Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Sully Prudhomme

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 338-369).




SULLY PRUDHOMME


1839




Sully Prudhomme s’est fait connaître comme poète en 1866 par les Stances et Poèmes. Il a donné en outre : Les Épreuves, recueil de sonnets (1866), Les Solitudes et une traduction en vers du Premier Livre de Lucrèce (1869), Les Destins, poème (1872), Les vaines Tendresses (1875), La Justice (1878), Le Prisme (1886). Il vint s’asseoir à l’Académie française en 1881.

Né à Paris en 1839, Sully Prudhomme fit d’excellentes études au Lycée Bonaparte. Il se préparait à l’École Polytechnique, lorsque sa famille, croyant à un bel avenir pour lui dans l’industrie, le fit admettre dans les usines du Creusot, mais bientôt après il revint à Paris prendre ses inscriptions de droit, et se fit clerc dans une étude de notaire.

Il n’était pas plus fait pour vivre dans le silence des casiers qu’au bruit des marteaux, et sa vraie voie ne tarda pas à se révéler. Madame Ackermann, plus apte que personne, par la nature de ses inspirations, à pénétrer celles de Sully Prudhomme, a bien apprécié, dans les lignes suivantes, le caractère de sa poésie :

« Il n’avait certes pas trop de tout lui-même pour embrasser la poésie telle qu’il la comprenait, c’est-à-dire cette poésie à laquelle rien d’humain n’est étranger, ni les tendresses de l’amour, ni les curiosités de l’intelligence. C’est grâce à elle qu’il fit vibrer les fibres les plus délicates du cœur et les cordes les plus hautes de l’esprit. Tous les sons rendus ont été

SULLY-PRUDHOMME

SULLY-PRUDHOMME



recueillis par le poète en des vers suaves ou superbes et de forme achevée. Ils possèdent surtout un charme qui leur est particulier, celui d’exprimer ce que jusqu’ici on avait pu croire inexprimable. Quand on les lit, ces vers, on sent qu’on a affaire à une âme en peine, mais dont la tristesse est douce. Elle soupire sa plainte, mais ne jette jamais de cris.

« Parti timidement du Vase brisé, Sully Prudhomme s’éleva en passant par L’Idéal et L’Art, jusqu’aux sublimités de La Grande Ourse et du Zénith. Sa poésie se perd, il est vrai, quelquefois dans des subtilités et des indécisions. Elle trahit ainsi les scrupules et les tourments d’une conscience délicate à l’excès. C’est pourquoi il serait peut-être injuste de lui en faire un reproche… Ce ne sont pas de simples tableaux, paysages ou natures mortes, mais des analyses exquises de ce qui vit et s’agite au fond du cœur humain. Le poète n’a pas eu besoin de la couleur ; il avait le sentiment et la pensée. »

Sully Prudhomme n’est pas un simple dilettante s’isolant des douleurs et des joies de la grande famille humaine ; bien au contraire :


… Je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Dans son premier recueil, des pièces charmantes rivalisent de grâce et de fraîcheur, Le Vase brisé, Les Chaînes, mais où le poète parle la belle langue du cœur, domine parfois une pensée grave, apparaît la note du philosophe curieux d’analyser ses impressions les plus vives.

Dans les Mélanges, qui terminent le volume, nous trouvons des vers remarquables d’ampleur et de sonorité, Le Lever du Soleil, par exemple :


Parmi les globes noirs qu’il empourpre et conduit
Aux blêmes profondeurs que l’air léger fait bleues,
La terre lui soumet la courbe qu’elle suit,
Et cherche sa caresse à d’innombrables lieues.


Il faudrait tout citer dans le poème : L’Amérique, d’une incomparable grandeur.

Et la manière dont il comprend l’art implique une foi robuste, bien faite pour nous consoler des rêveries sans but.


Le beau reste dans l’art ce qu’il est dans la vie :
À défaut des vieillards, les jeunes le diront.


Nous nous trouvons en présence d’une rare élévation de pensées, et cependant le poète nous laisse de grandes inquiétudes de cœur et de raison, en troublant la surface des profonds abîmes qui restent encore à sonder.

En 1872, Sully Prudhomme publiait son deuxième volume, Les Solitudes, Les Épreuves, Croquis Italiens. Ici, non seulement l’auteur garde son titre sacré de poète, mais il devient en outre un merveilleux virtuose. Le doigté est précis et puissant. L’organiste parcourt en maître souverain toutes les notes de l’immense clavier.

Son poème : La Justice, nous apparaît comme l’effort d’un esprit supérieur, engagé dans le monde ingrat et froid de la métaphysique, où il perdrait souvent pied si d’un brusque mouvement d’ailes il ne remontait parfois à la surface pour aspirer quelques bouffées d’air libre.

Le Zénith nous montre, en quelques pages, la limite de ce que Sully Prudhomme a cherché dans La Justice. Le poète a trouvé là des strophes d’un élan superbe.

Pour résumer en quelques mots notre pensée, la muse grave et philosophique de Sully Prudhomme nous fait ressouvenir de l’antique Polymnie rêveuse, accoudée sur une haute roche dominant les mers d’Ionie, et qui, pour s’être attardée dans la contemplation des étoiles, ramène brusquement son peplum sur un sein frissonnant.

Les œuvres de Sully Prudhomme ont été publiées par A. Lemerre.

André Lemoyne.



LE VASE BRISÉ



Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine :
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde,
Il est brisé, n’y touchez pas.

(Stances et Poèmes)



LES YEUX



Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh ! qu’ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n’est pas possible !
Ils se sont tournés quelque part
Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent ;

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.

(Stances et Poèmes)



LE LEVER DU SOLEIL



Le grand soleil, plongé dans un royal ennui,
Brûle au désert des cieux. Sous les traits qu’en silence
Il disperse et rappelle incessamment à lui,
Le chœur grave et lointain des sphères se balance.

Suspendu dans l’abîme, il n’est ni haut ni bas ;
Il ne prend d’aucun feu le feu qu’il communique ;
Son regard ne s’élève et ne s’abaisse pas ;
Mais l’univers se dore à sa jeunesse antique.

Flamboyant, invisible à force de splendeur,
Il est père des blés, qui sont pères des races,
Mais il ne peuple point son immense rondeur
D’un troupeau de mortels turbulents et voraces.

Parmi les globes noirs qu’il empourpre et conduit
Aux blêmes profondeurs que l’air léger fait bleues,
La terre lui soumet la courbe qu’elle suit,
Et cherche sa caresse à d’innombrables lieues.

Sur son axe qui vibre et tourne, elle offre au jour
Son épaisseur énorme et sa face vivante,
Et les champs et les mers y viennent tour à tour
Se teindre d’une aurore éternelle et mouvante.

Mais les hommes épars n’ont que des pas bornés,
Avec le sol natal ils émergent ou plongent :
Quand les uns du sommeil sortent illuminés,
Les autres dans la nuit s’enfoncent et s’allongent.


Ah ! les fils de l’Hellade, avec des yeux nouveaux
Admirant cette gloire à l’Orient éclose,
Criaient : « Salut au dieu dont les quatre chevaux
Frappent d’un pied d’argent le ciel solide et rose ! »

Nous autres nous crions : « Salut à l’Infini !
Au grand Tout, à la fois idole, temple et prêtre,
Qui tient fatalement l’homme à la terre uni,
Et la terre au soleil, et chaque être à chaque être !

« Il est tombé pour nous le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences,
La science a vaincu l’imposture des yeux,
L’homme a répudié les vaines espérances ;

« Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien,
Et depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien,
Et l’univers entier vêt une beauté neuve. »

(Stances et Poèmes)



LES TRANSTÉVÉRINES



Le dimanche, au Borgo, les femmes et les filles,
Lasses d’avoir, six jours, traîné sous des guenilles,
Étalent bravement un linge radieux.
Ce n’est plus le costume éclatant des aïeux :
Quand le peuple vieillit, l’habit se décolore :
Pourtant le rouge vif les réjouit encore :
Elles font resplendir sur le brun de leur peau
Des fichus qu’on dirait taillés dans un drapeau.


Les bras ronds et charnus sortent des grosses manches ;
Le jupon suit tout droit la carrure des hanches ;
Le contour d’un sein riche et d’un dos bien arqué
S’accuse avec ampleur, par de beaux plis marqué ;
D’un corset rude, ouvert d’une large échancrure,
Le cou ferme se dresse, et pour fière parure
Une flèche d’argent traverse les cheveux
Lourds et lisses, d’un noir intense aux reflets bleus.
Un long clinquant de cuivre étincelle à l’oreille ;
Et la voûte de l’œil, pleine d’ombre, est pareille
À ces vallons brumeux où miroite un lac noir.
Et ces fortes beautés sont splendides à voir
Quand toutes, au soleil, le long des grandes pentes,
Par groupes se croisant, vont superbes et lentes.

(Croquis Italiens)



LES DANAÏDES




Toutes, portant l’amphore, une main sur la hanche,
Théano, Callidie, Amymone, Agavé,
Esclaves d’un labeur sans cesse inachevé,
Courent du puits à l’urne où l’eau vaine s’épanche.

Hélas ! le grès rugueux meurtrit l’épaule blanche,
Et le bras faible est las du fardeau soulevé :
« Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,
Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n’étanche ? »

Elles tombent, le vide épouvante leurs cœurs ;
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,
Chante, et leur rend la force et la persévérance.


Tels sont l’œuvre et le sort de nos illusions :
Elles tombent toujours, et la jeune Espérance
Leur dit toujours : « Mes sœurs, si nous recommencions ! »

(Les Épreuves)



LA GRANDE OURSE



La Grande Ourse, archipel de l’Océan sans bords,
Scintillait bien avant qu’elle fût regardée,
Bien avant qu’il errât des pâtres en Chaldée,
Et que l’âme anxieuse eût habité les corps ;

D’innombrables vivants contemplent depuis lors
Sa lointaine lueur aveuglément dardée ;
Indifférente aux yeux qui l’auront obsédée,
La Grande Ourse luira sur le dernier des morts.

Tu n’as pas l’air chrétien, le croyant s’en étonne,
Ô figure fatale, exacte et monotone,
Pareille à sept clous d’or plantés dans un drap noir.

Ta précise lenteur et ta froide lumière
Déconcertent la foi : c’est toi qui la première
M’as fait examiner mes prières du soir.

(Les Épreuves)



UN SONGE



Le laboureur m’a dit en songe : « Fais ton pain,
Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. »
Le tisserand m’a dit : « Fais tes habits toi-même. »
Et le maçon m’a dit : « Prends la truelle en main. »

Et seul, abandonné de tout le genre humain
Dont je traînais partout l’implacable anathème,
Quand j’implorais du ciel une pitié suprême,
Je trouvais des lions debout dans mon chemin.

J’ouvris les yeux, doutant si l’aube était réelle :
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,
Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.

Je connus mon bonheur et qu’au monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes ;
Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.

(Les Épreuves)



LE CYGNE



Sans bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,
Le cygne chasse l’onde avec ses larges palmes,
Et glisse. Le duvet de ses flancs est pareil
À des neiges d’avril qui croulent au soleil ;


Mais, ferme et d’un blanc mat, vibrant sous le zéphire,
Sa grande aile l’entraîne ainsi qu’un lent navire.
Il dresse son beau col au-dessus des roseaux,
Le plonge, le promène allongé sur les eaux,
Le courbe gracieux comme un profil d’acanthe,
Et cache son bec noir dans sa gorge éclatante.
Tantôt le long des pins, séjour d’ombre et de paix,
Il serpente, et, laissant les herbages épais
Traîner derrière lui comme une chevelure,
Il va d’une tardive et languissante allure
La grotte où le poète écoute ce qu’il sent,
Et la source qui pleure un éternel absent,
Lui plaisent : il y rôde ; une feuille de saule
En silence tombée effleure son épaule.
Tantôt il pousse au large, et, loin du bois obscur,
Superbe, gouvernant du côté de l’azur,
Il choisit, pour fêter sa blancheur qu’il admire,
La place éblouissante où le soleil se mire.
Puis, quand les bords de l’eau ne se distinguent plus,
À l’heure où toute forme est un spectre confus,
Où l’horizon brunit rayé d’un long trait rouge,
Alors que pas un jonc, pas un glaïeul ne bouge,
Que les rainettes font dans l’air serein leur bruit
Et que la luciole au clair de lune luit,
L’oiseau, dans le lac sombre où sous lui se reflète
La splendeur d’une nuit lactée et violette,
Comme un vase d’argent parmi des diamants,
Dort, la tête sous l’aile, entre deux firmaments.

(Les Solitudes)



LA VOIE LACTÉE



Aux étoiles j’ai dit un soir :
« Vous ne paraissez pas heureuses ;
Vos lueurs, dans l’infini noir,
Ont des tendresses douloureuses ;

« Et je crois voir au firmament
Un deuil blanc mené par des vierges
Qui portent d’innombrables cierges
Et se suivent languissamment.

« Êtes-vous toujours en prière ?
Êtes-vous des astres blessés ?
Car ce sont des pleurs de lumière.
Non des rayons, que vous versez.

« Vous, les étoiles, les aïeules
Des créatures et des dieux,
Vous avez des pleurs dans les yeux… »
Elles m’ont dit : « Nous sommes seules…

« Chacune de nous est très loin
Des sœurs dont tu la crois voisine ;
Sa clarté caressante et fine
Dans sa patrie est sans témoin ;

« Et l’intime ardeur de ses flammes
Expire aux cieux indifférents. »
Je leur ai dit : « Je vous comprends !
Car vous ressemblez à nos âmes :


« Ainsi que vous, chacune luit
Loin des sœurs qui semblent près d’elle,
Et la solitaire immortelle
Brûle en silence dans la nuit. »

(Les Solitudes)



LE MISSEL



Dans un missel datant du roi François premier,
Dont la rouille des ans a jauni le papier
Et dont les doigts dévots ont usé l’armoirie,
Livre mignon, vêtu d’argent sur parchemin,
L’un de ces fins travaux d’ancienne orfèvrerie
Où se sentent l’audace et la peur de la main,
J’ai trouvé cette fleur flétrie.

On voit qu’elle est très vieille au vélin traversé
Par sa profonde empreinte où la sève a percé :
Il se pourrait qu’elle eût trois cents ans ; mais n’importe,
Elle n’a rien perdu qu’un peu de vermillon,
Fard qu’elle eût vu tomber même avant d’être morte,
Qui ne brille qu’un jour, et que le papillon,
En passant, d’un coup d’aile emporte ;

Elle n’a pas perdu de son cœur un pistil,
Ni du frêle tissu de sa corolle un fil ;
La page ondule encore où sécha la rosée
De son dernier matin, mêlée à d’autres pleurs ;
La Mort en la cueillant l’a seulement baisée,
Et, soigneuse, n’a fait qu’éteindre ses couleurs,
Mais ne l’a pas décomposée.


Une mélancolique et subtile senteur,
Pareille au souvenir qui monte avec lenteur,
L’arome du secret dans les cassettes closes,
Révèle l’âge ancien de ce mystique herbier ;
Il semble que les jours se parfument des choses,
Et qu’un passé d’amour ait l’odeur d’un sentier
Où le vent balaya des roses.

Et peut-être, dans l’air sombre et léger du soir,
Un cœur, comme une flamme, autour du vieux fermoir,
S’efforce, en palpitant, de se frayer passage ;
Et chaque soir peut-être il attend l’Angelus,
Dans l’espoir qu’une main viendra tourner la page
Et qu’il pourra savoir si rien ne reste plus
De la fleur qui fut son hommage.

Eh bien ! rassure-toi, chevalier qui partais
Pour combattre à Pavie et ne revins jamais ;
Ou page qui, tout bas, aimant comme on adore,
Fis un aveu d’amour d’un Ave Maria :
Cette fleur qui mourut sous des yeux que j’ignore,
Depuis les trois cents ans qu’elle repose là,
Où tu l’as mise elle est encore.

(Les Solitudes)



FLEURS DE SANG



Pendant que nous faisions la guerre,
Le soleil a fait le printemps :
Des fleurs s’élèvent où naguère
S’entre-tuaient les combattants.


Malgré les morts qu’elles recouvrent,
Malgré cet effroyable engrais,
Voici leurs calices qui s’ouvrent,
Comme l’an dernier, purs et frais.

Comment a bleui la pervenche,
Comment le lis renaît-il blanc,
Et la marguerite encor blanche,
Quand la terre a bu tant de sang ?

Quand la sève qui les colore
N’est faite que de sang humain,
Comment peuvent-elles éclore
Sans une tache de carmin ?

Leur semble-t-il pas que la honte
Des vieux parterres envahis
Jusques à leur corolle monte
Des entrailles de leur pays ?

Sous nos yeux l’étranger les cueille ;
Pas une ne lui tient rigueur,
Et, quand il passe, ne s’effeuille
Pour ne point sourire au vainqueur ;

Pas une ne dit à l’abeille :
« Je suis cette fois sans parfum ! »
Au papillon qui la réveille :
« Cette fois tu m’es importun ! »

Pas une, en ces plaines fatales
Où tomba plus d’un pauvre enfant,
N’a, par pudeur, de ses pétales
Assombri l’éclat triomphant.


De notre deuil tissant leur gloire,
Elles ne nous témoignent rien,
Car les fleurs n’ont pas de mémoire,
Nouvelles dans un monde ancien.

Ô fleurs, de vos tuniques neuves
Refermez tristement les plis :
Ne vous sentez-vous pas les veuves
Des jeunes cœurs ensevelis ?

À nos malheurs indifférentes,
Vous vous étalez sans remords :
Fleurs de France, un peu nos parentes,
Vous devriez pleurer nos morts.

(Impressions de la Guerre)



CE QUI DURE



Le présent se fait vide et triste,
Ô mon amie, autour de nous ;
Combien peu du passé subsiste !
Et ceux qui restent changent tous.

Nous ne voyons plus sans envie
Les yeux de vingt ans resplendir,
Et combien sont déjà sans vie
Des yeux qui nous ont vus grandir !

Que de jeunesse emporte l’heure,
Qui n’en rapporte jamais rien !
Pourtant quelque chose demeure :
Je t’aime avec mon cœur ancien,


Mon vrai cœur, celui qui s’attache
Et souffre depuis qu’il est né,
Mon cœur d’enfant, le cœur sans tache
Que ma mère m’avait donné ;

Ce cœur où plus rien ne pénètre,
D’où plus rien désormais ne sort ;
Je t’aime avec ce que mon être
A de plus fort contre la mort ;

Et, s’il peut braver la mort même,
Si le meilleur de l’homme est tel
Que rien n’en périsse, je t’aime
Avec ce que j’ai d’immortel.

(Les vaines Tendresses)



LES INFIDÈLES



Je t’aime en attendant mon éternelle épouse,
Celle qui doit venir à ma rencontre un jour,
Dans l’immuable Éden, loin de l’ingrat séjour
Où les prés n’ont de fleurs qu’à peine un mois sur douze.

Je verrai devant moi, sur l’immense pelouse
Où se cherchent les morts pour l’hymen sans retour,
Tes sœurs de tous les temps défiler tour à tour,
Et je te trahirai sans te rendre jalouse ;

Car toi-même, élisant ton époux éternel,
Tu m’abandonneras dès son premier appel,
Quand passera son ombre avec la foule humaine ;


Et nous nous oublîrons, comme les passagers
Que le même navire à leurs foyers ramène
Ne s’y souviennent plus de leurs liens légers.

(Les vaines Tendresses)



LES AMOURS TERRESTRES


Nos yeux se sont croisés, et nous nous sommes plu.
Née au siècle où je vis et passant où je passe,
Dans le double infini du temps et de l’espace
Tu ne me cherchais point, tu ne m’as point élu ;

Moi, pour te joindre ici le jour qu’il a fallu,
Dans le monde éternel je n’avais point ta trace,
J’ignorais ta naissance et le lieu de ta race :
Le sort a donc tout fait, nous n’avons rien voulu.

Les terrestres amours ne sont qu’une aventure :
Ton époux à venir et ma femme future
Soupirent vainement, et nous pleurons loin d’eux ;

C’est lui que tu pressens en moi, qui lui ressemble ;
Ce qui m’attire en toi, c’est elle, et tous les deux
Nous croyons nous aimer en les cherchant ensemble.

(Les vaines Tendresses)



LE ZÉNITH


AUX VICTIMES DE L’ASCENSION DU BALLON « LE ZÉNITH »


I



Saturne, Jupiter, Vénus, n’ont plus de prêtres.
L’homme a donné les noms de tous ses anciens maîtres
À des astres qu’il pèse et qu’il a découverts,
Et des dieux le dernier dont le culte demeure,
À son tour menacé, tremble que tout à l’heure
Son nom ne serve plus qu’à nommer l’univers.

Les paradis s’en vont ; dans l’immuable espace
Le vrai monde élargi les pousse ou les dépasse ;
Nous avons arraché sa barre à l’horizon,
Résolu d’un regard l’empyrée en poussières,
Et chassé le troupeau des idoles grossières
Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la Raison.

Nous savons que le mur de la prison recule,
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés ;


Que l’homme, fier néant, n’est qu’un des parasites
D’une sphère oubliée entre les plus petites,
Parasite à son tour des crins d’or du soleil ;
Qu’à peine pesons-nous aux balances du gouffre,
Et que le plus haut cri de notre chair qui souffre
S’y perd comme un vain songe au fond d’un noir sommeil.

Eh bien ! quoique l’azur ait déçu nos sondages,
Nous lui rendons encore un vieux reste d’hommages ;
Nous n’espérons jamais sans y lever les yeux.
D’où nous vient ce penchant à redresser la tête,
Ce geste, cher à l’homme, inutile à la bête,
Involontaire appel de la pensée aux cieux ?

Est-ce de la foi morte un importun vestige ?
Est-ce un pli séculaire et que rien ne corrige,
Par la race hérité des pâtres d’Orient ?
Est-ce un natif instinct propre à l’humain génie ?
Ou n’est-ce qu’un hasard, la fortuite harmonie
D’un souriant désir et d’un bleu souriant ?

Cet accord est profond, quelle qu’en soit la cause ;
Dès que l’humanité fut au soleil éclose,
Elle a comme un calice ouvert au ciel son cœur ;
Et, comme on voit planer un encens qui s’exhale,
Depuis lors, où bleuit la voûte colossale,
Plane son grand espoir, de sa raison vainqueur.

Et tant qu’on redira l’audace et l’infortune
Des premiers qu’a punis la divine rancune
Pour être allés ravir à ses sources le feu,
Les mortels frémiront d’épouvante et d’envie
À voir quelqu’un des leurs aventurer la vie
Jusqu’aux bornes de l’air, au pays de leur vœu ;


Comme s’ils sentaient là leur chaîne qui s’allège,
Et que ce fût encore un bonheur sacrilège ;
Comme si Prométhée, après des milliers d’ans,
Pour nous encore aux dieux volant des étincelles,
Achevait aujourd’hui par l’osier des nacelles
L’attentat commencé par les rocs des Titans !


II


Élevez-vous, montez, sublimes Argonautes !
Au-dessus de la neige, à des blancheurs plus hautes,
Aussi loin que se creuse à l’atmosphère un lieu !
Où monte le souci du front des astronomes,
Où monte le soupir du cœur des plus grands hommes,
Plus haut que nos saluts, plus loin que notre adieu !

Les câbles sont rompus : tout à coup seul et libre,
Le ballon qui poursuit son fuyant équilibre
S’engouffre, par l’espace aussitôt dévoré.
Dans un emportement qui ressemble à la joie,
Plus prompt que le faucon sur l’invisible proie,
Il s’élance, en glissant, vers son but ignoré.

Où vont ceux que ravit l’impétueuse allure
De cette étrange nef pendue à sa voilure,
Sans gouvernail ni proue, en une mer sans bord ?
Au gré de tous les vents, traînés à la dérive,
Ne songent-ils qu’à tendre où nul vivant n’arrive,
Navigateurs lancés pour n’atteindre aucun port ?


La foule ardente et fruste où survit Encelade
Dans leur ascension n’aime que l’escalade,
Les admire en tremblant et ne les comprend pas :
« S’ils ne sont point partis pour mordre à l’ambroisie,
Et voir en son entier la nature éclaircie,
Quel but, dit-elle, atteint ce formidable pas ?

« S’ils ne sont point partis pour la cime des choses
Pour y voir frissonner la première des causes,
Et ce frisson courir au dernier des effets,
Pour aller jusqu’à Dieu lire dans ses yeux mêmes
Le mot de la justice et du bonheur suprêmes,
Quels profits leur courage étrange aura-t-il faits ? »

Ils répondent : « La cause et la fin sont dans l’ombre ;
iRien n’est sûr que le poids, la figure et le nombre,
Nous allons conquérir un chiffre seulement ;
ils sont loin les songeurs de Milet et d’Élée
Qui, pour vaincre en un jour tout l’inconnu d’emblée,
Tentaient sur l’univers un fol embrassement !

« Nous ne nous flattons plus, comme ces vieux athlètes,
De forcer, sans flambeau, les ténèbres complètes,
Pour saisir à tâtons ce monstre corps à corps ;
Il nous suffit, à nous, devant le sphinx énorme,
D’éclairer prudemment de point en point sa forme,
Et d’en lier les traits par de justes raccords.

« Ils sont loin les rêveurs subtils d’Alexandrie,
Et ceux qui reniaient la terre pour patrie !
Nous ne nous flattons plus de la fuir, aujourd’hui :
À quelque évasion que l’air pur nous invite,
L’air même est notre geôle, avec nous il gravite,
Il est terrestre encore, et tour l’azur c’est lui !


« Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase ;
L’astronomie atteint où ne ment plus l’azur :
Sous des plafonds fuyants chasseresse d’étoiles
Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toiles,
Et suit de monde en monde un fil sublime et sûr.

« Montés pour redescendre avec la même charge,
Nos corps lourds n’auront pu que faire un pas plus large,
Un orbe un peu plus haut sur le sol en rampant,
Mais nous aurons du moins goûté la certitude,
Ce qu’en vain demandaient les pères de l’étude
À leurs fronts isolés qu’ils s’en allaient frappant.

« Et peut-être plus tard, si la pensée humaine
Touche au fond du mystère en tirant sur sa chaîne,
Le chiffre sans éclat qu’au ciel nous aurons lu,
Longtemps enseveli comme une valeur nulle,
Doit surgir glorieux dans l’unique formule
D’où le problème entier sortira résolu ! »


III


Ils montent ! Le ballon, qui pour nous diminue,
Fait pour eux s’effacer les contours de la nue,
S’abîmer la campagne, et l’horizon surgir
Grandissant… comme on voit, sur une mer bien lisse,
Que du bout de son aile une mouette plisse,
Autour du point troublé les rides s’élargir.


Les plaines, les forêts, les fleuves se déroulent,
Les monts humiliés en s’allongeant s’écroulent.
Le cœur semble se faire, à la merci des cieux,
Un berceau du péril dont pourtant il frissonne,
Et regarde sombrer tout ce qui l’emprisonne
Avec un abandon grave et délicieux…

Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,
Par la fuite du lest au ciel précipités ;
Et cette cendre éparse, un moment radieuse,
Retourne se mêler à la poudre odieuse
De nos chemins étroits que leurs pieds ont quittés.

Depuis que la pensée, affranchissant la brute,
A découvert l’essor dans les lois de la chute,
Et su déraciner les pieds humains du sol,
L’homme a hanté des airs que nul oiseau n’explore,
Mais il n’avait jamais osé donner encore
Une aussi téméraire envergure à son vol !

Pourtant ils n’ont pas peur. La vérité suscite
Au plus timide front que son amour visite
Une sereine audace à l’épreuve de tout ;
Immuable elle inspire à ses amants sa force,
Et, quand de ses beaux yeux on a suivi l’amorce,
Affamé de l’atteindre, on vit et meurt debout.

Ils goûtent du désert l’horreur libératrice.
Mais, si vite arrachée à sa ferme nourrice,
La chair tressaille en eux par un instinct d’enfant ;
Serrant l’osier qui craque et n’osant lâcher prise,
Il semble qu’elle étreigne un lien qui se brise
Et pressente qu’en haut plus rien ne la défend.


Plus rien ne la défend, car elle n’est pas née
Pour une vagabonde et large destinée :
Il lui faut une assise, une borne, un chemin,
La tiédeur des vallons, et des toits l’ombre chère ;
Où la pensée aspire elle est une étrangère ;
Il lui faut l’horizon tout proche de la main.

Surtout il lui faut l’air ! L’air bientôt lui fait faute.
Alors s’élève entre elle et son invisible hôte,
Le génie aux destins de son argile uni,
L’éternelle dispute, agonie incessante :
La chair, au sol vouée, implore la descente,
L’esprit ailé lui crie un sursum infini…

« Maître, dit-elle, assez ! mon angoisse m’accable…
— Plus haut ! » lui répond-il. Et d’un long flot de sable
L’équipage allégé se rue au ciel profond.
« Ô maître, quel tourment ta volonté m’inflige !
Je succombe. — Plus haut ! — Pitié ! — Plus haut ! » te dis-je.
Et le sable épanché provoque un nouveau bond.

« Grâce ! mon sang déborde et je n’ai plus d’haleine.
— Plus haut ! — Arrêtons-nous ; maître, je vis à peine…
— Monte ! — Oh ! cruel, encor ? — Monte ! esclave. — Encore ? — Oui »
Mais épuisée enfin la chair plie et s’affaisse,
Et comme un feu sacré dont se meurt la prêtresse,
L’esprit abandonné s’abat évanoui…


IV


L’esquif, indifférent au fardeau qu’il balance,
Poursuit alors son vol dans un entier silence,
Désemparé du cœur et du génie humains,
Tandis qu’en bas s’agite une oublieuse foule,
Dont la moitié s’enivre, et l’autre moitié roule
Le rocher de Sisyphe où s’écorchent ses mains.

Ô fortune de l’homme ! ou jouir sans noblesse,
Ou, noble, ne tenter qu’un essor qui le blesse !
Ou rire sans grandeur, ou grandir et pleurer !
S’il embrasse la terre, il abêtit sa joie,
S’il la chasse du pied, l’abîme l’y renvoie,
Il n’en peut pas sortir et n’y peut demeurer !

Car ni les fleurs d’un jour, ni les fruits qui se tachent,
Ni les amours qu’on pleure ou qu’on trahit n’attachent
Tous ceux que l’idéal caresse et mord au front ;
Et s’ils veulent bondir au bleu qui les fascine,
Ils sont si rudement tirés par la racine
Que beaucoup en sont morts, et combien en mourront !

Et c’est pourquoi ceux-là, ceux que l’infini hante,
Et qui sont bien vraiment l’humanité souffrante
Si l’on souffre le plus par le plus grand désir,
Sentiront fuir toujours leur cœur et leur pensée
Avec cette nacelle éperdument lancée,
Et, devant sa détresse, un frisson les saisir.


V


Un seul s’est réveillé de ce funèbre somme,
Les deux autres… ô vous, qu’un plus digne vous nomme,
Qu’un plus proche de vous dise qui vous étiez !
Moi, je salue en vous le genre humain qui monte,
Indomptable vaincu des cimes qu’il affronte,
Roi d’un astre, et pourtant jaloux des cieux entiers !

L’espérance a volé sur vos sublimes traces,
Enfants perdus, lancés en éclaireurs des races
Dans l’air supérieur, à nos songes trop cher,
Vous de qui la poitrine obstinément fidèle,
Défiant l’inconnu d’un immense coup d’aile,
Brava jusqu’à la mort l’irrespirable éther !

Mais quelle mort ! La chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire,
Vos corps sont revenus demander des linceuls :
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre,
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l’ascension tout seuls !

Pensée, amour, vouloir, tout ce qu’on nomme l’âme,
Toute la part de vous que l’infini réclame,
Plane encor, sans figure, anéanti ? Non pas !
Tel un vol de ramiers que son pays rappelle
Part, s’enfonce et s’efface en la plaine éternelle,
Mais n’y devient néant que pour les yeux d’en bas.


Mourir où les regards d’âge en âge s’élèvent,
Où tendent tous les fronts qui pensent et qui rêvent !
Où se règlent les temps graver son souvenir !
Fonder au ciel sa gloire, et dans le grain qu’on sème
Sur terre propager le plus pur de soi-même,
C’est peut-être expirer, mais ce n’est pas finir :

Non ! De sa vie à tous léguer l’œuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample,
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu,
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !

L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve ;
Le délice éternel que le poète éprouve,
C’est un soir de durée au cœur des amoureux !
Car l’immortalité, l’âme de ceux qu’on aime,
C’est l’essence du bien, du beau, du vrai, Dieu même,
Et ceux-là seuls sont morts qui n’ont rien laissé d’eux.

Ô victimes, plus d’un peut-être vous jalouse,
Qui, de peur de languir et que l’oubli ne couse
Sur son œuvre tardive un suaire étouffant,
Laisserait bien trancher sa destinée obscure
D’un pareil coup de faux, dont l’éclair transfigure
L’ombre d’un front sans gloire en nimbe triomphant !

Aux antiques rameaux, toujours verts, du Lycée,
Les générations, espoir de la pensée,
Rediront que pour elle on vous a vus périr :
Tous les cœurs de vingt ans, qui dédaignent la vie
Et dont la soif d’honneur n’est jamais assouvie,
Verront, en songe, au ciel votre tombeau fleurir.


Les antiques héros admireraient notre âge
Pour le nouvel emploi qu’on y fait du courage,
Et nous leur citerions le vôtre avec orgueil.
Mais l’orgueil consterné devant la mort s’efface
Pardonnez au premier que votre belle audace
Et l’amour de l’azur arrachèrent au deuil.


*
*       *


Tout vivant n’a qu’un but : persévérer à vivre ;
Même à travers ses maux il y trouve plaisir ;
Esclave de ce but qu’il n’eut point à choisir,
Il voue entièrement sa force à le poursuivre.

Ce qui borne ou détruit sa vie, il s’en délivre,
Ce qui la lui conserve, il tâche à s’en saisir ;
De là le grand combat, pourvoyeur du désir,
Que l’espèce à l’espèce avec âpreté livre.

Ou tuer ou mourir de famine et de froid,
Qui que tu sois, choisis : sur notre horrible sphère,
Nul n’évite en naissant ce carrefour étroit.

Un titre pour tuer, que le besoin confère,
Où la nature absout du mal qu’elle fait faire,
Un brevet de bourreau, voilà le premier droit.


(Extrait du poème La Justice)



*
*       *



Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas ! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue et sa fin décevante :
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés,

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
Ne verront pas courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.


(Extrait du même poème)



*
*       *



J’ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,
Mais je retiens ma part des bœufs qu’un autre assomme,
Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d’un cocher hâte un peu mon cheval.


Je suis juste, et je sens qu’un pauvre est mon égal,
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,
Je m’installe au banquet dont un père économe
S’est donné les longs soins pour mon futur régal.

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j’usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m’engraisse,
Par la nature élu, je fleuris et m’endors,
Comme l’enfant candide et sanglant d’une ogresse.


(Extrait du même poème)



LA RÊVERIE



La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.

La bulle éclôt ; de plus en plus ténue
Elle se gonfle, oscille au moindre vent,
Puis, détachée, elle aspire à la nue,
Part et s’envole, et flotte en s’élevant.

Elle voyage (ainsi fait un beau rêve),
Sans autre but que de s’enfuir du sol ;
Une vapeur, un parfum la soulève,
Un rien l’entraîne ou ralentit son vol.


Dans un nuage autrefois suspendue
Elle voguait par l’éther, en plein jour !
Du ciel tombée elle est au ciel rendue,
Elle remonte à son premier séjour.

Et c’est pour elle un souverain délice,
Fille de l’air, moins pesante que lui,
De l’explorer, et, qu’elle plane ou glisse,
De se fier à son subtil appui.

Miroir limpide et mouvant, toutes choses
Y font tableaux passagers et tremblants ;
Les monts lointains et les prochaines roses
Et l’infini se mirent dans ses flancs.

Sous le soleil dont tous les feux ensemble
En s’y doublant s’y croisent ardemment,
Elle s’irise et rayonne, et ressemble
À quelque énorme et léger diamant.

Mais il suffit que près d’elle se joue
Une humble mouche, un flocon dans les airs,
Et soudain crève, et tombe, et devient boue,
La vagabonde où brillait l’univers !

La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.


(Le Prisme)