Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Ernest Prarond

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 106-111).

ERNEST PRAROND

1821


Ernest Prarond, né à Abbeville, donna comme poète : Fables (1847), Sylves politiques, avec son ami Levavasseur, (1849), Paroles sans musique (1855), À la chute du jour (1876), Les Pyrénées (1877), Du Louvre au Panthéon (1881), Théâtre sous le chêne (1883), Le Jardin des racines noires (1886).

M. Philippe de Chennevières loue en bon style la manière de Prarond « le tour délibéré de sa phrase, le ton net, gai, coloré de son mot, sa pointe comique. » Il ajoute que le véritable caractère du poète d’Abbeville est la bonhomie, « la leste bonhomie des vieux conteurs du nord de la France. »

Cela était écrit en 1862. M. Prarond s’est fait depuis une nouvelle manière, savante, compliquée, remarquablement originale. Les connaisseurs aimeront ces vers pleins d’aperçus nouveaux, de tours étranges, d’expressions créées, dans lesquels le bizarre même a sa franchise et son naturel ; ils goûteront ces fruits de forte saveur sous une écorce parfois étrange et rude.

Les poésies d’Ernest Prarond ont été publiées par A. Lemerre.

A. France.


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LE PARDON DE LESBIE




Parmi les sœurs des dieux et des chèvres camuses,
Les plus belles qu’au monde aient fait aimer les Muses,
Que leur nom soit Hélène, Amaryllis, Héro,
Toi qu’on dira toujours « la belle au passereau, »
Ô méchante Lesbie, aimée et diffamée,
Qu’outragea ton poète, adorable opprimée,
Tombée où tu devais, hélas ! descendre un jour,
Je te retirerai du sombre carrefour ;
Je te délivrerai des hontes de Subure ;
Ma pitié sur tes lins ira jeter la bure ;
Et l’austère manteau qui, rude, froissera
Tes poignets délicats et ta gorge, sera
Le rachat des zéphyrs de Cos que tu lacères
Et du ciel bleu mêlé dans les tissus des Sères.
Je te prodiguerai cette grande pitié
Meilleure que l’amour, égale à l’amitié,
À la miséricorde éparse, immesurée,
Divine, éther clément dans la paix azurée,
Qui pénètre le monde et l’emplit, poursuivant
Jusqu’aux gouffres déserts tout principe vivant,
Et, du brin d’herbe à l’astre égaré, l’enveloppe…
Ne la repousse pas, dirai-je à Pénélope ;
Ne vous reculez pas, mères des vieux Romains ;
Ô Lucrèce, qui mis le glaive en tant de mains,
Sois-lui facile ; et vous qui vécûtes sacrées,
Vestales, oubliez des fautes exécrées. —
Et je serai pour toi le myste auguste, ayant,
Cœur plein, tous les pardons du Monde bienveillant.





LES QUAIS SAVANTS





Ah ! la Seine est toujours la bonne institutrice.
Lutèce l’eut pour sœur, Paris l’a pour nourrice.
Elle apporte du fond des Gaules, des forêts,
Des champs, l’esprit du sol, des airs, les souffles frais,
La respiration fiévreuse des poitrines
Qu’agitent, généreux, le combat des doctrines
Et l’espoir invaincu de voir l’humanité,
— La France au cœur, — prendre âme et voix de la Cité.
Elle apporte le vin des vignes glorieuses ;
Elle apporte le bois pour les nuits studieuses,
Pour les foyers amis. — Souvenirs évoqués !
Le vrai cœur de Paris bat non loin de ses quais,
À gauche de la grande artère aux eaux fécondes
Et sous le mont sacré, mamelle des deux mondes
Où vinrent s’abreuver les peuples, les esprits,
Les faibles et les forts, les grands, Dante compris,
Les insoumis, Villon, les délicats, Érasme,
Ceux qui faisaient brûler, ceux dont l’enthousiasme
Outré de voir le juste ou le droit trébucher,
Avec colère et joie acceptait le bûcher.
La Seine aime le mont des combats et des veilles
Avant le Louvre orgueil et gardien des merveilles ;
Ses quais même ont ce culte et l’affirment deux fois.
C’est du côté par l’ombre accaparé dix mois,
Mais salué par l’aube encore au temps des givres,
Que sur les parapets s’entassent les vieux livres,
Et c’est de ce côté qu’en toutes les saisons
Les fleurs tombent aussi de pleines cargaisons.

Le livre ouvre sa page, et la fleur sa corolle.
Du livre et de la fleur le vent prend la parole,
Fond l’antique savoir dans l’odeur du matin,
Et, son hymne ainsi fait, le porte au mont latin.





PAYSAGE





Du côté du midi, le ciel d’un blanc d’argent,
De filets nuageux marbré comme une pierre,
Où, bien haut, l’hirondelle apparaissait nageant,
D’un éclat douloureux fatiguait la paupière.

Sur ma tête, le ciel d’un pur bleu d’outremer,
À peine par endroits, dans sa profondeur vague,
Semé de flocons blancs, muait comme la mer
Lorsqu’un remous léger fait moutonner la vague.

Du côté du levant, d’où venait un vent doux,
À l’opposé du point que gagnait l’incendie,
Le ciel plus gris berçait des nuages plus roux,
Où déjà la lumière était comme engourdie.

Du côté du couchant, on pouvait deviner
Le Pnyx du ciel, aimé du riche crépuscule
Dont l’éloquence d’or s’applique à nous donner
Les secrets du soleil qui sous la mer recule.


Les villages de loin semblaient des bois épais
D’où ne montaient dans l’air ni rumeur ni fumée ;
La campagne déserte était pleine de paix,
Le grillon chantait seul sous l’herbe consumée.

Un moulin, que cachait un défaut de terrain,
Semblait, dressant ses bras au niveau de la plaine,
Un éternel semeur jetant au loin son grain
Et sur la terre nue ouvrant sa droite pleine.

Les chevaux à cette heure étant au râtelier,
Les moissonneurs dormaient au pied des rondes meules,
Et l’on voyait à peine en leur pas régulier
Quelques filles des champs qui s’en revenaient seules.

Tournant à grands coups d’aile au-dessous du ciel clair
Et profitant de l’heure où le moissonneur chôme,
Comme des écoliers en l’absence du clerc,
Des bandes de pigeons s’abattaient dans le chaume.

Je m’étais assis, lourd, ayant soufflé d’ahan.
Dans le trèfle voisin mon chien fourrageait, frisque,
Et, pour indiquer l’heure en l’agreste cadran,
Les pommiers à leurs pieds jetaient une ombre en disque.

Et véritablement, en contemplant ce ciel
Et ces calmes aspects de la terre féconde,
Je ne pensais à rien, contemplateur charnel,
À rien qu’à ce beau ciel sur cette terre blonde.

Qui m’eût dit cependant : « Ce point de la saison
Et cette heure du jour, homme, te représentent
Le milieu de la vie en pleine fauchaison,
Quand l’esprit s’est repu des fictions qui mentent ; »


Qui m’eût ainsi parlé, certes, eût eu raison.
Le milieu de la vie est le temps des récoltes,
Le temps où, les blés mûrs marchant vers la maison.
Les sanves ont senti la faux sur leurs révoltes.

Du côté du levant, de l’enfance, déjà
Le gris devient l’obscur ; le couchant, au contraire,
Qui des voiles traînants plus tard se dégagea,
Lorsqu’approche la nuit, plus ardemment s’éclaire.