Anthologie des poètes français du XIXème siècle/José-Maria de Heredia

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 34-46).




JOSÉ-MARIA DE HEREDIA


1842




José-Maria de Heredia est né le 22 novembre 1842 dans les montagnes de la Sierra Madre, proche Santiago de Cuba. Il a été élevé en France, au collège de Saint-Vincent, à Senlis, par de bons prêtres, excellents humanistes. Après un court séjour à l’Université de la Havane, il revint à Paris et suivit les cours de l’École des Chartes. Les études paléographiques développèrent en lui ce goût de l’exactitude et de la méthode qu’il devait plus tard concilier très heureusement avec le sentiment de la poésie et de l’art.

Il se lia bientôt avec Leconte de Lisle, et entra dans le groupe des poètes dits Parnassiens, où il se fit remarquer par l’éclatante plénitude de son style. Nul ne poussa aussi loin que lui le souci de la perfection plastique. Son œuvre se compose d’un certain nombre de morceaux épiques tels que Les Conquérants de l’Or, de tierces rimes et de sonnets d’une originalité puissante. On peut dire que M. José-Maria de Heredia a transformé ce petit poème à forme fixe et qu’il en a fait un usage nouveau. Tour à tour descriptif, mythologique, héroïque, il sait composer en quatorze vers des tableaux achevés, d’un merveilleux éclat. M. Jules Lemaître a pu dire très justement : « Chacun de ces sonnets suppose une longue préparation, et que le poète a vécu des mois dans le pays, dans le temps, dans le milieu particulier que ces deux quatrains et ces deux tercets ressuscitent. Chacun d’eux résume à la fois beaucoup de science et beaucoup de rêve. Tel sonnet renferme toute la beauté d’un mythe, tout l’esprit d’une époque, tout le pittoresque d’une civilisation. » On retrouve, en effet, dans ces merveilleux poèmes, la nature ardente et fleurie où s’écoula l’enfance du poète, l’âme des Conquistadors dont il descend, les purs souvenirs de la beauté antique qu’il évoque pieusement. Le sonnet, avant M. José-Maria de Heredia, n’approchait pas de la richesse et de la grandeur que cet ouvrier poète lui a données.

M. de Heredia n’a pas réuni ses vers, qu’on trouve épars dans les divers Parnasses et dans plusieurs recueils, notamment dans la Revue des Deux Mondes. C’est pourquoi on a pu dire que ce poète était à la fois illustre et inédit.

M. José-Maria de Heredia a traduit et illustré de notes savantes la Véridique Histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne, par le capitaine Bernal Diaz del Castillo, l’un des Conquérants. Cet ouvrage, deux fois couronné par l’Académie française, a été édité chez Alphonse Lemerre.

Anatole France.


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NÉMÉE




Depuis que le Dompteur entra dans la forêt
En suivant sur le sol la formidable empreinte,
Seul, un rugissement a trahi leur étreinte.
Tout s’est tu. Le soleil s’abime et disparaît.

À travers le hallier, la ronce et le guéret,
Le pâtre épouvanté qui s’enfuit vers Tirynthe
Se tourne et voit, d’un œil élargi par la crainte,
Surgir au bord des bois le grand fauve en arrêt.

Il s’écrie ! Il a vu la terreur de Némée
Qui sur le ciel sanglant ouvre sa gueule armée
Et la crinière éparse et les sinistres crocs ;

Car l’ombre grandissante avec le crépuscule
Fait, sous l’horrible peau qui flotte autour d’Hercule,
Mêlant l’homme à la bête, un monstrueux héros.


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FUITE DE CENTAURES




Ils fuient, ivres de meurtre et de rébellion,
Vers le mont escarpé qui garde leur retraite ;
La peur les précipite, ils sentent la mort prête
Et flairent dans la nuit une odeur de lion.

Ils franchissent, foulant l’hydre et le stellion,
Ravins, torrents, halliers, sans que rien les arrête,
Et déjà sur le ciel se dresse au loin la crête
De l’Ossa, de l’Olympe ou du noir Pélion.

Parfois, l’un des fuyards de la farouche harde
Se cabre brusquement, se retourne, regarde
Et rejoint d’un seul bond le fraternel bétail ;

Car il a vu la lune éblouissante et pleine
Allonger derrière eux, suprême épouvantail,
La gigantesque horreur de l’ombre Herculéenne.


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LE RÉVEIL D’UN DIEU




La chevelure éparse et la gorge meurtrie,
Irritant par les pleurs l’ivresse de leurs sens,
Les femmes de Byblos, en lugubres accents,
Mènent la funéraire et lente Théorie.

Car sur le lit jonché d’anémone fleurie
Où la Mort avait clos ses longs yeux languissants,
Repose, parfumé d’aromate et d’encens,
Le jeune homme adoré des vierges de Syrie.

Jusqu’à l’aurore ainsi le chœur s’est lamenté ;
Mais voici qu’il s’éveille, à l’appel d’Astarté,
L’Époux mystérieux que le cinname arrose.

Il est ressuscité, l’antique Adolescent !
Et le ciel tout en fleur semble une immense rose
Qu’un Adonis céleste a teinte de son sang.


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LE CHEVRIER




Ô berger, ne suis pas dans cet âpre ravin
Les bonds capricieux de ce bouc indocile ;
Aux gorges du Ménale où l’été nous exile
La nuit monte trop vite, et ton espoir est vain

Restons ici, veux-tu ? J’ai des figues, du vin.
Nous attendrons le jour en ce sauvage asile.
Mais parle bas. Les Dieux sont partout, ô Mnasyle !
Hécate nous regarde avec son œil divin.


Ce trou d’ombre, là-bas, est l’antre où se retire
Le Démon familier des hauts lieux, le Satyre ;
Peut-être il sortira si nous ne l’effrayons.

Entends-tu le pipeau qui chante sur ses lèvres ?
C’est lui ! Sa double corne accroche les rayons
Et, vois, au clair de lune il fait danser mes chèvres !


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ÉPIGRAMME FUNÉRAIRE




Ici gît, Étranger, la verte sauterelle
Que durant deux saisons nourrit la jeune Hellé,
Et dont l’aile, vibrant sous le pied dentelé,
Bruissait dans le pin, le cytise ou l’airelle.

Elle s’est tue, hélas! la lyre naturelle,
La muse des guérets, des sillons et du blé ;
De peur que son léger sommeil ne soit troublé,
Ah ! passe vite, ami, ne pèse point sur elle.

C’est là. Blanche, au milieu d’une touffe de thym,
Sa pierre funéraire est fraîchement posée ;
Que d’hommes n’ont pas eu ce suprême destin !

Des larmes d’un enfant sa tombe est arrosée,
Et l’Aurore pieuse y fait chaque matin
Une libation de gouttes de rosée.



ANTOINE ET CLEOPÂTRE


I. — LE CYDNUS




Sous l’azur triomphal, au soleil qui flamboie,
La trirème d’argent blanchit le fleuve noir,
Et son sillage y laisse un parfum d’encensoir
Avec des chants de flûte et des frissons de soie.

À la proue éclatante où l’épervier s’éploie,
Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
Cléopâtre, debout dans la splendeur du soir,
Semble un grand oiseau d’or qui guette au loin sa proie.

Voici Tarse où l’attend le guerrier désarmé ;
Et la brune Lagide ouvre dans l’air charmé
Ses bras d’ambre où la pourpre a mis des reflets roses ;

Et ses yeux n’ont pas vu, présages de son sort,
Auprès d’elle, effeuillant sur l’eau sombre des roses,
Les deux Enfants divins, le Désir et la Mort.


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II. — SOlR DE BATAILLE




Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor, dans l’air où vibraient leurs voix fortes,
La chaleur du carnage et ses acres parfums.

D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Tourbillonner au loin les archers de Phraortes ;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.


C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,

Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare.
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’Imperator sanglant !


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III. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE




Tous deux, ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Égypte s’endormir sous un ciel étouffant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Sais rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns,
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et, sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoiles de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.



L’EXILÉE


MONTIBUS… CARRI DEO
SABINVLA V. S. L. M.____





Dans ce vallon sauvage où César t’exila,
Sur la roche moussue, au chemin d’Ardiège,
Penchant ton front qu’argente une précoce neige,
Chaque soir, à pas lents, tu viens t’accouder là.

Tu revois ta jeunesse et ta chère villa
Et le Flamine rouge avec son blanc cortège ;
Et lorsque le regret du sol latin t’assiège,
Tu regardes le ciel, triste Sabinula.

Vers le Gar éclatant aux sept pointes calcaires.
Les aigles attardés qui regagnent leurs aires
Emportent en leur vol tes rêves familiers ;

Et seule, sans désirs, n’espérant rien de l’homme,
Tu dresses des autels aux Monts hospitaliers
Dont les Dieux plus prochains te consolent de Rome.


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LES CONQUÉRANTS




Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal.
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.


Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.


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À UNE VILLE MORTE


Cartagena de Yndias.
(1533-1583-1697.)

 



Morne ville, jadis reine des Océans !
Aujourd’hui le requin poursuit en paix les scombres
Et le nuage errant allonge seul des ombres
Dans ta rade où roulaient les galions géants.

Depuis Drake et l’assaut des Anglais mécréants,
Tes murs désemparés croulent en noirs décombres,
Et, comme un glorieux collier de perles sombres,
Des boulets de Pointis montrent les trous béants.

Entre le ciel qui brûle et la mer qui moutonne,
Au somnolent soleil d’un midi monotone,
Tu songes, ô Guerrière, aux vieux Conquistadors ;

Et, dans l’énervement des nuits chaudes et calmes,
Berçant ta gloire éteinte, ô Cité, tu t’endors
Sous les palmiers, au long frémissement des palmes.


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LE VIEIL ORFÈVRE




Mieux qu’aucun maître inscrit au livre de maîtrise,
Qu’il ait nom Ruyz, Arphé, Ximeniz, Becerril,
J’ai serti le rubis, la perle et le béryl,
Tordu l’anse d’un vase et martelé sa frise.

Dans l’argent, sur l’émail où le paillon s’irise,
J’ai peint et j’ai sculpté, mettant l’âme en péril,
Au lieu de Christ en croix et du Saint sur le gril,
Ô honte ! Bacchus ivre ou Danaé surprise.

J’ai de plus d’un estoc damasquiné le fer,
Et, pour le vain orgueil de ces œuvres d’Enfer,
Aventuré ma part de l’éternelle Vie.

Aussi voyant mon âge incliner vers le soir,
Je veux, ainsi que fit Fray Juan de Ségovie,
Mourir en ciselant dans l’or un ostensoir.


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ÉMAIL




Le four rougit ; la plaque est prête. Prends ta lampe.
Modèle le paillon qui s’irise ardemment
Et fixe avec le feu dans le sombre pigment
La poudre éblouissante où ton pinceau se trempe.

Dis, ceindras-tu de myrte ou de laurier la tempe
Du penseur, du héros, du prince ou de l’amant ?
Par quel Dieu feras-tu, sur un noir firmament,
Cabrer l’hydre écaillée ou le glauque hippocampe ?


Non. Plutôt, en un orbe éclatant de saphir,
Inscris un fier profil de guerrière d’Ophir,
Thalestris, Bradamante, Aude ou Penthésilée ;

Et, pour que sa beauté soit plus terrible encor,
Casque ses blonds cheveux de quelque bête ailée
Et fais bomber son sein sous la gorgone d’or.


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LE RÉCIF DE CORAIL




Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Éclaire la forêt des coraux Abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l’ombre transparente indolemment il rôde ;

Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu,
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.


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LE SAMOURAÏ_


C’était un homme à deux sabres.





Dun doigt distrait frôlant la sonore bîva,
À travers les bambous tressés en fine latte,
Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,
S’avancer le vainqueur que son amour rêva.

C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l’armure sombre, et sur l’épaule éclate
Le blason de Hizen ou de Tokungawa.

Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques,
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.

Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque,
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d’or qui tremblent à son casque.


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LE LIT



Qu’il soit encourtiné de brocart ou de serge,
Triste comme une tombe ou joyeux comme un nid,
C’est là que l’homme naît, se repose et s’unit,
Enfant, époux, vieillard, aïeule, femme ou vierge.

Funèbre ou nuptial, que l’eau sainte l’asperge
Sous le noir crucifix ou le rameau bénit,
C’est là que tout commence et là que tout finit
De la première aurore au feu du dernier cierge.


Humble, rustique et clos, ou fier du pavillon
Triomphalement peint d’or et de vermillon,
Qu’il soit de chêne brut, de cyprès ou d’érable ;

Heureux qui peut dormir sans peur et sans remords
Dans le Lit paternel, massif et vénérable,
Où tous les siens sont nés aussi bien qu’ils sont morts.


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SUR UN MARBRE BRISÉ




La mousse fut pieuse en voilant ses yeux mornes,
Car, dans ce bois inculte, il chercherait en vain
La Vierge qui versait le lait pur et le vin
Sur la terre au beau nom dont il marqua les bornes.

Aujourd’hui le houblon, le lierre et les viornes
Oui s’enroulent autour de ce débris divin,
Ignorant s’il fut Pan, Faune, Hermès ou Sylvain,
À son front mutilé tordent leurs vertes cornes.

Vois. L’oblique rayon, le caressant encor,
Dans sa face camuse a mis deux orbes d’or ;
La vigne folle y rit comme une lèvre rouge ;

Et, prestige mobile, un murmure du vent,
Les feuilles, l’ombre errante et le soleil qui bouge,
De ce marbre en ruine ont fait un Dieu vivant.



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