Anthologie féminine/Baronne de Staël

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 245-253).

BARONNE DE STAËL-HOLSTEIN
(Anne-Louise-Germaine Necker)

(1766-1817)


{Mme|de Staël}} est la femme littéraire la plus importante et la plus discutée de l’époque ; à cheval sur les deux siècles, elle sert de transition entre l’école des Précieuses et l’hôtel de Rambouillet, où le joli et le gracieux s’alliaient à l’esprit.

Mme de Staël était laide, elle le savait ; elle voulut faire oublier qu’elle était femme, en étant savante. Aussi trouva-t-elle beaucoup de détracteurs, sans chômer pour cela d’adorateurs[1]. Comme écrivain, elle eut une véritable influence sur la littérature, et on fait à son nom l’honneur de le placer partout entre celui de Jean-Jacques Rousseau et de Chateaubriand. Le milieu où elle vécut toute sa vie devait contribuer à former son goût et son style. Toute enfant, elle rencontrait dans le salon de son père Marmontel, Buffon, Grimm, Francklin, Hume, Raynal, etc. Invitée par le gouvernement impérial à se tenir à quarante lieues de Paris, elle fit ce fameux voyage en Allemagne qui la mit en contact avec les grands esprits germaniques de l’époque ; à son retour, elle publia son ouvrage le plus important, l’Allemagne, qui fut saisi par le ministère, et la fit condamner à l’internement dans son château de Coppet, où il lui était interdit de recevoir même ses meilleurs amis. Heureusement pour elle, l’Empire ne dura pas longtemps, mais les événements désastreux qui mettaient fin à son exil ulcéraient en même temps son âme éminemment française.

Quand on parle de Mme de Staël au point de vue littéraire, on cite aussitôt Corinne. Certes, on ne peut nier à cet ouvrage un souffle puissant de grandeur et d’entraînement ; l’improvisation de Corinne au Capitole est un morceau qu’il faut avoir lu. Il est bon aussi de lire l’Allemagne, ouvrage essentiellement révélateur de ce pays que nous n’avons jamais assez cherché à connaître.

Mais c’est dans ses ouvrages philosophiques qu’on peut juger de l’étendue de son jugement.

Voici les titres des principaux ouvrages dus à sa plume féconde, mais à peu près oubliés aujourd’hui : de 1786 à 1822, elle en a publiés dix-huit, parmi lesquels les Lettres sur les écrits et caractères de J.-J. Rousseau ; Sophie, comédie, et Jane Grey, tragédie ; Recueil de morceaux détachés, Réflexion sur la paix intérieure et la paix extérieure, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Delphine, Corinne, ou l’Italie ; l’Allemagne, Dix années d’exil, etc.


INVOCATION DE CORINNE

Italie, empire du soleil ! Italie, maîtresse du monde ! Italie, berceau des lettres ! je te salue. Combien de fois la race humaine te fut soumise, tributaire de tes armes, de tes beaux-arts et de ton ciel !

Un dieu quitta l’Olympe pour se réfugier en Ausonie ; l’aspect de ce pays fit rêver les vertus de l’âge d’or, et l’homme y parut trop heureux pour l’y supposer coupable.

Rome conquit l’univers par son génie et fut reine par la liberté. Le caractère romain s’imprima sur le monde, et l’invasion des barbares, en détruisant l’Italie, obscurcit l’univers entier.

L’Italie reparut avec les divins trésors que les Grecs fugitifs rapportèrent dans son sein ; le ciel lui révéla ses lois ; l’audace de ses enfants découvrit un nouvel hémisphère ; elle fut reine encore par le spectre de la pensée, mais ce spectre de lauriers ne fît que des ingrats.

L’Imagination lui rendit l’univers qu’elle avait perdu. Les peintres, les poètes, enfantèrent pour elle une terre, un Olympe, des enfers et des cieux ; et le feu qui l’anime, mieux gardé par son génie que par le dieu des païens, ne trouva point dans l’Europe un Prométhée qui le ravît.

Pourquoi suis-je au Capitole ? pourquoi mon humble front va-t-il recevoir la couronne que Pétrarque a portée et qui reste suspendue au cyprès funèbre du Tasse ? pourquoi… si vous n’aimiez assez la gloire, ô mes concitoyens ! pour récompenser son culte autant que ses succès !

Eh bien ! si vous l’aimez, cette gloire qui choisit trop souvent ses victimes parmi les vainqueurs qu’elle a couronnés, pensez avec orgueil à ces siècles qui virent la renaissance des arts ! Le Dante, l’Homère des temps modernes, poète sacré de nos mystères religieux, héros de la pensée, plongea son génie dans le Styx pour aborder à l’enfer, et son âme fut profonde comme les abîmes qu’il a décrits.

L’Italie, au temps de sa puissance, revit tout entière dans le Dante. Animé par l’esprit des républiques, guerrier aussi bien que poète, il souffle la flamme des actions parmi les morts, et ses ombres ont une vie plus forte que les vivants d’aujourd’hui.

Les souvenirs de la terre les poursuivent encore ; leurs passions sans but s’acharnent à leur cœur ; elles s’agitent sur le passé, qui leur semble encore moins irrévocable que leur éternel avenir.

On dirait que le Dante, banni de son pays, a transporté dans les régions imaginaires les peines qui le dévoraient. Ses ombres demandent sans cesse des nouvelles de l’existence, comme le poète lui-même s’informe de sa patrie, et l’enfer s’offre à lui sous les couleurs de l’exil.

Tout, à ses yeux, se revêt du costume de Florence. Les morts qu’il évoque semblent renaître aussi Toscans que lui ; ce ne sont point les bornes de son esprit, c’est la force de son âme qui fait entrer l’univers dans le cercle de sa pensée.

Un enchaînement mystique de cercles et de sphères le conduit de l’enfer au purgatoire, au paradis ; historien fidèle de sa vision, il inonde de clarté les régions les plus obscures, et le monde qu’il crée dans son triple poème est complet, animé, brillant comme une planète nouvelle aperçue dans le firmament.

À sa voix, tout sur la terre se change en poésie : les objets, les idées, les lois, les phénomènes semblent un nouvel Olympe, de nouvelles divinités ; mais cette mythologie de l’imagination s’anéantit comme le paganisme à l’aspect du paradis, de cet océan de lumière étincelant de rayons d’étoiles, de vertus et d’amour.

Les magiques paroles de notre plus grand poète sont le prisme de l’univers ; toutes ses merveilles s’y réfléchissent, s’y divisent, s’y recomposent ! les sons imitent les couleurs, les couleurs se fondent en harmonie ; la rime, sonore ou bizarre, rapide ou prolongée, est inspirée par cette divination poétique, beauté suprême de l’art, triomphe du génie, qui découvre dans la nature tous les secrets en relation avec le cœur de l’homme.

Le Dante espérait de son poème la fin de son exil : il comptait sur la renommée pour médiatrice ; mais il mourut trop tôt pour recueillir les palmes de la patrie. Souvent la vie passagère de l’homme s’use dans les revers ; et si la gloire triomphe, si l’on aborde enfin sur une plage plus heureuse, la tombe s’ouvre derrière le port, et le destin à mille formes annonce souvent la fin de la vie par le retour du bonheur ! ......


SUR L’ALLEMAGNE

Il serait intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perle de la jeunesse, intitulées l’Idéal, avec celles de Voltaire :

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

On voit dans le poète français l’expression d’un regret aimable, dont l’amour et les joies de la vie sont l’objet ; le poète allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge ; et c’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde......

…Nous fîmes une excursion sur l’un de ces lacs dans lesquels les beautés de la nature se réfléchissent, et qui semblent placés aux pieds des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes ; mais, confondues avec les nuages, elles n’en étaient que plus redoutables. La tempête grossissait, et, bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimais cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun qui est entourée de rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut braver les abîmes et s’attacher à des écueils pour échapper à ses tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de la Vierge (Jungfrau) ; aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet : elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible[2].

Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar, qui tombe en cascades autour de cette petite ville, disposait l’âme à des impressions rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étaient logés dans des maisons de paysans, fort propres, mais rustiques. Il était assez piquant de voir se promener dans la rue d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup transportés dans les vallées de la Suisse ; ils n’entendaient plus que le bruit des torrents, ils ne voyaient plus que des montagnes, et cherchaient si dans ces lieux solitaires ils pourraient s’ennuyer assez pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde.

Le soir qui précéda la fête, on alluma des feux sur les montagnes ; c’est ainsi que jadis les libérateurs de la Suisse donnèrent le signal de leur sainte conspiration. Ces feux, placés sur les sommets, ressemblaient à la lune, lorsqu’elle se lève derrière les montagnes et qu’elle se montre à la fois ardente et paisible. On eût dit que des astres nouveaux venaient assister au plus touchant spectacle que notre monde puisse encore offrir. L’un de ces signaux enflammés semblait placé dans le ciel, d’où il éclairait les ruines du château d’Unspunnen, autrefois possédé par Berthold, le fondateur de Berne, en mémoire de qui se donnait la fête. Des ténèbres profondes environnaient ce point lumineux, et les montagnes, qui pendant la nuit ressemblent à de grands fantômes, apparaissaient comme l’ombre gigantesque des morts qu’on voulait célébrer.

Le jour de la fête, le temps était doux, mais nébuleux ; il fallait que la nature répondît à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres et des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines. Tous les spectateurs, au nombre de près de six mille, s’assirent sur les hauteurs en pente, et les couleurs variées des habillements ressemblaient dans l’éloignement à des fleurs répandues sur la prairie. Jamais un aspect plus riant ne put annoncer une fête ; mais quand les regards s’élevaient, des rochers suspendus semblaient, comme la destinée, menacer les humains au milieu de leurs plaisirs.

Lorsque la foule des spectateurs fut réunie, on entendit venir de loin la procession de la fête, procession solennelle en effet, puisqu’elle était consacrée au culte du passé. Une musique agréable l’accompagnait ; les magistrats paraissaient à la tête des paysans ; les jeunes paysannes étaient vêtues selon le costume ancien et pittoresque de chaque canton ; les hallebardes et les bannières de chaque vallée étaient portées en avant de la marche par des hommes à cheveux blancs, habillés précisément comme on l’était il y a cinq siècles, lors de la conjuration de Grütli. Une émotion profonde s’emparait de l’âme en voyant ces drapeaux si pacifiques qui avaient pour gardiens des vieillards. Le vieux temps était représenté par ces hommes, âgés pour nous, mais si jeunes en présence des siècles ! Je ne sais quel air de confiance, dans tous ces êtres faibles, touchait profondément, parce que cette confiance ne leur était inspirée que par la loyauté de leur âme. Les yeux se remplissaient de larmes au milieu de la fête, comme dans ces jours heureux et mélancoliques où l’on célèbre la convalescence de ce qu’on aime......


  1. La vue de cette femme célèbre remplit d’abord d’une excessive timidité. La figure de Mme de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l’absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante, des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l’enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent, et lui concilient presque tous ceux qui l’approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde, et qui fasse moins peser cette supériorité. (Benjamin Constant.)
  2. La Jungfrau fut escaladée pour la première fois, en 1841, par les naturalistes suisses Agassiz, Desor, etc.