Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Albert Glatigny

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 329-337).




ALBERT GLATIGNY


1839-1873




Né dans un village, arrivé presque à l’âge d’homme sans éducation et sans lettres, Albert Glatigny entrevit l’art pour la première fois sous cette forme sensible qui seule peut s’imposer aux esprits ignorants. Il en eut la première révélation en voyant jouer des comédiens de campagne ; il les suivit, joua avec eux à la diable des mélodrames et des vaudevilles, et, sans y songer, apprit ainsi ce mécanisme de la scène et cet art matériel du théâtre, qui si souvent manquent d’abord aux poètes lyriques. Cependant, comme les hasards nécessaires arrivent toujours, les pérégrinations du comédien errant l’amenèrent à Alençon, où Malassis, l’éditeur artiste qui à ce moment-là n’habitait pas encore Paris, lui donna un recueil de vers quelconque d’un poète contemporain. Chose inouïe et vraiment prodigieuse ! Après avoir dévoré, relu ce livre par lequel il avait eu la révélation du vrai langage qu’il était destiné à parler, Glatigny fut du coup, immédiatement et tout de suite, l’admirable rimeur, l’étonnant forgeur de rythmes, l’ouvrier excellent victorieux de toutes les difficultés, l’ingénieux et subtil artiste qu’on a admiré dans Les Vignes Folles, dans Les Flèches d’Or, dans Le Fer Rouge, dans Le Bois, dans Vers les Saules, dans L’Illustre Brisacier. Chez lui pas de ces hésitations et de ces tâtonnements par lesquels ont passé à leurs débuts tant d’écrivains en prose ou en vers, qui plus tard sont devenus célèbres ; au contraire, il sut en un moment, comme d’instinct et par révélation, ce métier laborieux, compliqué et difficile de la poésie, si divers et si inépuisable, quon met toute sa vie à l’apprendre.

On eût dit, non pas qu’il s’initiait à cet art à la fois si matériel et si divin, mais qu’il le rapprenait, ou plutôt qu’il s’en ressouvenait ; et en même temps les cadres, les formes connues, l’histoire littéraire, toute la tradition de la poésie furent embrassés, devinés par lui avec une foudroyante rapidité. Après le poète dont le hasard lui avait mis l’œuvre entre les mains, il lut, posséda tous les autres ; puis, la critique, l’érudition, l’histoire, les langues anciennes, il apprit tout avec l’étonnante facilité d’un esprit que n’encombre nulle science mal enseignée, et il est mort savant, mais, grâce au ciel, ignorant qu’il était savant, et n’ayant rien perdu de la virginité d’impression et de l’imagination rapide qui font le poète.

Ce qui constitue l’originalité curieuse et sans égale d’Albert Glatigny, c’est qu’il est non pas un poète de seconde main et en grande partie artificiel, comme ceux que produisent les civilisations très parfaites, mais, si ce mot peut rendre ma pensée, un poète primitif, pareil à ceux des âges anciens, et qui eût été poète quand même on l’eût abandonné petit enfant, seul et nu dans une île déserte.

Les œuvres de Glatigny se trouvent chez A. Lemerre.

Théodore de Banville.



LA NORMANDE



Elle est belle vraiment la Normande robuste
Avec son large col implanté grassement,
Avec ses seins, orgueil et gloire de son buste
Que fait mouvoir sans cesse un lourd balancement !

Elle est belle la fille aux épaules solides,
Belle comme la Force aveugle et sans effroi !
Il faut pour l’adorer longtemps des cœurs valides
À l’épreuve du chaud, de la pluie et du froid.


Les phtisiques amants de nos lâches poupées
Reculeraient devant ce corps rude et puissant
Dont les mains, aux travaux de la terre occupées,
Montrent, au lieu des lis, l’âpre rougeur du sang.

Au détour d’un sentier alors qu’elle débouche
Ainsi qu’une génisse errant en liberté,
On croit voir la Cérès indomptable et farouche
Du gras pays normand si riche de santé.

Regardez-la marcher parmi les hautes herbes
La fille aux mouvements sauvages et nerveux,
Pendant que sur son front les grands épis des gerbes
Poussiéreux et serrés hérissent ses cheveux !

C’est auprès de Bayeux que je l’ai rencontrée,
Dans un chemin couvert bordé par les pommiers,
Où, la blaude flottante et la jambe guêtrée,
Le nez à l’air rougi, passaient deux gros fermiers.

(Les Flèches d’Or)



MARITORNE



C’est la servante de l’auberge
Qui braille là, tout à côté :
Le soir, un peuple s’y goberge
De fins matois mis en gaîté.

Aux gars qui lui pincent la taille
En descendant les escaliers,
Elle peut bien livrer bataille :
Hier, elle a gifflé deux rouliers.


Ah ! dame, elle ne craint personne.
L’un est un gros homme d’Orbec
Dont la bourse en cuir jaune sonne
Un son d’argent, et qui boit sec ;

L’autre est un beau fils dont la blouse
Couvre des épaules de fer
Et que, dans l’endroit, on jalouse
Pour sa mine et pour son bel air.

Elle sait, quand on la demande,
Répondre juste à tous propos.
Ah ! c’est une rude Normande,
À l’œil alerte et bien dispos !

Le pied d’aplomb sur la semelle,
Elle tient sa place au soleil,
Allez ! et plus d’une femelle
Envierait un maintien pareil.

Sa joue a des couleurs royales,
Flambantes de belle vigueur ;
Elle a des façons joviales
Qui font épanouir le cœur !

Son bras est rouge, sa main forte,
Elle est utile à la maison,
Et mieux qu’un garçon elle porte
Hardiment les grands sacs de son,

Sa poitrine robuste et souple,
Libre de corset et de busc,
À sa large épaule s’accouple ;
L’odeur du foin lui sert de musc.


Ses cheveux drus aux mèches noires
Ressemblant aux crins d’un bidet ;
Sur elle ils ont fait des histoires,
Comme si ça les regardait !

C’est une honnête créature,
Qu’on dise ou non ce qu’on voudra !
Elle n’a point eu d’aventure,
Et bientôt on l’épousera.

En dépit des mauvais langages
Que sur son compte on a tenus,
Elle a, de l’argent de ses gages,
Cinq beaux louis, tous bien venus.

Et, quand une fille a son âge,
Du bien qui n’est pas mal acquis,
Elle peut entrer en ménage
Comme la fille d’un marquis !

(Les Flèches d’Or)



À ALEXANDRE DE BERNAY



Mon vieux compatriote, on t’oublie. On déterre,
Chaque jour, dans le fond de quelque monastère,
Un rimeur enfoui sous l’herbe et les plâtras ;
On ressoude ses vers mutilés par les rats,
On leur remet des pieds ; on les commente ; on glose ;
Un savant les encadre au milieu de sa prose ;
Puis, un beau matin, Jean Tournebrousche renaît !
On en parle, on le cite, et son moindre sonnet


S’enfonce comme un coin dans toutes les mémoires.
Et toi, mon Alexandre, hélas ! quelles armoires
Dérobent tes chefs-d’œuvre à l’admiration
D’Asselineau chagrin ? Ô sombre question !
Tous les morts oubliés s’en viennent à la file
Réclamer leur soleil chez le bibliophile.
Et toi, brave homme, toi, couché tranquillement
Sous le gazon épais du bon pays normand,
Tu laisses en avril croître la violette
Et les frais liserons auprès de ton squelette,
Sans jamais demander si monsieur Taschereau
Prit soin de te coller au dos un numéro !
C’est trop de modestie, et je veux, Alexandre,
Moi qui suis ton pays, glorifier ta cendre
Sur ce mètre pompeux, de tous le souverain,
Et que nous te devons, le large alexandrin ;
Car ce vers souple et fier aux belles résonnances,
Où l’idée est à l’aise et prend les contenances
Qu’il lui plaît, ce grand vers majestueux et doux,
Et que Pierre Corneille, un autre de chez nous,
A fait vibrer si clair et si haut, c’est ton œuvre ;
OEuvre solide et bonne, et que nulle couleuvre
N’attaquera jamais sans y laisser ses dents !


Notre sol plantureux, qui pour tous les Adams
Fait mûrir au soleil la belle pomme ronde,
A l’heur incontesté de t’avoir mis au monde.
Sous les arbres touffus de Bouffey, tu grandis
Au milieu de forts gars, tous fiers, joyeux, hardis,
Robustes paysans dont la blouse rustique
Rappelle des Gaulois le vêtement antique,
Gens faits pour la charrue et faits pour la chanson !
Sifflant avec le merle, écoutant le pinson,


Regardant le ciel pur rire à travers ton verre.
Tu chantais, Alexandre, en libre et franc trouvère,
Tes amours, tes gaîtés, comme nous faisons tous ;
Les rimes s’échappaient bruyantes par les trous
De ton cerveau fêlé.


                                   Certes, plus d’un notable,
Le soir, haussait l’épaule en se mettant à table,
Lorsque tu revenais, par la porte d’Orbec,
Maigre comme un héron qui n’a pâture au bec,
Le nez rouge, les yeux ouverts sur les étoiles,
Dans un oubli profond des fabricants de toiles,
De rêver dans les champs aux gestes et hauts faits
D’Alexandre et Porus, ces chevaliers parfaits
Qui combattaient sous l’œil de madame la Vierge.
Que t’importait cela ? Dans ton manteau de serge,
Tu passais indulgent, et scandant sur tes doigts
Les syllabes d’un vers entendu dans les bois.


Mais les mètres anciens te gênaient. Ta pensée
Gaillarde en leurs anneaux étroits était froissée.
Au cidre généreux il faut un vaste fût ;
Tu crias : « De l’audace ! » et l’alexandrin fut.


Eh bien, parmi tous ceux, faiseurs de tragédies,
De drames, de sonnets, de strophes engourdies,
Qui te prennent ton vers journellement, pas un,
Illustres, ignorés, gras, bien repus, à jeun,
Pas un, mon vieux ami, qui de toi se souvienne !
La gloire de ce vers cependant est la tienne.
Ton poème est mortel comme ennui, j’y consens,
Mais tu créas le moule où des fondeurs puissants


Ont versé le métal du Cid et des Burgraves.
Tu saisis le vieux vers et brisas ses entraves,
Bon ouvrier modeste, auquel, en ce moment,
J’apporte mon tribut de barde et de Normand !

(Gilles et Pasquins)



MAIGRE VERTU


Elle a dix-huit ans et pas de poitrine,
Sa robe est très close et monte au menton,
Rien n’en a gonflé la chaste lustrine,
Elle est droite ainsi qu’on rêve un bâton.

Son épaule maigre a des courbes folles
Qui feraient l’orgueil des angles brisés ;
Ses dents, en fureur dans leurs alvéoles,
Semblent dire : Arrière !… au chœur des baisers.

Ses yeux sont gris trouble, et des sourcils rares
Ombrent tristement un front bas et plat
Qu’oppriment encor des bandeaux bizarres
De petits cheveux châtains sans éclat.

Heureux qui fera tomber les ceintures
De cette angélique enfant ! Ô trésor,
Qui fait des sirops et des confitures
Telles que jamais on n’en fit encor !

Ça n’a pas de cœur ! — La moindre fadaise
La fait aussitôt rougir jusqu’aux yeux,
Et de sa figure atone et niaise
Rien n’a déridé l’aspect soucieux.


Sa mère en est fière et se voit revivre
Dans ce mannequin rebutant et sec,
Dans ce long profil aux reflets de cuivre
Fait pour maintenir l’Amour en échec.

Et ça doit pourtant se changer en femme !
J’ignore au moyen de quel talisman ;
Mais on chantera son épithalame,
Un baby rosé lui dira : « Maman ! »

Qui donc remplira ce devoir austère ?
Ne cherchons pas loin. Dieu, dans sa bonté,
A créé pour elle un jeune notaire,
Homme sérieux, de blanc cravaté,

Et tous deux feront d’autres jeunes filles
Aux regards sans flamme, aux coudes pointus,
Pour qu’on voie encore au sein des familles
Fleurir le rosier des maigres vertus.

(Les Flèches d’Or)