Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Raphaël-Georges Lévy

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 170-174).




RAPHAËL-GEORGES LÉVY


1857




Lévy (Raphaël-Georges) est fils d’un inspecteur-général de l’Université. Nourri des fortes études de l’Alma Mater, il remporta au Grand Concours le prix d honneur de Rhétorique. Tout en s’adonnant plus spécialement aux études de droit et d’économie politique, il gardait au fond du cœur le culte ardent des lettres. Il a publié en 1886 un volume de vers qui dénotent un effort personnel et la gravité d’un travailleur consciencieux. Nous reproduisons, entre autres pièces, la dédicace In Memoriam, hommage éloquent et ému au père de l’auteur.

Les poésies de M. Lévy ont été éditées par A. Lemerre.

a. l.





IN MEMORIAM




Heureux ceux qui, groupés près du chef de famille,
Ont atteint l’âge heureux de leur maturité,
Sans que la mort, à l’heure où tout sourit et brille,
Ait fait un vide affreux sous leur toit dévasté.


Ceux-là peuvent encor retremper leur courage
À la saine gaîté du paternel foyer,
Et, se fortifiant au contact d’un autre âge,
Les soucis de la vie un instant oublier !

Mais quand le sort impie arrache un jeune frère
À ceux qui l’entouraient de tendresse et d’amour,
Et que, brisant l’espoir d’une illustre carrière,
Il lui ravit l’éclat et la douceur du jour ;

Quand nous lisons, au front pâli de notre mère,
La douleur qu’elle porte et qu’elle ne dit pas,
Hélas ! où retrouver la force nécessaire
Pour remplir jusqu’au bout notre tâche ici-bas ?

Et pourtant, au plus fort des épreuves cruelles,
Tu nous soutins, mon père, et nous montrant là-haut,
En face de la mort, les clartés éternelles,
Tu tiras les leçons de vivre du tombeau.

Mais tu fus enlevé longtemps avant ton heure,
Toi dont le mâle exemple est mon ferme soutien ;
Toi qui veux que je lutte et non pas que je pleure,
Les yeux fixés toujours sur le vrai, sur le bien ;

Toi, jusqu’au dernier jour fort comme en ta jeunesse,
Dont le cœur rayonnait de féconde chaleur,
Toi dont la bouche, même à l’heure de détresse,
Eut ce divin souris qui fut notre bonheur ;

Toi qui, dans l’assidu commerce des grands hommes,
Puisas et leur sagesse et leur sérénité,
Et qui ne connus pas, agités que nous sommes,
Le doute où se débat notre fragilité.


Mon père, c’est à toi qu’est consacré ce livre ;
À ton saint souvenir je veux le dédier.
Comme tu me l’appris, je m’efforce de vivre
Et de mener à fin ma tâche d’ouvrier.

Aux matins de printemps, par les bois et la plaine,
Tu conduisais mes pas lorsque j’étais enfant.
Sous tes yeux je courais jusqu’à perdre l’haleine,
Puis je venais t’offrir mon butin, triomphant.

Aujourd’hui comme alors, j’ai cueilli parmi l’herbe
Les plantes dont l’éclat m’a paru le plus beau,
Et pour toi, comme alors, j’ai lié cette gerbe :
Mais je l’apporte, hélas ! au marbre d’un tombeau.





CHANT DE GUERRE RUSSE




Allons, mon beau cheval ! Voici les saintes guerres !
            Courons du Pruth à Marmora !
            Sous les palais des janissaires,
                 Dans les ondes amères
            Mon beau cheval se baignera.

Le pope du village a levé la croix grecque,
            La divine croix du Seigneur !
            Depuis Bagdad jusqu’à la Mecque,
De Médine à Tchesmé, les Musulmans ont peur.

Vois-tu briller là-bas la coupole arrondie
            Que parmi les hauts minarets
            Fait resplendir Sainte-Sophie ?
                 Par mon sang, par ma vie,
            Cheval, ferme sur tes jarrets !


Ton sabot est-il dur, puissante ton haleine ?
            Sous les balles des ennemis
            Sauras-tu traverser la plaine,
Où nous fauchons les Turcs ainsi que des épis ?

Sauras-tu me porter jusqu’aux murs de Byzance,
            Lorsque l’assaut s’y donnera ?
            Viens ! le Petit Père s’avance,
                 Et de la Providence
            Le dessein s’exécutera.

Ils ont beau déployer l’étendard du Prophète,
            L’étendard et le croissant d’or :
            Comme le soleil la tempête,
Nous les disperserons : le Czar est le plus fort.

Allons, mon beau cheval aux fumantes narines,
            Mange de l’avoine et du foin :
            Des Turcs les hordes assassines
                 Ont semé les ruines
            Et la mort sur notre chemin ;

Et, plus d’un soir peut-être, en ces pays bulgares,
            Ton maître et toi, vieux serviteur,
            Trouveront avoine et pain rares.
Mais qu’importe la faim, pourvu qu’on soit vainqueur ?

Allons, mon beau cheval, quittez le pâturage ;
            Je mets le pied à l’étrier :
            Armons tous deux notre courage,
                 Et puis nous ferons rage
            Contre les bataillons d’acier.


De nos fiers escadrons les lignes onduleuses
               Se déroulent sous le ciel bleu :
               Entends-tu leurs clameurs joyeuses ?
À la charge, en avant, pour le Czar et pour Dieu !





PORTRAIT VÉNITIEN




J’aime les cheveux roux et les visages pâles
Comme les a toujours aimés le Titien :
          Ces deux couleurs sont pures et royales ;
Elles vont aux enfants de sang patricien.

J’aime les fines mains aux ongles longs et roses,
Aux veines qui de bleu se colorent parfois :
          Ces fines mains nous disent tant de choses,
Tant de force et de grâce est unie en leurs doigts !

J’aime sur de grands yeux les paupières baissées,
Et l’ombre des cils noirs qui les rendent plus doux ;
          Car le reflet des divines pensées
S’échappe de ces yeux et descend jusqu’à nous.