Anthologie des poètes français contemporains/Breton (Jules)

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 555-559).




JULES BRETON





Bibliographie. — Poésie : Les Champs et la Mer, poèmes (Alphonse Lemerre, Paris, 1875) ; — Jeanne, poème couronné par l’Académie française (Charpentier, Paris, 1880) ; — Œuvres poétiques [1867-1886] : Les Champs et la Mer ; Jeanne (Alphonse Lemerre, Paris, 1887). — Prose : La Vie d’un Artiste (Alphonse Lemerre, Paris, 1890) ; — Un Peintre paysan (Alphonse Lemerre, Paris, 1896) ; — Savarette, roman (Alphonse Lemerre, Paris, 1898) ; — Nos Peintres du siècle (Société d’édition artistique, Paris, 1900) ; — Delphine Bernard, biographie (Alphonse Lemerre, Paris, 1902).

En préparation : La Peinture.

M. Jules Breton a collaboré aux deux derniers Parnasses et à de nombreux journaux périodiques.

M. Jules Breton (Jules-Adolphe-Aimé-Louis), né à Courrières (Pas-de-Calais, Artois) le 1er mai 1827, un des maîtres de la peinture moderne, a longtemps ignoré le poète qu’absorbait en lui l’opiniâtre travail du peintre. « Cependant il adorait la poésie, et il faisait de loin en loin, sur son domaine, de très rares tentatives, bientôt découragées par des difficultés qui lui semblaient insurmontables. Il lisait avec enthousiasme ses poètes favoris : La Fontaine, Racine, Heine, Victor Hugo. Il ne connut que plus tard la Pléiade des Parnassiens… En 1868, Théophile Gautier et Eugène Fromentin, avec qui il faisait partie des jurys de peinture, le révélèrent à lui-même. Il leur communiqua le petit poème Le Soir, le seul qu’il ait conservé de cette époque ; ils s’y intéressèrent vivement. Gautier lui dit : « A quand le volume chez Lemerre ? »

Quelques années après, en 1873, M. Jules Breton eut l’occasion de connaître José-Maria de Heredia et de lui montrer son premier cahier de vers. Heredia l’encouragea et le présenta à Leconte de Lisle, qui confirma ses encouragements. Dés lors, M. Jules Breton partagea son temps à peu prés également entre les deux arts qui occupent sa vie. Voici comment Heredia juge le grand artiste qui fut pendant quelque temps son élève en poésie : « Chez Jules Breton, l’image vaut la vision. Il pose le mot propre comme une touche juste, et l’écho de sa rime vibre comme un rappel de ton. Ce que le peintre, malgré toute la perfection de son art, ne peut réaliser, le poète l’exprime, renouvelant ainsi ce rare prodige d’une âme et d’un cerveau magnifiquement doubles. L’éducation de mon magistral élève fut courte. Il avait le sens inné de l’art des vers, et il lui suffit de quelques causeries pour en savoir tous les secrets. En 1875, il publiait son premier recueil : Les Champs et la Mer, en même temps qu’il exposait l’un de ses plus brillants tableaux : Les Feux de la Saint-Jean. Jules Breton aime passionnément sa terre natale. Il en est le peintre et le poète. Il en a peint, en poète, sous tous leurs aspects, au cours de toutes les saisons à toutes les heures, les campagnes infinies, les bois d’une verdure si tendre, les eaux dormantes, les champs de blé, d’œillette ou de colza en fleur, les villages paisibles, les beaux paysans et les belles filles, moissonneurs, faucheurs, laboureurs glaneuses ou sarcleuses. Il l’a chanté, en peintre, cet

Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin…

« Et dans ce vers immense où tient en douze syllabes le plus vaste des tableaux, il a dit toute la beauté du crépuscule sur les plaines :

J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe…

« Dans son poème Jeanne, où les vers exquis abondent, des tableaux de la nature variés et justes encadrent des scènes tour à tour émouvantes, amoureuses et tragiques, toujours profondément humaines…

« Comme dans toute l’œuvre du peintre-poète, on admire dans Jeanne un amour fervent de la beauté, l’expression heureusement formulée de vérités et de sentiments éternels, une langue pure, savoureuse et souple, une composition d’apparence très simple et de l’art le plus raffiné, enfin, cette musique divine des beaux vers, qui font de cette œuvre, je ne crains pas de l’affirmer, le plus remarquable des grands poèmes rustiques écrits en français.

« Sa publication fut saluée par un applaudissement unanime : Victor Hugo, Leconte de Liste, Mistral, Taine, Alphonse Daudet, Fromentin, Puvis de Chavannes, pour ne citer que les maîtres, louèrent à l’envi cette Jeanne si touchante et si belle. L’Académie la couronna.

« L’œuvre en prose de Jules Breton n’est pas inférieure à son œuvre poétique. Elle la complète et l’explique en faisant connaître l’homme et le penseur… »

M. Jules Breton est membre de l’Institut et commandeur de la Légion d’honneur

[1].
L’ARTOIS


I


A Josè-Maria de Héredia.


J’aime mon vieil Artois aux plaines infinies,
Champs perdus dans l’espace où s’opposent, mêlés,
Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
Les lins bleus, lacs de fleurs, aux verdures brunies,
L’œillette, blanche écume, à l’océan des blés.

Au printemps, les colzas aux gais bouquets de chrome
De leur note si vive éblouissent les yeux ;
Des mousses de velours émaillent le vieux chaume,
Et sur le seuil béni que la verdure embaume
On voit s’épanouir de beaux enfants joyeux.

Chérubins de village avec leur tête ronde,
Leurs cheveux flamboyants qu’allume le soleil ;
De sa poudre dorée un rayon les inonde.
Quelle folle clameur pousse leur troupe blonde,
Quel rire éblouissant et quel éclat vermeil !

Quand nos ciels argentés et leur douce lumière
Ont fait place à l’azur si sombre de l’été ;
Quand les ormes sont noirs, qu’à sec est la rivière ;
Près du chemin blanchi, quand, grise de poussière,
La fleur se crispe et meurt de soif, d’aridité ;

Dans sa fureur l’Été, soufflant sa chaude haleine,
Exaspère la vie et l’enivre de feu ;
Mais si notre sang bout et brûle notre veine,
Bientôt nous rafraîchit la nuit douce et sereine,
Où les mondes ardents scintillent dans le bleu.


II


Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin,’
Je t’aime quand, le soir, les moucherons bourdonnent,
Quand tes cloches, au loin, pieusement résonnent,
Et que j’erre au hasard, tout seul sur le chemin.


J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe ;
Humilité, splendeur, tout est là, c’est le beau ;
Le sol fume ; et c’est l’heure où s’en revient, superbe,
La glaneuse, le front couronné de sa gerbe
Et de cheveux plus noirs que l’aile d’un corbeau.

C’est une enfant des champs, âpre, sauvage et fière ;
Et son galbe fait bien sur ce simple décor,
Alors que son pied nu soulève la poussière,
Qu’agrandie et mêlée au torrent de lumière,
Se dressant sur ses reins, elle prend son essor.

C’est elle. Sur son sein tombent des plis de toile ;
Entre les blonds épis rayonne son œil noir ;
Aux franges de la nue ainsi brille une étoile ;
Phidias eût rêvé le chef-d’œuvre que voile
Cette jupe taillée à grands coups d’ébauchoir.

Laissant à l’air flotter l’humble tissu de laine,
Elle passe, et gaîment brille la glane d’or,
Et le soleil rougit sur sa face hautaine.
Bientôt elle se perd dans un pli de la plaine,
Et le regard charmé pense la voir encor.


III


Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
S’éteint tout doucement dans les flots de la nuit,
Au rideau sourd du bois attachant une braise
Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
Tout devient idéal, forme, couleur et bruit.

Et la lumière avare aux détails se refuse ;
Le dessin s’ennoblit, et, dans le brun puissant,
Majestueusement le grand accent s’accuse ;
La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
Et la sourdine rend le son plus ravissant.

Miracle d’un instant, heure immatérielle,
Où l’air est un parfum et le vent un soupir !
Au crépuscule ému la laideur même est belle,
Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.

  1. Au dernier moment, nous apprenons la douloureuse nouvelle de la mort de M. Jules Breton, décédé à Paris le 5 juillet 1906.