Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Louis Tiercelin

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 324-331).




LOUIS TIERCELIN


1849




Louis Tiercelin, né à Rennes en 1849, a débuté dans la poésie par deux comédies : L’Occasion fait le Larron (1867) et L’Habit ne fait pas le Moine (1868). Quelques mots de M. Leconte de Lisle lui indiquèrent la voie qu’il avait à prendre, et ce fut M. José-Maria de Heredia qui, sur des sonnets patiemment retouchés, lui apprit à faire le vers.

En 1873, M. Tiercelin publia son premier volume de vers, Les Asphodèles, œuvre qui, a dit un critique, « est éclose dans l’atmosphère très catholique de l’ancienne famille bretonne à laquelle appartenait le poète, et qui est comme le pur reflet de ses impressions premières. » Il a donné ensuite deux autres recueils : L’Oasis (1880), où il s’est montré profondément tendra et humain, et Les Anniversaires (1887), qui révèlent une réelle puissance poétique et une grande souplesse de rythme.

M. Tiercelin a fait représenter plusieurs comédies en vers, parmi lesquelles on doit citer : Un Voyage de Noces (1880) et Corneille et Rotrou (1884), qui ont été jouées à l’Odéon. Il est, en outre, l’auteur dun poème intitulé Primevère (1881), de Stances à Corneille (1882) récitées à la Comédie française, et du Rire de Molière représenté au même théâtre (1888).

Les œuvres de M. Tiercelin ont été publiées chez A. Lemerre et chez A. Savine.

A. L.

L’AMOUR CACHÉ




Pendant un mois je l’ai suivie
Ainsi que font les amoureux ;
Rêveur dans les sentiers ombreux,
De ce bonheur j’ai fait ma vie ;
J’avais l’âme triste et ravie :
Pendant un mois je fus heureux.

Son grand œil brun qui s’effarouche
Dort à l’abri des longs cils noirs ;
Dans l’ignorance des espoirs,
Le sourire attriste sa bouche,
Et sur ce marbre l’homme louche
Viendra briser ses encensoirs.

Je ne sais quel charme, un mystère
L’enveloppe avec majesté ;
Son air plein de naïveté
Force les aveux à se taire,
Et l’on voudrait baiser la terre
Où son pied semble épouvanté.

Bien souvent j’ai dit à mes lèvres :
« Vous parlerez ! » Ce fut en vain.
Timide en cet amour divin
Et dédaignant les aveux mièvres,
Mon cœur a contenu ses fièvres :
Le torrent se creuse un ravin.


Si son âme comme une lyre
N’a pas vibré sous mon regard ;
Si je lui semble un fou hagard
Dont nul n’a compris le délire,
Poète qu’on ne saurait lire
Et qu’on repousse sans égard…

Si mon rêve est une chimère !
— Je veux la suivre sans dessein.
Sa vue est un breuvage sain.
Où je boirai la joie amère
D’un amour, bonheur éphémère,
Que je veux cacher en mon sein.


(Les Asphodèles)



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L’AUMÔNE





Le lourd soleil de juin a brûlé les campagnes.
Le torrent qui tombait du sommet des montagnes,
Brisant les fleurs, broyant les arbres dans son choc,
Ouvre, comme une plaie énorme dans le roc,
Son gouffre desséché plein de débris informes.
Le ruisseau dont les eaux baignaient le pied des ormes
Et qui courait, avec un murmure confus,
Frais et clair, à l’abri des vieux saules touffus,
Montre à présent son lit de sable triste et vide.
Le chemin est ardent et le champ est aride.
On voit les blés jaunis sécher sans être mûrs.
Les fauves, par milliers, cherchent l’abri des murs,
Épouvantés de voir la forêt sans ombrage.
Les oiseaux étonnés s’appellent ; avec rage,

Inquiets, vainement implorent-ils du bec
La terre dévastée et la fontaine à sec.
Les reptiles brûlés par la chaleur du sable
Sont saisis d’un effroi vague, indéfinissable ;
Ils n’osent plus sortir. Le troupeau haletant
Regarde avec stupeur les vases de l’étang
D’où s’élève un brouillard épais et délétère.
Partout la sécheresse a fait fendre la terre.
Adieu les verts taillis ! Adieu les gazons frais !
Adieu, paix des vallons ! mystère des forêts !
Le soleil a fané les fleurs, flétri les mousses ;
La nature n’a plus de perspectives douces,
Et, dans ce flamboiement de la terre et des cieux,
L’homme ne trouve plus où reposer ses yeux.
La soif et le murmure ont contracté sa bouche ;
Il est découragé, morne, sombre, farouche ;
Il respire, mêlés dans un air lourd et chaud,
La poussière d’en bas et les rayons d’en haut ;
Et du triste univers, comme du fond d’un gouffre,
Un cri monte incessant : « Seigneur, la Terre souffre ! »
Le Seigneur répondit : « Je vais faire pleuvoir
Sur la terre assez d’eau pour remplir l’abreuvoir,
Le ruisseau, le torrent, l’étang, le lac, le fleuve,
Pour vêtir les forêts d’une ramure neuve,
Pour faire reverdir les vallons et les prés.
Je veux calmer la soif de ces désespérés
Qui souffrent, quel que soit le nom dont on les nomme.
Je veux, sur le reptile aussi bien que sur l’homme,
Sur l’humble et l’orgueilleux, verser le même don.
Je suis la Récompense et je suis le Pardon.
Je veux que le bienfait étouffe le blasphème,
Que l’ignorant haineux me connaisse et qu’il m’aime ;
Je veux gagner son cœur par la souffrance aigri,
Afin qu’il soit à moi quand je l’aurai guéri.

Je veux que le bonheur apaise et sanctifie
Tout ce qui se révolte et ce qui se défie,
Et, réconciliant tous les êtres entre eux,
Que la fraternité de l’univers heureux,
Comme un parfum d’encens, monte jusqu’à mon trône. »

Ô frères, c’est ainsi que doit tomber l’aumône.


(L’Oasis)



LE PETIT ENFANT





Il jouait, le petit enfant
Aux blanches mains, aux lèvres roses ;
Ignorant nos soucis moroses,
Il jouait, le petit enfant.
Joyeux, candide et triomphant,
Sur le tapis couvert de roses,
Il jouait, le petit enfant
Aux blanches mains, aux lèvres roses.

Il dormait, le petit enfant,
Dans son berceau de mousseline.
Fleur fatiguée et qui s’incline,
Il dormait, le petit enfant.
Et la mère, en le réchauffant,
Le berçait d’une voix câline,
Il dormait, le petit enfant,
Dans son berceau de mousseline.

Il vivait, le petit enfant,
Heureux et rose à faire envie,
Front radieux, âme ravie,
Il vivait, le petit enfant.

Le père faisait pour sa vie
De beaux rêves que Dieu défend.
Il vivait, le petit enfant,
Heureux et rose à faire envie.

Il est mort, le petit enfant ;
Il s’est envolé vers les Anges.
Avec des sourires étranges,
Il est mort, le petit enfant.
Il est mort, et le cœur se fend
Devant ce linceul fait de langes.
Il est mort, le petit enfant ;
Il s’est envolé vers les Anges.

(L’Oasis)

UNE NUIT AU GRAND BÉ
FRAGMENT
L’OMBRE

Les Rois sont morts ! Les Dieux meurent ! Le doute immonde
S’étend comme un déluge effrayant. Tout périt !
Quel sera l’avenir ? Nul ne le sait ! L’esprit
N’ose prévoir le sort qui sera fait au monde !

Heureux âge où la Terre était soumise aux Cieux,
Où les hommes, en proie aux forces naturelles,
Dans les champs ravagés ou fertiles par elles,
Les vénéraient, pasteurs calmes ou soucieux.


Temps heureux où la foi de Rome et de la Grèce
Vivait pour le croyant dans le marbre et l’airain,
Où les dévots du culte impudique ou serein
Faisaient fumer l’encens et flamboyer la graisse ;

Où Carthage adorait, monstres de jaspe et d’or,
Ses Molochs constellés de sanglantes écumes ;
Où les Esprits parlaient sous le trépied de Cumes,
Dans le temple d’Éphèse et les antres d’Endor !

Temps heureux ! Aux forêts de la Scandinavie,
Quand le Scalde allumait la flamme du bûcher,
Par essaims, les guerriers y venaient se coucher,
Radieux dans l’espoir d’une seconde vie.

Et le Gaulois, fidèle au Dieu des jeunes ans,
Sous les soleils d’amour ou les vents de colère,
Chantait le Tout-Puissant terrible et tutélaire !
Heureux âge ! Les Dieux étaient partout présents.

Qu’importe que d’un bloc de pierre ou d’un tronc d’arbre
Les Dieux fussent tirés ! L’idéal radieux
Transfigurait l’idole, et la splendeur des Dieux
Rayonnait par la foi sur le bois ou le marbre.

Qu’on les nommât Iavhé, Mars, Osiris, Junon,
Hu, Tanit ! Que le Dieu, là triple, ailleurs unique,
Fût chanté dans un hymne ou védique ou runique ;
Qu’importe leur essence et qu’importe leur nom !

On adorait ! Le monde affamé de mystère
Vivait dans le respect des Maîtres surhumains,
Et la foule croyait au Ciel fait de ses mains,
Dans l’immense désir de comprendre la Terre !


Et les Dieux pullulaient, tant le peuple ingénu
Multipliait partout leurs naïves images !
Les temples regorgeaient de prêtres et de mages ;
Le culte cherchait Dieu, même dans l’Inconnu !

Jésus vint, renversant les idoles d’argile,
Offrant la loi d’amour à l’univers surpris,
Et séduisant les cœurs et charmant les esprits
À la pure clarté de son doux Évangile.

« Aimez-vous, » disait-il, et du haut de sa croix,
Ouvrant ses bras divins au monde qu’il appelle,
Jésus laisse tomber sur la haine rebelle
Une fraternité de devoirs et de droits.

La sainte Égalité que le bon Maître crée
A triomphé bientôt ; pour le Christ tout-puissant
Les martyrs ont donné leur vie, et dans leur sang
Aussitôt germera la liberté sacrée.

Et le Monde est à Dieu ! Les doutes résolus
S’effacent. Cette vie apparaît comme épreuve,
Et le déshérité qui blasphémait s’abreuve
À l’immortel espoir du Règne des Élus.

Le pauvre est consolé, le mourant se résigne ;
Celui qu’on persécute est encore joyeux ;
La revanche du Ciel éclaire tous les yeux,
Et la douleur calmée a la croix pour insigne.

(Les Anniversaires)



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