faut-il que je te survive
Sans avoir baisé ta joue ?

Alors, s’il faut que tu meures,
Dis-moi comment tu t’appelles,
Belle, plus que toutes belles !
Ton nom remplira mes heures.

« Ami, je suis l’Espérance.
Mes bras sur mon sein se glacent. »
Et les grenouilles coassent
Dans l’étang d’indifférence.