Anthologie des poètes français contemporains/Richepin (Jean)

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Anthologie des poètes français contemporainsCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome deuxième (p. 17-32).
JEAN RICHEPIN




Bibliographie. — Poésie : La Chanson des Gueux (1876) ; — Les Caresses (1877) ; — Les Blasphèmes (1884) ; — La Mer (1886) ; — Mes Paradis (1894) ; — La Bombarde (1899). — Théâtre : La Glu, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Ambigu (1883) ; — Nana-Sahib, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre de la Porte-Saint Martin (1883) ; — Macbeth, drame de Shakespeare en neuf tableaux et en prose (1884) ; — Monsieur Scapin, drame en trois actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1886), — Le Flibustier, drame en trois actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1888) ; — Le Chien de garde, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1889) ; — Le Mage, opéra en cinq actes et six tableaux, musique de Massenet(1891) ; — Par le Glaive, drame en vers, en cinq actes et huit tableaux, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1892) : — Vers la joie, conte en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1894) ; — Théâtre chimérique, vingt-sept actes en prose et en vers (1896) ; — Le Chemineau, drame en vers, en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1897) ; — La Martyre, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1898) ; — Les Truands, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1899) ; — Miarka, opéra en cinq actes, représenté sur la scène de l’Opéra-Comique (1905) : — Don Quichotte, pièce représentée sur la scène du Théâtre — Français (1905). — Prose : Les Étapes d’un réfractaire (1872) ; — Madame André, roman (1877) ; — Les Morts bizarres (1877) ; — La Glu, roman (1881) ; — Quatre Petits Romans (1882) ; — Le Pavé (1883) ; — Miarka, la fille à l’Ourse (1883) ; — Sophie Monnier (1884) ; — Braves Gens (1886) ; — Cèsarine (1888) ; — Le Cadet, roman (1890) ; — Truandailles (1890) ; — Cauchemars (1892) : — La Miseloque, choses et gens de théâtre (1893) ; — L’Aimé, roman (1893) ; — Flamboche, roman (1895) ; — Les Grandes Amoureuses (1896) ; — Contes de la décadence romaine (1898) ; — Lagibasse, roman magique (1900) ; — Contes espagnols (1901).

Les œuvres de M. Jean Richepin se trouvent chez Fasquelle.

M. Jean Richepin a collaboré à la plupart des grands journaux parisiens.

M. Jean Richepin est né à Médéa, en Algérie, le 4 février 1849. Fils d’un médecin militaire, petit-fils de paysans, il fit de brillantes études au Lycée Napoléon, au Lycée de Douai et au Lycée Charlemagne (1859-1868), entra en 1868 à l’École normale supérieure, prit le grade de licencié ès lettres (1870), et s’engagea bientôt après dans un corps de francs-tireurs qui suivit les mouvements de l’armée de Bourbaki pendant la guerre franco-allemande. De 1871 à 1875, il mena une vie errante. Il fut tour à tour professeur libre, matelot, portefaix et débardeur à Naples et à Bordeaux, sans que cette existence aventureuse nuisit en rien à son activité cérébrale. Après avoir écrit, en 1871, dans La Vérité et dans le Corsaire, il débutait en 1873 au théâtre de la Tour-d’Auvergne, à la fois comme acteur et comme auteur dramatique, avec l’Etoile, pièce écrite en collaboration avec André Gill.

« M. Richepin était célèbre dans les cénacles du quartier latin où brillaient Ponchon, Sapeck, Rollinat, Bourget. Il l’était par une passion effrénée d’indépendance, par des théories sociales truculentes, par certaines excentricités, par l’effervescence du « sang touranien » qui, disait-il, circulait dans ses veines, par sa vigueur et son habileté dans tous les sports, par sa mâle beauté.

« En 1876, il conquit du premier coup le grand public par sa Chanson des Gueux, où, donnant libre carrière à sa verve, il exalta sans réticence « la poésie brutale de ces aventureux, de « ces hardis, de ces enfants en révolte à qui la société presque a toujours fut marâtre, et qui, ne trouvant pas de lait à la mamelle « de la mauvaise nourrice, mordent à même la chair pour calmer « leur faim »… Sur la dénonciation du Charivari, le poème fut saisi le 24 mai 1876, et M. Jean Richepin fut condamné le 15 juillet, par le tribunal de police correctionnelle, à un mois de prison et à 500 francs d’amende, pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. » Il purgea sa condamnation à Sainte-Pélagie… puis continua de travailler et d’écrire pour la gloire et pour le triomphe de la justice sociale, et plus que jamais s’attacha à « démolir les préjugés » et à défendre la cause des humbles et des opprimés.

« Non content de collaborer à des journaux littéraires comme le Gil Blas, il donnait coup sur coup des études de mœurs, des romans, des poèmes et des drames. Les Caresses (1877), Les Blasphèmes (1884), et La Mer(1886), continuent logiquement La Chanson des Gueux.

« Avec de prodigieux effets de métrique, une richesse et une saveur de vocabulaire qui rappellent la manière de Rabelais, le poète chanta l’amour et la douleur, glorifia les beautés et les fureurs de la mer, renversa comme un torrent brutal toutes les « superstitions théologiques », toutes les « chimères scientifiques », toutes les « douces et belles illusions » dont vit l’humanité, et il compléta cette œuvre de destruction par une analyse desséchante du moi : Mes Paradis (1894).

« Dans ses romans, il recherchait l’étude des sensations curieuses, des monstruosités psychologiques, des curiosités de mœurs. Les Morts bizarres (1876) sont un extraordinaire recueil d’atrocités, de trépas inédits, de peintures de douleurs inouïes. Madame André (1878) et Césarine (1855) sont de supérieures études de psychologie où la fiction serre de si près la réalité, qu’elles semblent le récit d’aventures vécues. Le Pavé (1883 ; est une série de tableautins, vivement peints, représentant les types singuliers qui évoluent dans les rues de Paris, les spectacles qui mettent à nu les difformités de la grande ville. Puis toute une collection de monographies consacrées aux humbles et pittoresques bohèmes, paysans, truands que l’auteur affectionne : Miarka, la fille a l’ourse (1883), Les Braves Gens (1886), Le Cadet (1890), Truandâmes (1890), La Miseloque[1892), Flamboche (1895).

« Au théâtre, M. Jean Richepin a apporté les mêmes préoccupations. Ses drames en vers, écrits dans la même langue opulente et éclatante, expriment les mêmes sentiments de mépris violent pour les conventions sociales. Vers la joie (1894), Le Chemineau (1897), Les Truands (1899), font le procès de la vie studieuse et contemplative, de la vie des villes, pour exalter la vie libre, fût-elle en marge des lois sociales.

« L’œuvre que nous venons d’analyser brièvement est déjà considérable, elle est d’un rude et laborieux ouvrier. Mais, pour être à peu près complet, il faut mentionner encore : Les Étapes d’un réfractaire (1872), La Glu (1881), roman qui décrit avec une lucidité poignante la morbide action de certaines maîtresses sur les sens et, par eux, sur le caractère de certains amants ; Quatre Petits Romans (1882) ; Nana-Sahib, drame où l’auteur joua lui même le premier rôle, avec Sarah Bernhardt, en 1883 ; Macbeth, drame en vers (1884) ; Sappho (1834) ; Sophie Monnier, maîtresse de Mirabeau (1884) ; Monsieur Scapin (1886), étourdissante reconstitution de la vieille comédie ; Le Flibustier, comédie en vers (1888), qui met en jeu les événements de la vie ordinaire des populations maritimes ; Par le Glaive, drame (1892) ; L’Aimé (1893) ; Les Grandes Amoureuses (1896) ; Théâtre chimérique, 27 actes en prose et en vers (1896) ; La Martyre (1893), mettant en scène le conflit entre le paganisme et le christianisme ; Le Chien de garde, drame (1898) ; Contes de la décadence romaine (1898) ; La Bombarde, contes à chanter (1899) ; Lagibasse, roman magique (1899) ; Contes espagnols (1901). »

M. Jean Richepin a fait de fréquents voyages, à diverses époques échelonnées de 1872 à ce jour. Sans compter de nombreux séjours à Londres, il a fait deux voyages en Italie, quatre aux îles Baléares, et il a visité tour à tour la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne, l’Algérie et le Maroc, où il a vécu quinze jours sous la tente, dans l’intérieur du pays.




HALLALI


O gouttes de mon sang, voilà donc votre histoire
Et les chansons que vous chantez !
Va, sang de mes aïeux, vieux sang blasphématoire,
Sang des gueux, sang des révoltés,
Tes leçons dans mon cœur ne resteront pas vaines,
Brave sang toujours en éveil
Dont le flot vagabond aime à jaillir des veines
Pour montrer sa pourpre au soleil !
Je veux aussi, je veux comme vous, mes ancêtres,
Vivre debout sur l’étrier,
Pousser ma charge, et dans la bataille des êtres
Ouvrir mon sillon meurtrier.
En ce temps où le vent des folles aventures
Ne souffle plus dans nos poumons.
Je n’irai pas chercher les victoires futures
A travers les vaux et les monts ;
Mais dans l’intelligence humaine ensemencée
D’un tas de mots intimidants,
Je lancerai les noirs chevaux de ma pensée.
Ventre à terre et le mors aux dents ;
Et malgré les fourrés obscurs pleins de racines,
Les fondis où l’on disparait,
Les étangs croupissants aux plantes assassines,
Malgré tout fouillant la forêt,
J’y donnerai la chasse à la bête hagarde
Qu’elle cache en ses antres verts,
Afin de lui plonger au cœur jusqu’à la garde
Le clair yatagan de mes vers.
O Dieu, jusqu’à présent, dans les mythologies,
Parmi les avatars passés,
A te mettre en lambeaux mes mains se sont rougies ;

Mais pour moi ce n’est pas assez.
Ce qu’il faut à ma haine, à ma vengeance entière,
À mes blasphèmes triomphants,
{Ce n’est pas seulement ton corps fait de matière
Par les hommes encore enfants ;
C’est la chair de ta chair, c’est l’âme de ton âme,
Ton concept enfin dégrossi,
{Moins palpable que l’air, plus subtil que la flamme,
Et que je veux tuer aussi.
Par le respect des lois, l’amour de la Nature,
Le culte de notre raison.
C’est toi, c’est toujours toi qui dans notre pâture
Mets l’Absolu comme un poison.
En vain les Dieux sont morts ; le dernier agonise ;
Toi, tu demeures immortel.
En se divinisant l’homme te divinise,
Et son orgueil te sert d’autel.
Mais moi, je ne sais pas ces lâches défaillances.
Suivant ma route jusqu’au bout.
Ces cultes, ces respects, ces amours, ces croyances
Qui dans nos cœurs restent debout.
J’éteindrai leurs lueurs, suprêmes girandoles
Des vieux temples abandonnés.
Hourra ! Pour l’hallali des dernières Idoles,
Fanfares des aïeux, sonnez !
sang des Touraniens qui bous dans mes artères,
Sang des révoltés, sang des gueux,
Comme à travers les champs, à travers les mystères
On peut prendre un galop fougueux !
Taïaut ! taïaut ! Voici le troupeau des Idées
Qui fuit effaré devant nous.
Taïaut ! taïaut ! Que nos montures débridées
Aient la tête entre leurs genoux !
Hardi ! Traversons tout, le taillis, la clairière,
Sautons les rus, les chemins creux !
Plus vile, et sans jamais regarder en arrière !
Ceux qui tombent, tant pis pour eux !
Hallali ! hallali ! Quand la bête forcée
Sera morte, le ventre ouvert,
Alors enfin, ô noirs chevaux de ma pensée,
Je pourrai vous remettre au vert ;

Alors, à ciseler des bijoux de vitrine
J’emploierai mon clair yatagan ;
Alors, ô sang cruel qui fis dans ma poitrine
Passer ce souffle d’ouragan,
vieux sang des aïeux, du sang de la curée
Je serai pour toi l’échanson,
Et je t’en ferai boire une pleine verrée
Pour te payer de ta chanson !


(Les Blasphèmes.)


UN VIEUX LAPIN


Ce vieux, poilu comme un lapin,
Qui s’en va mendiant son pain,
Clopin-clopant, clopant-clopin,

Où va-t-il ? D’où vient-il ? Qu’importe !
Suivant le hasard qui l’emporte
Il chemine de porte en porte.

Un pied nu, l’autre sans soulier,
Sur son bâton de cornouiller
Il fait plus de pas qu’un roulier.

Il dévore en rêvant les lieues
Sur les routes à longues queues
Qui vont vers les collines bleues.

Là-bas, là-bas, dans le lointain
Qui recule chaque matin
Et qui le soir n’est pas atteint.

Il semble sans halte ni trêve
Poursuivre un impossible rêve.
Toujours, toujours, tant qu’il en crève.

Alors, sur le bord du chemin.
Meurt, sans qu’on lui presse la main.
Cet affamé de lendemain.

Étendu sur le dos dans l’herbe.
Il regarde le ciel superbe
Avec ses étoiles en gerbe.

Ah ! là-haut, c’est peut-être là
Que son espérance exila
Le but qui toujours recula !

Ah ! là-haut, c’est peut-être l’arche
Vers laquelle ce patriarche
Guidait son éternelle marche !

Quand le dimanche il défilait
Sous un portail son chapelet,
C’est là-haut que son cœur allait !

Là-haut, c’est la terre promise !
Là-haut, pour les gueux sans chemise
Le lit est fait, la table est mise !

Et sans doute ce vagabond
Va s’envoler là-haut d’un bond,
Et ce moment lui semble bon !

Eh bien ! non. Tordu comme un saule,
Ce prisonnier tient à sa geôle.
Il ne veut pas mourir, le drôle !

Il lutte, il hurle comme un fol.
Cambre ses reins, tourne son col,
Et de ses baisers mord le sol.

Il n’a point de céleste envie,
Et dans sa soif inassouvie
Il veut boire encore à la vie.

Sur ce lit de mort sans chevet
Il se rappelle qu’il avait
De bons moments quand il vivait,

Que dans son enfance première
Il dormait chez une fermière
Près de l’âtre de la chaumière,

Que plus tard dans les verts sentiers
Il a passé des jours entiers
À défleurir les églantiers,

Qu’au mois de mars, mois des pervenches,
Il a souvent pris par les hanches
De belles filles aux chairs blanches,

Que le hasard avait grand soin
De lui garder toujours un coin
Bien chaud dans les meules de foin,

Qu’il avalait à pleine tasse
Le vin frais, si doux quand il passe,
Et la bonne soupe bien grasse,

Et qu’il avait beau voyager,
Lui l’inconnu, lui l’étranger.
Chacun lui donnait à manger,

Et que les gens sont charitables
D’ouvrir au pauvre leurs étables,
De lui faire place à leurs tables,

Et que nulle part, même aux cieux,
Les misérables ne sont mieux
Que sur terre ; et le pauvre vieux

Voudrait voir la prochaine aurore
Et ne pas s’en aller encore
Vers l’autre monde qu’il ignore ;

Et la vie est un si grand bien.
Que ce vieillard, ce gueux, ce chien,
Regrette tout, lui qui n’eut rien.


(La Chanson des gueux.)


LA CHANSON DE MARIE-DES-ANGES


Y avait un* fois un pauv’ gas.
Et Ion la laire,
Et Ion lan la,
Y avait un’ fois un pauv’ gas,
Qu’aimait cell’ qui n’I'aimait pas.

Ell' lui dit : Apport’-moi d’main
Et Ion la laire,
Et Ion lan la,
Ell' lui dit : Apport’-moi d’main
L’coeur de ta mèr’ pour mon chien.

Va chez sa mère et la tue
Et Ion la laire,

Et Ion lan la,
Va chez sa mère et la tue,
Lui prit l’cœur et s’en courut.

Comme il courait, il tomba,
Et Ion la laire,
Et Ion lan la,
Comme il courait, il tomba.
Et par terre l’cœur roula.

Et pendant que l’cœur roulait.
Et Ion la laire,
Et Ion lan la.
Et pendant que l’cœur roulait,
Entendit l’cœur qui parlait.

Et l’cœur lui dit en pleurant.
Et Ion la laire,
Et Ion lan la.
Et l’cœur lui dit en pleurant :
T’es-tu fait mal, mon enfant ?


LE BAISER DE LA CHIMERE


Quand il fut devant la Chimère,
Elle eut un féroce clin d’œil,
Et, dans un rire aigre d’orgueil
Qui retroussait sa lèvre amère,
Elle s’écria : « Que ta mère,
Pauvre petit, prenne le deuil !

« Car tous ceux qui m’ont désirée
Sont morts dans d’horribles travaux,
Sans voir, souvent, si je les vaux,
Moi qui manque à la foi jurée,
Moi, la chienne ayant pour curée
Le cœur de mes meilleurs dévots.

« Je promets en effet ma couche
À qui m’adore aveuglément ;
Mais quand l’acier, pris à l’aimant,
Va s’y joindre, avant qu’il le touche
Je détourne parfois ma bouche,
Et l’on meurt de rage en l’aimant.

« Et cependant je veux qu’on m’aime,
Malgré les pleurs et les effrois,
Et sous les coups, et sur la croix,
Sans un regret, sans un blasphème,
Sans un doute, toujours, quand même,
Croyant en ma bonté. — J’y crois.

Répliqua le jeune homme pâle,
J’y crois, et toujours j’y croirai.
Pour ton baiser, rien qu’espéré,
Je subirai tout d’un cœur mâle,
Et jusques à mon dernier râle
En l’espérant je t’aimerai.

— Bien ! fit-elle d’une voix brève.
Alors, en marche ! » Et sur son dos
Il sentit d’écrasants fardeaux
Plomber soudain comme en un rêve,
Tandis qu’autour de lui : « Qu’il crève !
Hurlait la meute des badauds.

Et les sots, les méchants, les drôles,
Les infâmes, de tout côté
Ricanaient de le voir voûté
Comme s’il portait les deux pôles,
Contractant ses maigres épaules
Où la Chimère avait sauté.

On gueulait : « A bas la Chimère !
A bas le fou, le cabotin
Chevauché par cette putain !
Pourquoi pas par-devant le maire ?
Poseur ! Farceur ! Salop ! Sa mère
En meurt de honte ce matin. »

Ah ! ce mot le tord, le tenaille !
L’enfant pleure. Il fait un faux pas.
Alors, la Chimère, tout bas :
« Oui, cède au vœu de la canaille.
C’est juste. Il faut que je m’en aille. »
Mais il répond : « Je ne veux pas. « 

On crie : « Horreur ! En quarantaine !
Mauvais fils ! qu’il soit rejeté,
Monstre, hors de l’humanité ! »

On fuit. À sa marche incertaine
S’ouvre un grand désert sans fontaine
Où pas un vivant n’est resté.

C’est une solitude immense
Aux implacables horizons,
Aux sables pleins de trahisons
Que roule un simoun en démence
Et qu’un lourd soleil ensemence
D’une semailles de tisons.

Pas un arbre ! Pas une tente !
Pas un fil d’ombre dans un coin,
Fût-ce l’ombre d’un brin de foin !
Pays de la soif haletante !
Et la Chimère à voix chantante
Dit : « Va plus loin, toujours plus loin ! »

Il va : « Tu meurs de chaud, fait-elle.
Si je cessais de te peser,
Devant ta soif, pour l’apaiser,
L’eau jaillirait en cascatelle.
— Ah ! dit-il, ma soif immortelle
Ne veut que l’eau de ton baiser. »

L’affreuse marche continue
Sous des tourbillons desséchants.
Puis, soudain, ces lugubres champs,
Au lieu d’être une arène nue,
Durcissent en lave cornue,
En silex aigus et tranchants.

Et la marche devient plus lente
Sur ces poignardant polypiers
Où les pieds sont estropiés,
Où se déchiquète leur plante
Dont la chair pend et choit, sanglante.
Tant que bientôt l’homme est sans pieds.

« Je suis la plus lâche des filles,
Gémit la Chimère, en restant
Sur ton dos où je pèse tant.
— Bah ! mes espoirs sont mes béquilles,
Dit-il. J’irai sur les chevilles
Là-bas où ton baiser m’attend ! »

Il va toujours, les yeux sublimes,
Et maintenant dans des rochers
Saignent ses genoux écorchés
Qui s’usent ainsi qu’à des limes,
En laissant aux vertes élymes
De rouges lambeaux accrochés.

"Non, non, c’est trop, dit la Chimère,
Et je veux descendre à la fin.
De tant de morts je n’ai point faim.
Tuer le fils après la mère !
Et pour un baiser éphémère !
Qui sait, même ? promis en vain !

— Ah ! tu me l’as promis, n’importe !
Répond l’enfant aux yeux hardis.
Moi, j’ai foi dans ce que tu dis,
Et je t’adore et je te porte,
Dussé-je mourir à la porte
Sans entrer dans mon paradis ! w

Et maintenant, par une rampe
Que hérissent des coutelas
Dont l’acier tinte comme un glas,
Sur son ventre que le sang trempe,
Épouvantablement il rampe,
Mais toujours fervent, jamais las.

De son ventre en bouillie immonde.
De ses bras à l’os fracturé,
Voici que rien n’est demeuré.
Il a l’air d’un tronc qu’on émonde.
Mais il dit : « Jusqu’au bout du monde,
Chimère, avec toi j’irai.

« Tant qu’il subsiste une parcelle
Vivante et palpitante en moi,
Elle est tienne, et toujours ma foi
S'élance aussi pure vers celle
Dont la chevelure ruisselle
Sur mon visage en pleurs, vers toi,

« Vers toi, ma Chimère farouche,
Dont j’entends le souffle adoré

Me promettre que je t’aurai,
Vers toi dont la gorge me touche,
Vers toi, vers ta mystique bouche
Où fleurit mon rêve espéré.

« Et quand même à ce doux baptême
Je devrais n’arriver jamais.
Pour ce crime que tu commets
Je ne te dis pas anathème,
Et toujours et toujours je t’aime
Comme au premier jour je t’aimais ! »

Et tandis qu’il monte et s’exalte,
L’abeille noire au dard de fiel,
La Mort, vient butiner le miel
De ses yeux qui s’éteignent… « Halle ! »
Il les rouvre. Un pic de basalte,
Nu, chauve ! Une cime en plein ciel I

Là-bas, en bas, bien loin, la terre
Semble un brouillard qui s’est enfui.
Mais ici, quel soleil a lui !
Ah ! son espoir s’en désaltère !
Ici, sur le pic solitaire,
C’est la Chimère, devant lui.

« Il faut que je te satisfasse.
Dit-elle, tu l’as mérité. »
Mais, ironique charité !
Tout à coup son corps fond, s’efface.
Disparu ! Plus rien qu’une face
Au sourire désenchanté !

Et lui-même alors il prend garde
Que son corps entier s’est perdu
Et que tout son individu
N’est plus qu’une face hagarde
De décapité qui regarde
Avec un regard éperdu.

Et de ces deux faces livides
Déjà les fuyantes couleurs
Se fanent ainsi que des fleurs
Au vent des ténèbres avides.

Tandis qu’à leurs artères vides
Le sang s’égoutte en derniers pleurs.

« Las ! dit-il, encore une goutte,
Et sans être de tes élus
Je meurs ; mais tel que tu voulus,
Sans blasphème, regret, ni doute.
Au bout de cette horrible route
T’aimant toujours de plus en plus.

— Las ! dit-elle, oh ! la folle envie
Que j’ai de tenir mon serment !
Car je t’aime aussi, cher amant.
Mais quoi ! Pauvres spectres sans vie,
A notre amour inassouvie
Il ne reste plus d’aliment.

— Si, dit-il. Unissons-nos râles !
Ensemble ils vont agoniser.
Une larme vient d’iriser
Tes beaux yeux aux troubles opales.
II nous reste nos lèvres pâles.
Cela suffît pour un baiser. »

Et, la prunelle à sa prunelle,
Sur sa bouche qu’elle lui tend
Exhalant son souffle, y mettant
Toute sa vie allée en elle,
Il but à la source éternelle
Pendant ce baiser d’un instant.


(La Bombarde.)


TROIS PETITS OISEAUX DANS LES BLÉS


Au matin se sont rassemblés
Trois petits oiseaux dans les blés.

Ils avaient tant à se dire
Qu’ils parlaient tous à la fois,
Et chacun forçait sa voix.
Ça faisait un tire lire,
Tire lire la ou la.
Un vieux pommier planté là

A trouvé si gai cela
Qu’il s’en est tordu de rire.

A midi se sont régalés
Trois petits oiseaux dans les blés.

Tout en chantant dans les branches
Leur joyeux turlututu,
Ils mangeaient mangeras-tu
Et lâchaient des avalanches
De caca cataractant.
Ils en faisaient tant et tant
Que l’arbre tout éclatant
Était plein d’étoiles blanches,

A la nuit se sont en allés
Trois petits oiseaux dans les blés

Chacun rond comme une caille,
Ils zigzaguaient, titubant,
Voletant, roulant, tombant ;
Ils avaient tant fait ripaille
Que leurs ventres trop gavés
Leur semblaient de lourds pavés ;
Si bien qu’on les a trouvés
Ce matin morts sur la paille.

Un seul trou les a rassemblés,
Trois petits oiseaux dans les blés.


(La Bombarde.)