Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Paul Bourget

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. Illust.-21).



PAUL BOURGET

PAUL BOURGET






PAUL BOURGET


1852




Paul Bourget est né à Amiens, en 1852. Il commença au lycée de Clermont-Ferrand de fortes études littéraires, qu’il vint achever à Paris, où il prit sa licence ès lettres. C’est alors qu’il rencontra Jean Richepin, Maurice Bouchor et cet Adrien Juvigny dont ses amis ont attesté en si beaux vers l’inconnu génie anéanti par la mort avant l’œuvre faite. Autour d’eux se groupèrent quelques autres esprits d’élite, et ainsi fut formé ce libre et innommé cénacle qui aura sa place dans l’histoire de la poésie contemporaine, à la suite du groupe des Parnassiens. Bouchor venait de publier ses Chansons joyeuses, Richepin préparait sa Chanson des Gueux, quand Bourget donna son premier recueil : La Vie inquiète (1875). Titre caractéristique, non seulement de cet ouvrage, mais de toute l’œuvre de l’écrivain. Inquiétudes du cœur, inquiétudes des sens, inquiétudes de l’esprit, voilà ce que déjà l’on y trouvait à chaque page. L’accent était nouveau, comme nouvelle était la mélancolie : celle d’un homme en qui la substance de trop de livres s’est déposée, qui, très jeune, s’est trop regardé vivre au lieu de vivre, qui souffre de ce mal de tout analyser, destructif de la joie dans l’amour et de la sérénité dans la pensée. Pourtant La Vie inquiète recèle encore les débris d’une âme antérieure, plus simple et plus enthousiaste. À défaut d’autres croyances, quels nobles actes de foi dans l’art, « seul Dieu réel ! » Quels chauds appels à l’avenir ! Quelles paroles de mépris pour ces cœurs étiolés qui, dénués d’ambitions sublimes,

Ont vécu sans génie et se sont consolés !

Dans Edel (1878) Paul Bourget a voulu, dit la préface, « disséquer la passion d’un écrivain né sur le tard du siècle, avec ses contrastes inexplicables, son scepticisme et sa tendresse, ses énervements et ses frénésies, ses extases et ses abattements. » Il a voulu, de plus, réaliser le poème moderne, « un poème en bottines vernies et en habit noir, et cependant humain, frémissant et lyrique, même dans l’analyse. » On en peut discuter la partie descriptive, « moderniste, » mais les pages intimes et lyriques y sont de la plus rare beauté, ainsi les admirables stances écrites sur deux vers de Byron, qu’on trouvera dans l’Anthologie.

Les Aveux (1882) dominent jusqu’ici de très haut l’œuvre poétique de Paul Bourget. Dans ce livre le poète nous confesse, avec une intensité douloureuse, les troubles d’un cœur désemparé, au lendemain de la grande déception d’amour à demi racontée dans Edel : — Ici, la débauche où l’on a cherché l’oubli, où l’on n’a trouvé que spleen et remords ; — plus loin, la folle résolution de rayer la femme de sa vie intérieure pour ne plus ne plus vivre que par l’esprit ; — ailleurs, un dilettantisme de tendresse élégante, que l’on s’efforce de prendre pour la passion et qui n’est guère qu’un libertinage sentimental plus décevant encore que l’autre… Mais parmi ces erreurs d’âme subsistent, indélébiles, le regret de la foi et de la pureté perdues, le vague espoir d’une ingénuité reconquise à force de science. — Et une nouvelle figure de femme, faite de toutes ces nostalgies, semble flotter au-dessus du livre. On dirait une de ces vierges peintes par Burne Jones, à la grâce presque inquiétante, aux grands yeux presque trop limpides, et qui cueillent des fleurs mystiques en de frais paysages de rêve. C’est la Muse des derniers et, sans doute, des prochains vers de Paul Bourget. Elle arrive d’Angleterre ; elle a déjà inspiré Shelley, Rossetti, jusqu’à cette Mary Robinson dont M. James Darmesteter vient de nous révéler le charmant génie. À notre poésie, qui pèche souvent par un excès de raisonnement et de netteté, par une vaine lutte de rendu avec les arts plastiques, elle apporte le don du symbole suggestif et quelque chose de l’indéterminé des sensations musicales. D’aucuns l’ont déjà trop écoutée, mais non Paul Bourget qui l’entend avec une oreille bien française et qui lui doit les plus pénétrants comme les plus originaux de ses poèmes.

Nous ne pouvons que mentionner ici les livres en prose. Les Essais de Psychologie contemporaine ont affirmé en Paul Bourget un écrivain de premier ordre, un moraliste plutôt qu’un critique. Tout le monde a lu ses romans, si féminins et si virils à la fois, « dont les grands événements sont des pensées » : L’Irréparable, Un Crime d’Amour, Cruelle Énigme, André Cornélis, et cet amer chef-d’œuvre, Mensonges. Prose ou vers, l’œuvre est une : c’est l’enquête émue et subtile sur la vie de sentiment des générations contemporaines de l’auteur. Elle est dressée par un témoin en qui elles se reconnaissent ; cest pourquoi les jeunes femmes et les jeunes hommes sont venus d’abord à lui et ont propagé en si peu de temps sa chère et éclatante renommée.

Les œuvres de Paul Bourget sont publiées par Alphonse Lemerre.

Auguste Dorchain.


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LA CHAPELLE





La chapelle est tapie au creux d’un grand rocher.
La croix de fer doré brille en haut du clocher,
Le porche en bois est plein de sculptures antiques,
Où des saints douloureux et des anges mystiques
Charment les cœurs dévots depuis quatre cents ans.

Les dimanches, c’était un flot de paysans
Qui tous portaient la veste ancienne en bure bleue.
Ils avaient pour venir marché plus d’une lieue ;
La poussière couvrait leurs guêtres de cuir brun ;
Le noir chapeau de feutre en arrière, un par un
Ils sortaient. Puis venait, en bonnet de dentelle,
La femme qui conduit ses enfants devant elle,
Le chapelet aux doigts, d’un air calme et pieux ;
— Et les cloches chantaient doucement vers les cieux. —

Et moi, je m’étais fait une habitude exquise
De vous attendre au seuil de la petite église

Où votre âme peut-être avait prié pour moi.
Vous vous faisiez attendre, et c’était un émoi
Délicieux de voir dans la chapelle sombre
Votre visage aimé se détacher de l’ombre
Lentement. La foi pure illuminait vos yeux
De je ne sais quel feu chaste et mystérieux ;
Mais vous n’aviez pour moi ni reproches ni plaintes,
Et vous me pardonniez, comme auraient fait les saintes,
De ne jamais plier les genoux devant Dieu.

Or, ces dimanches-là, quand le ciel était bleu,
Ensemble nous allions à travers le village,
Nous suivions les rochers ensemble, puis la plage,
Vos cheveux déroulés tremblaient au vent de mer,
L’Océan nous lançait son large souffle amer,
Et nous marchions ainsi jusque sur la jetée.
— Je n’ai pas oublié cette mer enchantée,
Le ciel clair, les flots bleus balancés mollement,
Les voiles des bateaux dans un lointain dormant,
Les grands oiseaux lancés sur nous à pleines ailes,
Ni les cris des pêcheurs, ni les voix éternelles
Qui de la mer montaient comme un hymne au ciel pur.
Vous sembliez sourire et marcher dans l’azur,
Gaie et fraîche, et pourtant plus pâle encor que rose ;
Et moi, vos moindres mots m’attendrissaient sans cause,
Mais si profondément, que j’aurais devant vous,
Comme un prêtre à l’autel, plié les deux genoux,
Et que je demeurais muet, l’âme ravie,
Tout éperdu devant la beauté de la vie.


(La Vie inquiète)


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TEARS, IDLE TEARS




Quand tes yeux s’ouvriront sur un beau paysage,
Si le ravissement te fait verser des pleurs,
Ne retiens pas ces pleurs, mon enfant, sois plus sage,
Et ne te raille pas de ces vaines douleurs.

Ces larmes sans objet, ces angoisses divines
Qui nous prennent devant l’océan et les cieux,
Cette extase sans nom qui court dans nos poitrines
Comme un frémissement triste et délicieux,

Tout cela vient du cœur, ô mon enfant chérie,
De notre cœur toujours blessé, toujours aimant,
Faible cœur qui répugne au travail de la vie,
Et que toute beauté trouble trop fortement.

Sous le masque menteur que nous a mis le monde,
L’être inquiet, malade et plaintif, vit toujours,
Et c’est assez du choc d’une beauté profonde
Pour qu’il palpite et vibre ainsi qu’aux premiers jours.

Les mots qu’il a sentis et qu’il n’a pas su dire,
L’âme qu’il avait là, mais que nul n’a su voir,
Voilà ce qui le fait sangloter et sourire,
— Sans raison, — de désir, d’effroi, de désespoir.

Quand tes yeux s’ouvriront sur un beau paysage,
Dis-toi que nous avons ensemble contemplé
Plus d’un pays charmant, délicat ou sauvage ;
Et que mon souvenir à tes pleurs soit mêlé !


(La Vie inquiète)





PENSÉES D’AUTOMNE



I



Ce monde meilleur et tout autre,
Le Paradis, je n’en veux pas.
Tout mon souvenir tient au nôtre,
Toute ma vie est ici-bas.

La belle enfant que j’ai choisie,
Ses cheveux, sa bouche et ses yeux,
Sa jeunesse et sa poésie,
Je ne les aurai pas aux cieux.

Si la chair n’est pas immortelle,
Si les formes doivent périr,
Je ne reconnaîtrai plus celle
Qui m’a fait aimer et souffrir.


II


Par les sentiers boueux d’Automne,
Je marche, les cheveux au vent,
Plus d’un passant muet s’étonne
Et me considère en rêvant.

Au milieu des feuilles jaunies
Les lueurs des soleils couchants
Ont des tristesses infinies
Dans le grand silence des champs.


III


L’Automne ! L’Automne ! — Les haies
Et les arbres sont défeuillés ;
À peine quelques rouges baies
Tremblent aux buissons dépouillés.

L’Automne ! L’Automne ! — Les routes
Sont désertes sous l’air glacé,
Et les feuilles s’amassent toutes
Dans les profondeurs du fossé.

L’Automne ! L’Automne ! — La vie
Flétrit chaque jour sous nos yeux
Toute la beauté qui convie
Le cœur à la fête des cieux.

Ce pauvre cœur en vain réclame
L’éternité pour ses amours.
— Nous n’avons pas même assez d’âme
Pour aimer et souffrir toujours.


(La Vie inquiète)





CONTE D’HIVER




Les toits et les clochers sont perdus dans la brume,
La fumée à flocons monte à travers l’air gris,
Et, dans ces jours d’hiver, je vais sans amertume
En songeant à vos yeux sous le ciel de Paris.


Je sens que je suis seul dans les bruits de la rue.
Rien ne me distrait plus des chers bonheurs passés :
Votre divine image à mes yeux apparue
Fait couler tous les pleurs en silence amassés.

Et voici que ma joue en est tout inondée,
Mais cette angoisse est douce et ce chagrin clément :
Je me sens revenir vers une ancienne idée
Qui sur toute douleur verse un apaisement.

C’est vrai, vous ne m’avez jamais dit un mot tendre,
Vos yeux sont restés clairs en regardant mes yeux,
Mais votre esprit si doux et qui sait tout comprendre
N’a-t-il pas eu pitié de mon cœur soucieux ?

Peut-être vous m’aimez sans vouloir me le dire,
Comme dans les romans qui nous parlent d’amour ;
Peut-être vous cachez sous votre pur sourire
Des pleurs que j’essuirai des lèvres quelque jour.

Ce sera par un soir d’hiver dans votre chambre,
La chambre rose et blanche où chantent vos oiseaux.
Obscur comme aujourd’hui le grand ciel de décembre
D’un humide brouillard voilera les carreaux.

La neige lentement tournoie et le vent pleure :
Je suis sous votre porte et je demeure en bas.
Ah ! si mon rêve est vrai, vienne vite cette heure
Où la neige en tombant ne m’attristera pas !


(La Vie inquiète)





TRÈS VIEUX VERS





Les petites fleurs du fossé,
Renoncules et marguerites,
Ont des sourires du passé
Et de vieux airs de choses dites.

Tous les chemins où j’ai goûté
Mes heures tranquilles et douces,
Où j’ai souffert, où j’ai douté,
Avaient de ces fleurs dans leurs mousses.

Chacune est liée à mon cœur,
La plus fraîche et la plus vulgaire,
Comme le rire d’une sœur,
Comme le regard d’une mère.

Je les cueille par les chemins
Quand viennent les jours de septembre,
Et je les porte à pleines mains
Dans les coins obscurs de ma chambre.

Leur gerbe aux reflets attristés,
Par de muettes harmonies,
Me fait songer aux vieux étés,
À toutes les choses finies.

Marguerites et boutons d’or,
Je me dis qu’après tant d’années
L’homme n’a pas appris encor
À rajeunir les fleurs fanées.


Nous guérissons du souvenir
Sans jamais guérir de la vie,
Et les fleurs qui doivent finir
Toujours tiennent l’âme asservie.


(La Vie inquiète)





LES BOUQUETS DES PAUVRES




Les petites filles des rues
Qui vivent en vendant des fleurs
Me sont bien souvent apparues
Comme un symbole de douleurs.

Dans leur pauvreté poétique,
Ces messagères du printemps
Drapent d’un haillon fantastique
Leurs maigres membres grelottants.

Et leurs petites mains frileuses
Composent pourtant des bouquets
Dont se parent nos amoureuses
Pour les bals légers et coquets.


*
*       *


Petites filles inquiètes
Qui mourez de faim et de froid
En vendant des fleurs pour nos fêtes,
N’êtes-vous pas mes sœurs, à moi ?


Pendant que j’écris pour ma dame
De fins sonnets capricieux,
Un autre possède son âme
Et baise, en riant, ses beaux yeux.

Mais elle, dure autant que belle,
Lit mes sonnets et prend vos fleurs,
Sans plus soupçonner que pour elle
Nous avons tant versé de pleurs,

Et que, durant les nuits sans lune,
Nous avons le désir, souvent,
D’aller noyer notre infortune
Dans le fleuve immense et mouvant.


*
*       *


Ce qui n’empêche pas, pauvrettes,
Qu’on nous verra demain matin,
En dépit des douleurs secrètes,
Reprendre l’ouvrage incertain,

Et pour la foule ingrate et vile,
Et pour la dame aux yeux pervers,
Composer d’une main habile
Vous vos bouquets, et moi mes vers.


(La Vie inquiète)





STANCES




Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme ;
Car l’âme est immortelle, et la vie est un jour. »
Pourquoi devant ce ciel que le couchant enflamme
Me suis-je souvenu de ces deux vers d’amour ?

Si celle dont je rêve était ma fiancée,
Comme je lui dirais ces vers que j’aime tant,
Comme elle en comprendrait la sublime pensée,
La langueur pénétrante et le charme attristant !

« Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme. »
— Ton âme ! mot si vague, et cependant si doux,
Si pur, lorsqu’il est dit par des lèvres de femme
À l’amant qui se meurt de tendresse, à genoux !

S’il existait un mot plus pur, plus doux, plus tendre,
C’est celui-là qu’à l’heure où le soleil s’endort,
Des lèvres que je sais mon cœur voudrait entendre,
Lorsque tout l’horizon se vêt d’opale et d’or.

« Appelle-moi ton âme... » Il est suave et triste,
Ce cri d’amour : « Ton âme... » Et sais-je seulement
Si l’âme est immortelle et si cette âme existe ?...
Pourtant je ne dirai jamais que ce cri ment.

Oui ! quand je serais sûr que le mot d’outre-tombe
N’est rien que le néant et l’oubli d’ici-bas,
Toujours je te dirais, lorsque le soleil tombe :
« Appelle-moi ton âme, » et ne mentirais pas.


« Ton âme... » quelque chose en toi de si céleste
Qu’aucun terrestre ennui ne le saurait flétrir ;
Quelque chose à jamais fidèle et qui me reste :
— Le serment qu’un sincère amour ne peut mourir.

Tout ce que j’ai senti dans mes beaux jours d’enfance
Lorsque l’orgue enchantait mon cœur simple et pieux,
Toute l’ancienne extase et toute l’innocence
Revivent dans ces mots profonds comme les cieux.

« Appelle-moi ton âme ! » Hélas ! quand donc pourrai-je,
Te tenant embrassée et les yeux dans tes yeux,
Comme un magicien prononce un sortilège,
Te répéter ces mots qui font qu’on aime mieux ?

Que ce soit donc bientôt, — et sur une colline,
Le soir, pour qu’en sentant s’en aller à leur tour
Ces instants enchantés d’émotion divine,
Je te dise tout bas : « Car la vie est un jour. »

C’est qu’il faut, pour goûter amèrement la vie,
Sentir qu’elle s’écoule et ne reviendra plus :
Alors il naît en nous une âpre et sourde envie
D’être heureux pour les jours que nous avons perdus.

L’amant est plus ému, plus tendre la maîtresse ;
Un alanguissement semble tomber des cieux ;
Et la beauté du soir mêlée à leur ivresse
Fait couler lentement les larmes de leurs yeux.


(Edel)




SOIRS D’ÉTÉ




Le soir est aussi doux, aussi calme qu’hier.
Là-haut pas un nuage et pas un souffle d’air.
Mais une impression de tristesse s’exhale,
Pour moi, de ce beau ciel si clair qu’il en est pâle ;
Je vois, de ce soleil épuisé qui s’endort,
Sinistrement tomber une vapeur de mort
Sur ces coteaux muets, sur ces bois immobiles.
Habitant inquiet des inquiètes villes,
Ce silence effrayant pèse à mon faible cœur,
— Et la nature, vue en face, me fait peur.
C’est son indifférence éternelle et profonde
Que je hais ! Je supplie et veux qu’on me réponde,
Et je veux être plaint, et je veux être aimé...
Si vous étiez ici, chère rose de mai,
Frêle amie aux yeux fins et dont l’âme est sincère,
Je vous amènerais jusqu’à ce banc de pierre,
Où, devant l’horizon doré, je viens m’asseoir,
Et là je vous dirais dans cette paix du soir :
« Vois tout cet univers mystérieux et morne !
Comme il est sans pensée, il est aussi sans borne.
Spectateur étranger de tout le drame humain,
Il fleurissait hier, il fleurira demain.
Je ne suis qu’un enfant et tu n’es qu’une femme ;
Mais puisque ici-bas rien n’aime une âme qu’une âme,
Aimons-nous ! Aimons-nous, puisque, tragique ou doux,
Le vaste ciel du soir ne comprend pas les choses
Que nous nous murmurons devant ses brumes roses,
Silencieux témoin vers qui tous les vivants
Ont jeté de vains cris emportés par les vents .»


(Les Aveux)




MUSIQUE




La lune se levait, pure, mais plus glacée
Que le ressouvenir de quelque amour passée.
Les étoiles, au fond du ciel silencieux,
Brillaient, mais d’un éclat changeant, comme des yeux
Où flotte une pensée insaisissable à l’âme.
Et le violon, tendre et doux, comme une femme
Dont la voix s’affaiblit dans l’ardente langueur,
Chantait : « Encore un soir perdu pour le bonheur .»


(Les Aveux)





À UNE BELLE ENFANT




Si ce ruisseau te plaît, baignes-y tes pieds blancs,
Et je regarderai dans l’onde transparente
Ces beaux pieds délicats et leurs contours tremblants,
Et l’ombre du bouleau sur ton visage errante.

Si ce jardin te plaît, fais un bouquet des fleurs
Qui fleurissent le long de ses blondes allées,
Et je regarderai leurs heureuses couleurs
Par tes deux mains de fée artistement mêlées.

Si ce beau soir te plaît, sieds-toi sur ce rocher,
Tes yeux reflèteront le ciel d’or et de flamme,
Et je regarderai le soleil se coucher
Dans ces yeux innocents où sourit ta jeune âme.


Je n’ai pas peur de toi qui n’as pas peur de moi ;
Ton âme est trop naïve et la mienne est trop lasse
Pour qu’un passionnant et dangereux émoi
Entre nos deux repos puisse un jour prendre place.

Laisse-toi donc aller au divin Naturel !
Je ne veux rien de toi que te regarder vivre,
Dans un frais paysage et sous un libre ciel :
Ton charme adolescent me plaît comme un beau livre ;

Et rien ne me vaudrait le singulier plaisir,
Fait de renoncement et de douceur profonde,
Que je goûte à te voir, sans trouble, sans désir,
T’ouvrir, comme une rose, au charme d’être au monde.


(Les Aveux)





SUR UNE TÊTE DE MORT




Pour calmer ma tristesse athée,
J’ai, comme un ermite chrétien,
Une tête de mort sculptée
Dans un jaune ivoire ancien.

À Paris, du bord de ma table,
Paisiblement, le jour, la nuit,
De son regard inévitable
Cette tête de mort me suit.

C’est mon amie, et la plus sûre,
Car à chaque nouveau malheur,
Si large que fût la blessure,
Elle a su calmer la douleur.


Quand je souffre du mal d’écrire,
Mon désespoir d’ambitieux
S’endort aux clartés du sourire
Qui va de sa bouche à ses yeux.

Mieux que Montaigne et mieux qu’Horace,
Ce large sourire clément
M’endoctrine et me débarrasse
Du vain souci d’un bruit qui ment.

Et de mes chimères trompées
Je fais d’inutiles faisceaux,
Comme avec leurs vieilles épées
Les bretteurs fatigués d’assauts.

Oh ! les sensations aiguës
Et vibrantes que je te dois,
Tête aux mâchoires exiguës
Que j’aime à rouler dans mes doigts !

Surtout dans l’éclat des soirées
Où j’admire des fronts charmants,
Qu’encadrent des boucles dorées
Et qu’éclairent des diamants,

Je songe à toi, symbole étrange
De la nuit où l’on s’en va seul,
Et mon rêve d’avance arrange
Sur ces fronts les plis du linceul.

Cette enfant que la valse emporte
Au rythme tournant des accords,
Je la vois toute blanche et morte,
Je couche au cercueil ce beau corps.


Mystérieux comme un lac trouble,
L’au-delà des jours m’apparaît ;
Mon admiration se double
D’un attendrissement secret,

Et plus que tout au monde, j’aime
Ce frisson devant l’avenir ;
Car je trouve un attrait suprême
À la beauté qui doit finir.


(Les Aveux)





NUIT D’ÉTÉ




Ô nuit, ô douce nuit d’été, qui viens à nous
Parmi les foins coupés et sous la lune rose,
Tu dis aux amoureux de se mettre à genoux,
Et sur leur front brûlant un souffle frais se pose !

Ô nuit, ô douce nuit d’été, qui fais fleurir
Les fleurs dans les gazons et les fleurs sur les branches,
Tu dis aux tendres cœurs des femmes de s’ouvrir,
Et sous les blonds tilleuls errent des formes blanches !

Ô nuit, ô douce nuit d’été, qui sur les mers
Alanguis le sanglot des houles convulsées,
Tu dis aux isolés de n’être pas amers,
Et la paix de ton ciel descend dans leurs pensées.

Ô nuit, ô douce nuit d’été, qui parles bas,
Tes pieds se font légers et ta voix endormante,
Pour que les pauvres morts ne se réveillent pas,
Eux qui ne peuvent plus aimer, ô nuit aimante !


(Les Aveux)




LA MORT





Tout ce qui doit finir est court, — a dit un sage.
Aux heures de plaisir ce mot si vrai me suit.
Je le creuse. Je sens comme le jour s’enfuit :
Il approche, l’instant que l’affreux mot présage.

Je me vois au tragique et suprême passage,
Je suis mort. Ce qui fut mon cœur s’évanouit.
Mes yeux sont obscurcis par l’éternelle nuit,
Et le drap du suaire a moulé mon visage.

Que ce soit dans un mois, que ce soit dans vingt ans,
Il n’en viendra pas moins, je le sais trop, ce temps ;
Il est déjà venu, tant les jours sont rapides !

Et devant ta présence épouvantable, ô Mort !
Trouvant les voluptés de la vie insipides,
Je songe qu’aucun but ne vaut aucun effort.


(Les Aveux)





MORTUÆ




Je n’ai gardé de toi, ma mère, douce morce,
— Oh ! si douce ! — qu’un vieux portrait où l’on te voit
Accoudée, appuyant ta tempe sur ton doigt,
Comme pour comprimer une peine trop forte.


Quand je songeais ainsi, Mère, je nétais pas.
Tu n’avais pas tiré mon être de ton être…
Réponds ! Devinais-tu qu’un fils devait te naître
Que tu devais laisser orphelin ici-bas ?

Voyais-tu mon destin d’avance, et mon angoisse,
Et ce cœur, né du tien, que tout maltraite et froisse,
Et cette hérédité de tes plus noirs ennuis ?

Réponds ! figure aimée et si vite ravie
Qui, de tes sombres yeux, pareils aux miens, me suis :
Avais-tu déjà peur de me donner la vie ?


(Les Aveux)





ÉPILOGUE




Le fantôme est venu de la trentième année.
Ses doigts vont s’entr’ouvrir pour me prendre la main.
La fleur de ma jeunesse est à demi fanée,
Et l’ombre du tombeau grandit sur mon chemin.

Le fantôme me dit avec ses lèvres blanches :
« Qu’as-tu fait de tes jours passés, homme mortel ?
« Ils ne reviendront plus t’offrir leurs vertes branches
« Qu’as-tu cueilli sur eux dans la fraîcheur du ciel ? »

— « Fantôme, j’ai vécu comme vivent les hommes :
« J’ai fait un peu de bien, j’ai fait beaucoup de mal.
« Il est dur aux songeurs, le siècle dont nous sommes ;
« Pourtant j’ai préservé mon intime Idéal !… »


Le fantôme me dit : « Où donc est ton ouvrage ? »
Et je lui montre alors mon rêve intérieur,
Trésor que j’ai sauvé de plus d’un noir naufrage,
— Et ces vers de jeune homme où j’ai mis tout mon cœur.

Oui ! tout entier : espoirs heureux, légers caprices,
Coupables passions, spleenétique rancœur,
J’ai tout dit à ces vers, tendres et sûrs complices.
Qu’ils témoignent pour moi, fantôme, et pour ce cœur !

Que leur sincérité, Juge d’en haut, te touche,
Et, comme aux temps lointains des rêves nimbés d’or,
Pardonne, en écoutant s’échapper de leur bouche
Ce cri d’un cœur resté chrétien : Confiteor !


(Les Aveux)