Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Albert Delpit

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 318-323).




ALBERT DELPIT


1849




Albert Delpit, né en 1849 à la Nouvelle-Orléans, fit, comme garde mobile, la campagne de 1870, et écrivit, au jour le jour, de petits poèmes dun caractère patriotique, qu’il réunit plus tard sous le titre de L’Invasion. Depuis lors, il a donné Les Dieux qu’on brise, recueil de vers d’une inspiration fort élevée, qui, ainsi que le précédent, fut couronné par l’Académie française, et il prépare Jeanne la Pucelle, épopée dans laquelle il glorifie avec une grande sincérité de sentiment notre héroïne nationale.

Bien qu’ayant beaucoup plus produit comme romancier et auteur dramatique que comme poète, M. Albert Delpit a sa place marquée dans toute Anthologie par ses chants pleins d’entrain et de vigueur.

Ses œuvres poétiques, publiées d’abord chez divers éditeurs, ont été rééditées, avec ses romans et ses pièces de théâtre, par Paul Ollendorff.

A. L.


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LE SERGENT





Cétait un vieux sergent des guerres d’Italie
Un de ceux que la mort pendant trente ans oublie
Et laisse tristement blanchir sous le galon.
Un biscaïen avait fracassé son talon,

Et deux balles trouaient les os de sa mâchoire.
Il mourait seul, tout seul, sans rien, même sans gloire.
Ses lèvres remuaient, mais il ne parlait pas.
— « Eh bien ! comment est-il ? dis-je au major.
                                                                         — Très bas.
Pauvre diable ! Il n’a pas cinq minutes à vivre. »

Je regardai : son œil terne semblait me suivre ;
Un frisson secouait son corps à demi nu.
Puis soudain, comme au bruit d’un tambour inconnu,
Je vis ses yeux éteints qui se gonflaient de larmes :
Et, se dressant d’un bond sur le lit, au port d’armes,
Dans le raidissement de son suprême effort,
D’une voix claire il dit : « Présent ! »
                                                       Il était mort.

(L’Invasion)

CHANSON

I

Petit pioupiou,
Soldat d’un sou,
Qu’as-tu rapporté de Crimée ?
C’était le temps où notre armée,
Toujours sans trêve ni repos,
Portait à travers la fumée,
Troués de balles, nos drapeaux !
Mais de ces vingt champs de victoire,
Où l’aigle ardent prenait son vol,
Qu’as-tu rapporté pour ta gloire ?

— J’ai rapporté Sébastopol.


II

— Petit pioupiou,
Soldat d’un sou,
Qu’as-tu rapporté d’Italie ?
C’était le temps de la folie,
Nous nous battions comme des preux.
À quoi bon ? Comme on vous oublie,
Quand viennent les jours malheureux !
Mais de ces vingt champs de victoire
De nos frontières à l’Arno,
Qu’as-tu rapporté pour ta gloire ?

— J’ai rapporté Solférino.

II

— Petit pioupiou,
Soldat d’un sou,
Qu’as-tu rapporté d’Allemagne ?
C’était le temps où la campagne
De notre pur sang s’arrosa :
La Guerre ayant pris pour compagne
La Déroute, nous écrasa.
Mais de l’invasion infâme
Qui t’assombrissait l’avenir,
Qu’as-tu rapporté dans ton âme ?

— J’ai rapporté le souvenir.


(Les Dieux qu’on brise) LA CHANSON DES ROUTIERS


En route, en route,
Faisons gaîment le dur chemin !
Nos lances que l’Anglais redoute
Sont au repos jusqu’à demain !
En route, en route !
Nous ne voulons pas d’autre joute,
Qu’avec les pâtés dans leur croûte
Plus dure qu’un vieux parchemin !
En route, en route !

C’est ainsi que chantaient les hardis compagnons
Qui s’en allaient combattre Anglais et Bourguignons.
Tous ceux que le pillage ou la bataille entraîne
Franchissaient, nuit et jour, les marches de Lorraine ;
Routiers, archers de Flandre au buffle en cuir noirci,
Francmuseaux, qui jamais ne demandaient merci ;
Et les vieux chevaliers de la première guerre,
Ceux-là que les Anglais avaient battus naguère,
Les rudes compagnons de monsieur Duguesclin ;
Et tous ceux qui voyant la France à son déclin,
Prête à choir, comme un fruit dont la chair est trop mûre,
Avaient pour la sauver réendossé l’armure.
Dans le pays, glacé du cœur jusqu’au cerveau,
C’était l’éclosion d’un sentiment nouveau :
Un espoir encor vague illuminait les âmes;
Et tous, nobles, vilains, vieillards, enfants et femmes,
Aimaient mieux de leurs mains se creuser des tombeaux
Que de voir le pays s’en aller par lambeaux.

À table, à table !
L’Angélus sonne au vieux beffroi!
La guerre est chose supportable,
Et qui n’inspire aucun effroi !
À table, à table !
Pourvu qu’un guerrier respectable
Puisse boire du vin potable
Digne de monseigneur le roi !
À table, à table !

Jamais n’avait coulé plus de vieux sang gaulois
Depuis les temps maudits des deux premiers Valois.
Personne n’osait plus énumérer le compte
De ces jours, dont le nom faisait pâlir de honte !
La faim exterminait des villages entiers ;
La cruelle Azincourt recommençait Poitiers ;
Paris dompté, cachant sa haine héréditaire,
Subissait les couleurs d’Henri Six d’Angleterre !
C’était la fin. Sans cour, sans argent, sans amis,
Tel qu’un mort sur lequel le drap sinistre est mis,
Charles Sept, fils sans mère et seigneur sans royaume,
De province en province errait comme un fantôme
Et croyait à jamais dans l’ombre évanouis,
Les destins du dernier des fils de saint Louis !

En marche, en marche !
Nous sommes gens de haut renom !
Nos aïeux naviguaient dans l’arche
Où flottait déjà leur pennon !
En marche, en marche !
Et s’il n’est un vieux patriarche,
Chacun doit, de Reims à Luzarche,
Joindre notre Sire à Chinon.
En marche, en marche !

De Marmande à Bordeaux, de Rouen à Calais,
Pas un pouce de sol qui ne fût pas Anglais !
Leur intraitable orgueil regardait comme sienne
La terre où, cinq cents ans, grandit la Gaule ancienne !
Et saint Louis, le roi clément aux malheureux,
Philippe-Auguste, Jean, Charlemagne et ses preux,
Sous qui la France était si dure à ses voisines,
Charles Martel, vainqueur des hordes sarrazines,
N’avaient tant illustré les trois fleurs de lis d’or
Que pour léguer leur trône au beau-fils d’un Tudor !
D’où viendrait, parmi tant de gloires obscurcies,
Le salut qu’annonçaient les vieilles prophéties ?
La Vierge, que depuis des siècles très lointains
Le pays attendait pour changer ses destins ?


          En selle, en selle !
Vite le pied dans l’étrier !
Varier, que l’avoine ruisselle
Dans l’auge de mon destrier !
           En selle, en selle !
Je veux gagner une escarcelle,
Où l’or des Anglais étincelle
Comme un fer d’arbalétrier.
           En selle, en selle !


(Jeanne la Pucelle)



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