Anthologie des poètes français contemporains/Hugues (Clovis)

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 562-572).




CLOVIS HUGUES





Bibliographie. — La Femme dans son état le plus intéressant (Marseille, 1870) ; — Les Intransigeants (1875) ; — La Petite Muse (1875) ; — Poèmes de Prison, recueil de poésies écrites pendant sa détention (1875) ; — Les Soirs de bataille (1885, épuisé) ; — Les Jours de combat (1885, épuisé) ; — Les Evocations (Fasquelle, Paris, 1885) ; — Madame Phaéton, roman de mœurs parisiennes (Fasquelle, Paris, 1888) ; — Monsieur le Gendarme, roman villageois (Fasquelle, Paris, 1891) ; — Le Bandit (1892) ; — La Chanson de Jehanne Darc, poème de geste, couronné par l’Académie française (Fasquelle, Paris, 1899) ; — Les Roses du Laurier, poésies (Fasquelle, Paris, 1903). — M. Clovis Hugues a fait représenter plusieurs pièces de théâtre : Le Sommeil de Danton, drame en cinq actes et en vers (1888) ; — Chez l’Etoile, pièce en un acte et en vers ; — Le Mauvais Larron, vision dramatique en un acte et en vers, etc.

Les poésies de M. Clovis Hugues ont été éditées par Alphonse Lemerre, E. Dentu et Charpentier-Fasquelle.

M. Clovis Hugues a collaboré à de nombreux journaux et revues.

Le poète-tribun Clovis Hugues est né à Ménerbes (Vaucluse) le 3 novembre 1851, d’un père qui exerce encore aujourd’hui le métier de meunier au village illustré par son fils, et d’une mère généreuse et vaillante qui lui a inspiré de bonne heure l’amour du vrai, du juste et du beau. A peine au sortir de l’enfance, une enfance écoulée en pleine nature et dans un établissement religieux, nous le trouvons à Marseille — il avait alors seize ans — aux prises avec la vie, luttant contre la misère, travaillant à la Bourse, comme employé d’un petit courtier de commerce, aux maigres appointements de vingt francs par mois. Sollicité d’envoyer le récit de son entrée dans la presse aux Annales Politiques et Littéraires, voici comment il s’est exprimé lui-même dans le Livre d’or publié par cette revue :

« J’avais dix-sept ans, trop de cheveux, pas le sou et toutes mes illusions. Une semaine où il avait fait encore plus faim que d’habitude, j’entrai dans un journal par la porte de service, comme garçon de bureau. C’était à Marseille, vers la fin de l’Empire. Le journal s’appelait Le Peuple ; le rédacteur en chef, Gustave Naquet. Cet homme était bon comme le bon pain qui m’avait si souvent manqué. Un autre garçon de bureau, qui était mon supérieur, lui dit que j’écrivais des « poésies », dans les moments où je ne cassais pas les verres de lampe. Le patron me demanda si c’était vrai, et je fis des aveux. Il me demanda ensuite si je connaissais bien mon français, et je lui répondis que je connaissais aussi mon latin, malheureusement. Là-dessus il me commanda un petit article, pour voir. Je me mis à trembler comme une feuille, mais je vins tout de même à bout de la tartine. Il la lut attentivement, avec un sourire d’étonnement heureux, et comme je n’avais pas osé la signer :

« Tiens-tu à l’appeler Hugues Glovis ou Clovis Hugues ? Mais je t’avertis que Clovis Hugues est bien plus joli ! « — Ce sera comme vous voudrez. « — Eh bien ! tu seras Clovis Hugues. » Et il signa. Le lendemain je ne cassais plus que des phrases. Et c’est ainsi que je me suis taillé un brin de plume dans mon plumeau. »

C’est vers cette époque qu’il livre à l’Empire un combat acharné, tantôt par la plume, tantôt par la parole. Il prend part à divers mouvements insurrectionnels avant et pendant la Commune, est finalement arrêté, va rejoindre ses camarades au fort Saint-Nicolas et passe en jugement, pour délit de presse, devant un conseil de guerre qui le condamne à trois ans de prison et à six mille francs d’amende, avec deux ans de contrainte par corps. Quand il eut fini sa peine de trois ans, on lui réclama les six mille francs d’amende. La contrainte par corps n’avait été appliquée à aucun des journalistes qui avaient été enfermés avec lui dans la prison cellulaire de Tours. On fit une exception pour lui : on le maintint prisonnier, parce qu’on redoutait sa popularité grandissante et l’attitude de combat qu’il aurait prise à nouveau dans la villa et dans le département, s’il avait été libéré. L’affaire fit du bruit, la question fut portée à la tribune par un député de Marseille, la presse s’en occupa, et ce fut à cette occasion qu’un maître du journalisme l’appela pour la première fois te poète du socialisme.

Entre temps, il écrivait à M. le maréchal de Mac-Mahon une lettre dans laquelle il disait : « Vous m’avez fait condamner parce que j’ai affirmé l’existence de la question sociale ; vous essayez maintenant de me prouver qu’elle n’existe pas en me retenant en prison pour le crime de pauvreté. » À peine libéré, — c’est-à-dire après quatre ans de geôle, la loi réduisant de moitié la durée de la contrainte pour les condamnés insolvables, — il revint à Marseille et fit ce qu’il a poétiquement exprimé dans ses Soirs de bataille :

Je repris mon labeur où je l’avais laissé.


Il bataille dans les feuilles d’avant-garde pour la liberté de la presse, collabore à l’Egalité, où il publie chaque jour une pièce de vers, fonde lui-même La Jeune République avec le titre de rédacteur en chef. Dans cette feuille, où il écrit un article quotidien, Clovis Hugues inaugure sa Muse des dimanches, satire hebdomadaire qui achève de consacrer sa réputation dans les milieux littéraires de Paris. C’est à ce moment que Victor Hugo lui voue une affection toute paternelle, qui ne se démentira jamais.

Ayant tué en duel un adversaire politique, Clovis Hugues se réfugie en Italie, revient se constituer prisonnier à la date indiquée par la loi, comparaît en cour d’assises et sort de l’audience acquitté à l’unanimité. François-Vincent Raspail, député d’une circonscription de Marseille, venait de mourir. Le comité central offre la candidature à Clovis Hugues. Il accepte, lutte sans calculer, fait une telle dépense d’énergie qu’il tombe malade. Son concurrent le distance d’une centaine de voix. Quelques mois après, les paysans du canton de Roquevaire l’envoient siéger au conseil d’arrondissement, qui lui décerne la vice-présidence.

Cependant Clovis Hugues vient à Paris, reprend à côté de Gill, dans la Lune rousse, la publication de ses satires politiques, collabore à de nombreux journaux, parle une première fois dans une réunion de la Villette, se trouve immédiatement consacré orateur populaire, est appelé de cette tribune à toutes les tribunes où l’on a besoin d’un batailleur qui entraîne les foules, partage fiévreusement sa vie entre la politique et la littérature, mène tout de front et n’a pas une minute de repos.

En 1881, encore grandi par la renommée qu’il s’est si rapidement faite à Paris, il retourne à Marseille, où il est nommé député de la deuxième circonscription, avec un mandat nettement socialiste. Il serait trop loug de citer tous les discours qu’il prononça à la Chambre en faveur des humbles et des déshérités. Rappelons qu’au moment du choléra il était à Marseille au milieu de ses électeurs et qu’il y resta, s’improvisant médecin, visitant les malades, les soignant, les ensevelissant même quelquefois, tant que le fléau décima les pauvres gens qui l’avaient élu. L’année d’après, quand l’épidémie recommença, il recommença aussi.

Continuellement sur la brèche pour la défense de ses idées, Clovis Hugues était seul alors de son parti dans une Chambre qui l’interrompait souvent avec véhémence. Réélu en 1885, il se trouve entouré de Basly, Camélinat, Antide Boyer, et quelques députés radicaux venus au socialisme, et continue de défendre la démocratie ouvrière.

Chez Clovis Hugues, il est impossible de séparer le poète de l’homme politique, du tribun : toute son œuvre est là pour témoigner qu’il l’a mise au service de la cause qu’il défend et qui est celle des faibles et des opprimés. La note dominante est la générosité. Il a trouvé de merveilleux accents pour exprimer l’indignation, la pitié, l’amour et la tendresse. En dehors des grands sujets sociaux, les sujets qu’il traite de préférence sont souvent les plus doux. Ajoutons qu’il a « la passion de la nature méridionale ensoleillée sous l’azur ».

Elu à Paris en 1893, Clovis Hugues a été réélu en 1898, en 1902 et en 1906.


Voici, à titre documentaire, le Crédo poétique de Clovis Hugues :


LA MISSION DU POÈTE

Le poète a une fonction sociale. Il lui appartient de glorifier le beau, mais il lui appartient aussi de servir le juste qui en est la représentation la plus élevée. Les lis ne travaillent point, et ils sont pourtant mieux vêtus que Salomon. Jésus a bien fait de le dire, et nous avons bien fait de le répéter ; mais nous n’avons pas le droit d’oublier que les pauvres gens travaillent et qu’ils ne sont pas toujours vêtus. Nous devons aimer et chanter les roses, parce qu’elles sont belles ; mais nous devons aussi nous rappeler que leurs épines couronnèrent souvent le front des penseurs. La poésie n’est grande que si elle complète le rêve par l’idée, l’idée par l’action.

Clovis Hugues.
LE DROIT AU BONHEUR



I


Quand on leur dit : « J’ai sans relâche,
Dès l’appel du coq matinal,
Largement accompli ma tâche
Dans le grand œuvre social ;
Mais voilà que ma tête blanche
Se refroidit et qu’elle penche
Comme un fruit qu’a mûri l’été ! »
Ils vous répondent : « Prends courage !
Ton bras se refuse à l’ouvrage ;
Nous te ferons la charité ! »

II


La charité, non pas ! Nous sommes,
Sous la vaste clarté des cieux,
Debout comme les autres hommes
Et nés de la femme comme eux.
La même éternelle matière
Sentira la même poussière
Enfanter un germe nouveau,
Quand la mort muette et glacée
Aura fait taire la pensée
Qui vibre dans notre cerveau.

Qui donc a lu dans les étoiles
Que, sans jamais se reposer,
Lèvent doit déchirer nos voiles
Et sur les écueils nous briser ?
Qu’il faut la tempête à notre onde ?
Qu’il est des êtres dans le monde
Marqués au front pour le malheur,
Et qu’au moment où sur la terre
On boit le bonheur à plein verre,
Nous n’avons pas droit au bonheur ?

La Nature, dans l’héritage
Qu’elle transmit au genre humain,

Nous accorda-t-elle en partage
Les seules ronces du chemin ?
Au soleil chacun a sa place ;
Le manteau d’un heureux qui passe
Offense notre nudité ;
La terre est la commune mère ;
Et faire l’aumône à son frère,
C’est nier la fraternité !

III


Eh ! que nous parle-t-on encore
De la rayonnante pitié
Que le vieux monde vit éclore
Dans le sang du Crucifié ?
A-t-il donc été le seul Juste ?
Croit-on que le Progrès auguste
Au pied du gibet s’arrêta,
Et que l’esprit n’a d’autre règle
Que de balancer son vol d’aigle
Sur les hauteurs du Golgotha ?
Tout ce qu’affirme le génie
Dans ses systèmes éclatants
Concourt à l’immense harmonie
A travers la chaîne des temps.
A chaque siècle un Christ arrive
Qui s’assied, immortel convive,
Au banquet de l’Humanité ;
Et les uns écrivent : Justice !
Où l’autre écrivait : Sacrifice !
Renoncement et Pauvreté !

Quand la bise ébranle la porte
Des vieillards que l’hiver atteint,
Il est certes bon qu’on apporte
Une branche au foyer éteint ;
Il est bon que les jeunes filles
Laissent dans les pauvres familles
Des manteaux de bure et des draps,
Et que Vincent de Paul surgisse,
Doux précurseur de la Justice,
Avec des enfants dans les bras.

Mais à quoi bon sur les problèmes
Rêver, la tête dans les mains ?
A quoi bon bâtir des systèmes
Dans le granit des droits humains ?
A quoi bon pour la République
Tomber comme un héros antique
Dans le roulement des tambours,
Si la charité s’éternise
Sous le sceptre d’or de l’Eglise,
Et s’il est des pauvres toujours ?

IV


Ah ! quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse,
Nous voulons, ô Société !
Trouver contre le vent qui passe
Un abri dans l’Egalité !
Comme les heureux et les sages
Nous voulons, sous les verts ombrages,
Ecouter le chant d’un oiseau,
Nous faire un bonheur sans mélanges,
Et nous aussi dans de beaux langes
Endormir nos fils au berceau.

Nous voulons, créant sans secousse
L’apaisement universel,
Sur les charniers où l’herbe pousse
Bâtir l’atelier fraternel ;
Nous voulons l’aurore nouvelle,
L’amour ouvrant partout son aile,
Le ciel plus doux, l’homme meilleur,
Et dans l’existence éphémère,
Ce qu’on appelle la chimère
De notre siècle travailleur.

Nous voulons aimer, chanter, vivre,
Vider les coupes de l’espoir,
Apprendre à lire dans le livre
De la Science et du Devoir ;
Et nous voulons, si nos épouses
Ont rêvé de rendre jalouses
Les étoiles des firmaments,

Que dans le reflet des dentelles
S’illuminent aussi pour elles
Des couronnes de diamants !

Prison de Tours, novembre 1872.


(Les Evocations.)


LA CHARRUE


Lourde comme le plomb, dure comme le marbre,
Dans la sérénité des larges cieux ouverts,
La branche s’élançait du tronc noueux de l’arbre
Avec ses deux rameaux pareils à des bras verts.

Un jour, dans la saison hésitante où la brise
Sous les bois dépouillés berce les derniers nids,
L’homme, rôdeur velu, fit sur la terre grise
Rouler la grande branche aux deux rameaux unis.

Puis, l’ayant emportée au seuil de sa caverne,
Avec un gonflement de veines dans le cou,
Il la laissa trois jours dans l’eau d’une citerne
Pour qu’elle fléchit mieux, tordue à son genou.

Et lorsque, dans l’orgueil bestial de la force,
Les muscles contractés et la sueur au front,
Il eut bien enlevé les feuilles et l’écorce,
Bien poli les rameaux avec un caillou rond,

Il cloua sous la branche une espèce de glaive,
Une lame élargie aux bords lisses et durs ;
Et depuis ce jour-là je déchire sans trêve
Le sol tout glorieux du poids des épis mûrs.

Car je suis le plus saint des outils, la charrue !
J’ouvre les sillons gras au vol des germes sourds ;
La gerbe, grâce à moi, s’entasse, haute et drue :
J’ai ma part de fierté dans l’orgueil des blés lourds.

Je tressaille, je vibre aux étreintes de l’homme ;
Je l’aide à féconder les éternels hymens ;
Et, pendant qu’il s’en va, le bras déployé, comme
S’il cueillait dans le ciel l’azur à pleines mains ;


Pendant qu’il jette au vent les semences légères,
Le geste lent, les reins tendus, le front baissé,
Broyant sous ses talons les petites fougères
Qui pendillent au bord du sillon commencé,

Moi, je mords les cailloux et j’écarte la ronce,
La racine obstinée ou le lierre têtu,
Et sous la terre obscure et froide je m’enfonce,
Dans le déchirement du soc rude et pointu.
Et le soc est pareil à la coquille lisse
Dont la spirale fend le vaste flot amer,
Afin qu’autour de lui le sol soulevé glisse,
Léger comme une vague aux flancs bleus de la mer.

Le matin rit, les monts se dentellent de brume,
L’oiseau chante son chant dans le creux des rochers,
Le brin d’herbe tressaille au vent, le sillon fume
Ainsi qu’un ventre ouvert au seuil noir des bouchers.
Soleil, divin Soleil, père des moissons blondes !
Viens voir l’Homme, vêtu de misère et de chair
Collaborer, devant l’éternité des mondes,
Avec le bois, avec la bête, avec le fer !
La marche haletante et pénible des couples,
L’effort lent des jarrets dans les sentiers bourbeux
Font sous les poils tordus craquer les muscles souples
Au poitrail des chevaux, aux reins puissants des bœufs.

Au détour des sentiers creusés par les charrettes,
Les gamins font dans l’air claquer des fouets d’osier.
Les vieux chevaux, avec leur bon rire de bêtes,
Montrent leurs longues dents où luit le frein d’acier.

Le paysan bruni, les deux mains sous sa gourde,
Boit par moment un peu de force, à petits coups ;
Et les bœufs patients baissent leur tête lourde,
Regardant la nature avec leurs grands yeux doux.

Et je fais mon devoir dans l’énorme mystère,
Dans les profonds sillons de lumière inondés,
Dans le ruissellement des sèves de la terre,
Dans le gonflement sourd des germes fécondés.

Et c’est pourquoi j’ai droit à l’amour des poètes
Qui chantent le ciel bleu, la vigne et messidor ;

Et c’est pourquoi, devant les siècles, j’ai mes fêtes
Dans le midi splendide où le soleil est d’or !

Allons ! faites sortir les chevaux de l’étable,
Ebranlez l’air sonore au bruit des fouets joyeux,
Crispez vos doigts autour de mes deux bras d’érable,
Mettez le regard dur de l’aigle dans vos yeux ;

Et qu’une paysanne encore un peu païenne,
Toute jeune, les seins hors du corset étroit.
Couronne de lauriers et de feuilles de chêne
Celui qui tracera le sillon le plus droit !

Et je frissonnerai, d’aube toute trempée,
Sentant venir les temps promis à l’univers,
Où le dernier tronçon de la dernière épée
Me servira de soc dans les sillons rouverts.


(Les Evocations.)