Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Daniel Lesueur

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. Illust.-183).

MELLE JEANNE LOISEAU

MELLE JEANNE LOISEAU



JEANNE LOISEAU


(DANIEL LESUEUR)


1858




Mademoiselle Jeanne Loiseau, a publié de nombreux romans, sous le pseudonyme de Daniel Lesueur. C’est même ce nom-là qu’elle a choisi pour signer l’un de ses volumes, moitié prose et moitié vers : Un Mystérieux Amour. Une seule page ouverte au hasard dans l’œuvre déjà considérable de cette jeune femme suffit pour révéler son immense talent. Tout en elle découvre un esprit d’une essence véritablement supérieure ; au moindre geste se trahit la déesse.

Comme bien peu de ses contemporains, Mlle Loiseau s’élève tout naturellement, sans effort, même dans les poésies les plus passionnées, jusqu’à l’idée générale. — Quand elle chante, elle rend l’âme humaine, tout en traduisant avec sincérité ses impressions personnelles. Interpréter les sentiments de tous, porter quelque chose de l’humanité dans son propre cœur, voilà ce qui distingue avant tout [écrivain du simple homme de lettres, et ce que l’on trouve, à un degré surprenant, chez Mlle Loiseau.

Penseur et artiste, elle fait preuve, pareillement, surtout dans la partie philosophique d’Un Mystérieux Amour, de connaissances aussi précises qu’étendues. Deux sonnets : La Lutte pour l’Existence et La Voix des Morts, résument, sous la forme la plus belle, deux théories qu’exposent moins sûrement les longs volumes des philosophes de profession.

Schopenhauer avait trouvé son poète en Mme Ackermann ; Darwin possède le sien, inférieur à nul autre, en Mlle Loiseau, qui, après avoir débuté par des vers gracieux : Fleurs d Avril (1882), a trouvé sa voie dans Un Mystérieux Amour (1886).

Les poésies de Mlle Loiseau et ses derniers romans ont eu pour éditeur A. Lemerre. Ses premiers romans sont chez Calmann Lévy.

E. Ledrain.





UNE GOUTTE D’EAU




Élément merveilleux, source, miroir ou flamme,
Flot d’azur, qu’un rayon du ciel peut embraser,
Dans ton sein palpitant tu dois cacher une âme,
Vive, douce pourtant, et prompte à s’apaiser.

Ne dit-on pas : « Changeant comme l’onde et la femme ? »
Contre le roc ému la mer vient se briser :
L’écume que, farouche, élève chaque lame,
Sur les fleurs, dans la nuit, descend comme un baiser.

Roulant au flanc des monts, la cascade légère
Semble glisser gaîment sur les lits de fougère ;
Le ruisseau chante ou pleure à travers les forêts.

Rien n’a tant de pouvoir et rien n’a tant de charme.
Ô pure goutte d’eau ! qui dira tes attraits ?
N’es-tu pas l’Océan ?... N’es-tu pas une larme ?


(Fleurs d’Avril)




SUPRÊME SAGESSE




Ami, lorsque, pensif, et chargé de science,
Les pieds encor poudreux du chemin parcouru,
Sceptique, et détrompé par votre expérience,
               Vous m’êtes apparu ;

Je me suis dit, moi, faible, et l’âme si meurtrie :
Il connaît des secrets pleins d’âpre volupté,
Pouvant donner au cœur qui sanglote et qui prie
               L’impassibilité.

Il sait, lui qui fraya sa route inexplorée,
À travers des tombeaux, vers les siècles lointains,
La valeur véritable et l’essence ignorée
               Des bonheurs incertains.

Sans doute il guérira l’espoir qui reste encore,
Et qui fait tant souffrir, étant toujours déçu,
L’espoir, mal immortel, qui charme et qui dévore
               Le sein qui l’a conçu.

La résignation et l’ardeur de connaître,
Le spectacle évoqué des jours évanouis,
Ont calmé doucement dans le fond de son être
               Les désirs inouïs.

Il sonde le passé. Les vieilles pyramides
Ne sont plus à ses yeux que des témoins d’hier ;
Il voit à ses débuts sauvages et stupides
               L’homme, aujourd’hui si fier.


De nos illusions, de la folle espérance,
Il a vu commencer et finir le pouvoir :
Règne court, séparant de l’heureuse ignorance
               Le tranquille savoir.

Depuis quelques mille ans à peine l’âme humaine
Par un songe divin s’est voulu consoler,
Et ce songe, en la route où son destin la mène,
               Déjà va s’envoler.

Ayant vu tout cela, ces choses que l’Histoire
Cache sous sa sévère et froide majesté,
Elle qui d’un état fragile et transitoire
               Fait une éternité ;

Ayant vu cet abîme et sondé ces problèmes,
Vous deviez rapporter, chercheur audacieux,
Le dernier mot voilé par tant d’obscurs emblèmes
               Sur terre et dans les cieux.

Et moi qui vous admire, et moi qui vous envie,
J’ai levé sur vos yeux mes yeux mouillés de pleurs,
Pour apprendre de vous à dérober ma vie
               Aux stériles douleurs.

Je vous ai demandé : « Par quoi faut-il, sur terre,
Par quoi faut-il emplir nos cœurs, qui n’ont qu’un jour ? »
Vous m’avez répondu, vous, le savant austère :
               « Emplissez-les d’amour. »

Quoi ! l’immense univers n’a point comblé le vôtre ?
Parmi tout ce qui naît et tout ce qui périt,
Quoi ! nul bien ne valait un autre cœur, un autre
               Qui pour vous seul s’ouvrît ?


Vous m’avez révélé ce mystère suprême ;
Vous m’avez dit : « Le monde et le ciel éclatant
Sont un gouffre effroyable et vide à moins qu’on n’aime,
               N’aimât-on qu’un instant ?

« De l’homme disparu chaque infime vestige
Dévoilerait vraiment trop d’atroce douleur,
Si l’amour n’entrouvrait sur sa cendre, ô prodige !
               Son immortelle fleur ! »

Partout il a germé, l’amour qui nous enivre ;
Vous l’avez vu partout où votre esprit plongea,
Et vous venez me dire : « Il faut aimer pour vivre. »
               Je le savais déjà.


(Un Mystérieux Amour)





LA LUTTE POUR L’EXISTENCE




La loi, l’unique loi, farouche, inexorable,
Qui régit tout progrès, c’est la loi du plus fort.
L’être imparfait périt ; marâtre impitoyable,
La nature l’écrase et poursuit son effort.

Partout est engagé le combat redoutable :
À l’heure harmonieuse où la terre s’endort,
Il rend la nuit sinistre et l’ombre épouvantable ;
Tout brin d’herbe est un champ de carnage et de mort

L’angoisse de la faim, qui toujours hurle et gronde,
Est le ressort puissant jouant au cœur du monde,
Et celui qui dévore est l’élu du destin.


L’esprit même naquit des brutales entrailles,
Et la rivalité du repas incertain
Fait surgir l’avenir en de sombres batailles.


(Un Mystérieux Amour)





LA VOIX DES MORTS




Morts qui dormez, couchés dans nos blancs cimetières.
Parfois, en relisant tous vos noms oubliés,
Je songe que nos cœurs à vos froides poussières
Par des fils infinis et puissants sont liés.

Muets, vous dirigez nos volontés altières,
Par vos désirs éteints nos désirs sont pliés,
Vos âmes dans nos seins revivent tout entières,
En nous vos longs espoirs vibrent, multipliés.

Bien que nous franchissions une sphère plus haute,
Vos antiques erreurs nous induisent en faute,
Nous aveuglant encor malgré tous nos flambeaux.

Car le passé de l’homme en son présent subsiste,
Et la profonde voix qui monte des tombeaux
Dicte un ordre implacable, auquel nul ne résiste.


(Un Mystérieux Amour)




LE TEMPS




Saisis du vain regret des grands songes antiques,
Parfois nous repeuplons nos Olympes déserts :
Erreur des aïeux morts hantant nos cœurs mystiques !
Le Temps, dernier des dieux, chancelle au sein des airs.

L’atome, obéissant aux forces despotiques,
Dans l’abîme infini n’a point d’âges divers ;
L’horloge suspendue aux éternels portiques
Marque une heure immuable à l’immense univers.

Le passé, l’avenir, — inconstantes chimères, —
Troublent par leurs aspects des êtres éphémères
Qui naquirent hier et périront demain.

Quel sens auraient ces mots pour la matière sombre,
Qui, soumise à jamais aux changements sans nombre,
N’a point eu d’origine et n’aura point de fin ?


(Un Mystérieux Amour)





À MES VERS




Laissez-moi vous bénir, douces rimes fidèles,
Puisque vos sons, légers comme un battement d’ailes,
                Quelquefois l’ont charmé.
Laissez-moi vous bénir, ô mes vers, frais calices !
Puisque mon bien-aimé respire avec délices
                Votre souffle embaumé.


Vous l’avez consolé sur la rive lointaine.
Sans le quitter jamais, dans sa route incertaine,
                Vous chantiez sur son cœur.
Un peu de moi par vous vivait sur sa poitrine,
Il sentait naître en lui l’espérance divine
                À votre accent vainqueur.

Le soir, il s’asseyait, lassé, pour vous relire :
La farouche forêt, vibrant comme une lyre,
                Tout à coup se taisait ;
Il n’entendait que vous dans l’immense nature,
Et le pesant souci de sa rude aventure
                Un instant s’apaisait.

Vous portiez devant lui, dans l’ombre et dans l’espace,
Afin de diriger ce voyageur qui passe,
                L’amour, brillant fanal.
L’affreux péril en vain posait sur lui ses ongles,
Votre vive lueur éteignait dans les jungles
                L’œil du tigre royal.

Il vous a répétés à l’écho des vieux temples,
Aux portiques déserts, montrant, mornes exemples,
                Notre fragilité.
L’homme meurt, et ses dieux, que le temps brise et roule
L’autel, étant de marbre, un peu plus tard s’écroule
                Que la divinité.

Vous partagiez ainsi ses profondes pensées.
Vous lui devez la vie, ô strophes cadencées !
                Il vous fit naître en moi.
Vous procédez de lui. Moi, je suis votre mère,
Je ne vous ai donné que la grâce éphémère ;
                Lui, la force et la foi.


Partez pour l’enchanter, fruits d’un hymen sublime.
Votre naissance est haute, et pure, et légitime :
               Qu’il soit donc fier de vous !
Vous êtes siens. Sans lui, vous dormiriez encore,
Germes obscurs marqués pour ne jamais éclore,
               Dans le néant jaloux.

Souvent je sens en moi son esprit qui s’éveille...
Alors il faut écrire, et prolonger la veille,
               Et vous naissez, mes vers.
J’aime ce doux travail qui me tient accoudée :
Enfermer en tremblant l’essor de son idée
               Dans mes rythmes divers.

Et s’il la reconnaît, pour peu qu’il lui sourie,
Si, puissante, elle vit sous la strophe fleurie,
               Quel triomphe charmant !
Lorsque aussi pleinement deux êtres se possèdent,
Il n’est point sous le ciel de bonheurs qui ne cèdent
               À leur enivrement.

Laissez-moi vous bénir, douces rimes fidèles,
Puisque vos sons, légers comme un battement d’ailes,
               Quelquefois l’ont charmé.
Laissez-moi vous bénir, ô mes vers, frais calices !
Puisque mon bien-aimé respire avec délices
               Votre souffle embaumé.


(Un Mystérieux Amour)