Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Henri de Bornier

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 188-192).




HENRI DE BORNIER


1825




Henri de Bornier est né à Lunel, d’une très ancienne famille du Languedoc. À vingt ans il publia un recueil de vers, Les Premières Feuilles (1845), et présenta au Théâtre français un drame, Le Mariage de Luther, qui fut reçu à correction. La haute valeur de ces essais précoces attira sur lui l’attention de M. de Salvandy, qui le fit entrer à la Bibliothèque de l’Arsenal, dont il est actuellement encore l’un des Conservateurs

Ses Poésies complètes ont paru en 1881. Elles comprennent, outre ses vers de jeunesse, d’éloquents à-propos récités sur nos principales scènes, et deux poèmes, L’Isthme de Suez,(1861), La France dans l’extrême Orient, (1863), couronnés par l’Académie française, qui devait aussi décerner le prix d’éloquence à son Éloge de Chateaubriand (1864). Toutefois, Henri de Bornier est surtout connu comme poète dramatique.

Il a obtenu l’un des plus retentissants succès de notre époque avec son drame, La Fille de Roland (1875), œuvre généreuse et forte où il a su évoquer en beaux vers les récents désastres, mais aussi les plus chères espérances de la patrie. Les Noces d’Attila, représentées en 1881, et L’Apôtre, poème dramatique en trois actes, ne sont pas d’un mérite moindre.

En prose, il a publié trois romans : La Lizardière, Le Jeu des Vertus et Comment on devient belle.

Les œuvres d’Henri de Bornier ont été publiées par Dentu.

Auguste Dorchain.




PAYSAGE




Le soir tombe. Là-haut, sur les collines sombres,
Des saules et des pins jettent leurs grandes ombres ;
Sous la lune qui monte on distingue à demi
Les toits et le clocher d’un village endormi ;
Un passeur, détachant la barque de sa chaîne,
Lentement la conduit vers la rive prochaine…
Et mon rêve devine et je cherche des yeux
L’invisible passeur des âmes dans les cieux.




RÉSIGNONS-NOUS




Cest la saison des avalanches ;
Le bois est noir, le ciel est gris,
Les corbeaux dans les plaines blanches,
Par milliers, volent à grands cris ;
— Mais, bientôt, de tièdes haleines
Descendront du ciel moins jaloux,
Avril consolera les plaines…,
           Résignons-nous.

C’est l’orage ! Les eaux flamboient
En se heurtant comme des blocs,
Les dogues de l’abîme aboient
Et hurlent en mordant les rocs ;

— Mais demain tous ces flots rebelles
Se changeront, unis et doux,
En miroirs pour les hirondelles…
           Résignons-nous.

C’est l’âge où l’homme nie et doute :
Soleils couchés et rêves morts !
À chaque tournant de la route,
Ou des regrets ou des remords !
— Mais, bientôt, viendra la vieillesse
Élevant sur nos fronts à tous
La lampe d’or de la sagesse…
           Résignons-nous.

Ceux qu’on aima sont dans les tombes,
Les yeux adorés sont éteints,
Dieu rappelle à lui nos colombes
Pour réjouir des cieux lointains…
— Mais, bientôt, d’une âme ravie,
Seigneur ! pour les rejoindre en vous,
Nous nous enfuirons de la vie…
          Résignons-nous.




JOYEUSE ET DURANDAL




La France, dans ce siècle, a deux grandes épées
Deux glaives, l’un royal et l’autre féodal,
Dont les lames d’un flot divin furent trempées :
L’une a pour nom Joyeuse, et l’autre Durandal.

Roland eut Durandal, Charlemagne a Joyeuse,
Sœurs jumelles de gloire, héroïnes d’acier
En qui vivait du fer l’âme mystérieuse,
Que pour son œuvre Dieu voulut s’associer


Toutes les deux dans les mêlées
Entraient, jetant leur rude éclair,
Et les bannières étoilées
Les suivaient en flottant dans l’air !
Quand elles faisaient leur ouvrage,
L’étranger frémissait de rage,
Sarrazins, Saxons ou Danois,
Tourbe hurlante et carnassière,
Tombaient dans la rouge poussière
De ces formidables tournois !

Durandal a conquis l’Espagne ;
Joyeuse a dompté le Lombard ;
Chacune à sa noble compagne
Pouvait dire : « Voici ma part ! »
Toutes les deux ont, par le monde,
Suivi, chassé le crime immonde,
Vaincu les païens en tout lieu ;
Après mille et mille batailles,
Aucune d’elles n’a d’entailles,
Pas plus que le glaive de Dieu !


Hélas ! la même fin ne leur est pas donnée :
Joyeuse est fière et libre après tant de combats,
Et quand Roland périt dans la sombre journée,
Durandal des païens fut captive là-bas !

Elle est captive encore, et la France la pleure ;
Mais le sort différent laisse l’honneur égal,
Et la France, attendant quelque chance meilleure,
Aime du même amour Joyeuse et Durandal !