Anthologie japonaise ; poésies anciennes et modernes/Préface

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PRÉFACE


Il est quelqu’un à qui je pense,
Dans le lointain, il est quelqu’un à qui je pense.
Cent lieues de montagne nous séparent,
Cependant la même lune nous éclaire, et le vent qui passe
nous visite l’un et l’autre ;
Je pense au temps où nous étions ensemble. Combien alors
nous étions heureux[1] !


Qui parle ainsi ? Qui soupire dans ce langage mélancolique, dont on sent la mélodie au travers même d’une traduction ? C’est un Chinois qui écrit au IVe siècle de notre ère. Le cœur humain est partout le même. Tout change avec le climat et la race : mœurs, langage, religion, gouvernement ; mais les mêmes passions agitent le barbare et l’homme civilisé, l’Arabe sous sa tente et l’Européen dans sa maison. En tout pays, dans tous les âges, s’élève ce cri de l’âme qu’on nomme la poésie.

Cette réflexion, banale aujourd’hui, eût étonné nos pères au temps de Louis XIV. Pour eux la poésie avait été le privilège de la Grèce. Athènes avait servi de modèle aux pâles imitations des Latins ; Racine mettait sa gloire à traduire Euripide, et Fénelon à copier Homère. Tout au plus admirait-on l’Arioste et le Tasse, comme d’ingénieux disciples de Virgile. Voltaire est le premier qui, presque malgré lui, ait reconnu le génie de Shakspeare et de Milton. Et c’est seulement sous la Restauration que l’école romantique, rompant avec une admiration traditionnelle, a laissé les imitateurs de la Grèce pour s’éprendre de Gœthe et de Calderon. Aujourd’hui nous assistons à une nouvelle phase de cette révolution intellectuelle. L’antique Orient nous a livré ses secrets ; l’Inde, l’Égypte, l’Assyrie, l’Arabie nous appartiennent. C’est la conquête de l’érudition. Et presque en même temps la vapeur en rapprochant les peuples nous a ouvert ces vieux empires de la Chine et du Japon, si longtemps fermés à notre curiosité. Le monde n’a plus de mystères, il n’y a plus de littérature privilégiée. Ce qu’on recherche dans les livres de tous les peuples, ce n’est plus seulement le chef-d’œuvre de quelque génie inspiré, c’est l’histoire même de l’esprit humain.

Il y a peu de temps Paris a reçu la visite de M. Seward, l’ami et le conseil du président Lincoln, le ministre qui a dirigé l’Amérique au milieu des orages de la guerre civile. Vieux et infirme, mais toujours jeune d’esprit, M. Seward, pour occuper l’activité qui le dévore, venait de faire le tour du monde. Il se reposait quelques jours en France à son retour du Japon, de la Chine, de l’Inde et de l’Égypte. Comme on lui demandait ce qui l’avait frappé dans ses voyages, il répondit : J’ai vu de plus près le plan de la Providence. Réponse d’un philosophe qui, sous la diversité apparente des nations, avait retrouvé partout l’unité essentielle du genre humain, de même qu’un botaniste sous l’infinie variété des plantes découvre partout l’action d’une même loi, ou, pour mieux dire, l’œuvre de la pensée divine. Aujourd’hui on n’est plus un écrivain, un littérateur, un critique quand on s’enferme et qu’on s’isole dans un seul pays ; il faut sortir de ces frontières étroites et embrasser un plus vaste horizon. Ainsi le veut la nouvelle condition des choses. En se rapprochant, le monde a diminué, mais l’esprit humain a grandi.

Toutefois ce n’est pas l’œuvre d’un jour que de s’assimiler une littérature étrangère, et surtout une littérature orientale. Expression du génie national, résumé des croyances, des idées, des mœurs, de l’histoire d’un peuple, la poésie exprime des sentiments universels sous une forme particulière et souvent mystérieuse. Il y a là un voile qu’il n’est pas toujours aisé de soulever. Chez tous les peuples le langage exprime des idées et des sentiments communs à l’humanité, mais chaque mot a son histoire. Ce qui pour nous est une expression familière est pour l’étranger une énigme dont il cherche vainement le secret.

Prenons, par exemple, ces vers d’Horace :

Huc vina et unguenta et nimium breves
Flores amœnæ ferre jube rosæ,
Dum res et ætas et sororum
Fila trium patiuntur atra.

Omnes eodem cogimur : omnium
Versatur urna serius ocius
Sors exitura, et nos in æternum
Exsilium impositura cymbæ[2].

Pour un Européen élevé dans le culte de l’antiquité, familier avec la poésie classique et avec la peinture moderne, ces plaintes d’Horace sur l’incertitude et la brièveté de la vie ont une grâce pénétrante ; mais que signifie ce langage pour un Oriental qui n’a jamais entendu parler ni des Parques, ni de l’urne du Destin, ni du nocher infernal ? Qu’un Arabe ou qu’un Indien veuille donc goûter le génie d’Horace, il ne leur suffira pas d’apprendre le latin, il leur faudra étudier les croyances, les mœurs, l’histoire de Rome et de la Grèce. Jusque-là ce livre qui nous séduit sera fermé pour eux.

Dira-t-on qu’il y a trop de mythologie dans le passage que j’ai choisi ? Prenons un poëte moderne, la difficulté sera la même. Qui ne connaît les beaux vers d’Alfred de Musset dans Rolla ?

Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est, vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer.

Oui, c’est un vaste amour qu’au fond de vos calices
Vous buviez à pleins cœurs, moines mystérieux !
La tête du Sauveur errait sur vos cilices
Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux,
Et, quand l’orgue chantait aux rayons de l’aurore,
Dans vos vitraux dorés vous la cherchiez encore,
Vous aimiez ardemment ! oh ! vous étiez heureux !

Supposons qu’on traduise Alfred de Musset en japonais. Non-seulement aucune traduction ne rendra la douce et triste mélodie de cette voix désolée, mais le sentiment même n’aura pas d’écho chez un oriental étranger au christianisme, qui n’a jamais vu nos vieilles églises, nos cloîtres sombres, et ces admirables tableaux où le pinceau d’un Murillo nous peint un moine en extase devant l’enfant Jésus. Ce qui nous charme dans le poëte, c’est qu’avec quelques paroles il réveille en notre âme toute la magie d’un passé disparu ; mais qu’importe à l’étranger pour qui ce passé n’existe pas ?

Quand nous étudions l’Orient, le problème est renversé ; mais il est le même. C’est nous, Européens, qui avons besoin d’un long effort pour vivre d’une vie étrangère, et comprendre un peuple moins séparé de nous par la distance des lieux que par la diversité et l’opposition de son génie. C’est une étude nécessaire pour goûter pleinement la poésie la plus simple. Regardons, par exemple, ce joli tableau d’intérieur :

Les herbes du printemps s’inclinent, tout enivrées
de la tiède rosée ;

Une jeune femme est couchée, solitaire au fond
de l’appartement intérieur :
Hélas ! pense-t-elle, la tristesse va faner mon visage,
Chaque jour mon cœur se consume en de vains désirs[3].

Certes le sentiment est universel ; l’amour est de tous les temps et de tous les pays. Mais ces herbes enivrées de rosée ne nous indiquent-elles pas la poésie d’une civilisation raffinée ? Ne voyons-nous pas la jeune Chinoise, esclave au fond du gynécée, et dont l’imagination s’égare dans la solitude d’une prison élégante ? Ce n’est ni la matrone romaine, ni la femme française qui souffre d’un pareil ennui. Pour retrouver ce délire de la passion, il faut chercher l’odalisque dans le harem, ou la nonne espagnole dans son couvent.

Si l’on veut goûter la poésie orientale, il faut donc se transporter par la pensée dans l’Inde ou dans la Chine, il faut se mettre au point de vue du peuple qu’on étudie, en épouser les sentiments, les idées et les goûts. Tite-Live nous dit qu’en écrivant l’histoire des premiers temps de Rome il lui semble que son âme devient antique ; c’est cette transformation qu’il faut obtenir. Pour sentir le mérite de la poésie japonaise, il faut qu’un enchanteur nous transporte en esprit dans les îles du Japon, au milieu de ce peuple qui aime, pense et souffre comme nous, mais qui ne croit, ni ne pense, ni ne vit de la même façon que nous.

C’est ce que M. Léon de Rosny essaye de faire pour la France. Il a entrepris la conquête du Japon à notre profit. Nous connaissons à peine ce pays étrange. Le voyage de M. Aimé Humbert nous a donné d’intéressants et de nombreux détails sur les mœurs et coutumes japonaises ; M. Mitford a traduit en anglais les contes et les vieilles traditions du Japon ; M. le docteur Pfizmaier a traduit en allemand un joli roman moderne : les Six paravents ; mais que de choses il nous reste à apprendre ! Nous sommes en présence d’une civilisation antique, de mœurs originales ; il y en a pour plus d’un siècle à étudier.

M. de Rosny, dont rien n’arrête l’ardeur infatigable, nous promet de nous montrer le Japon sous toutes ses faces : religion, histoire, géographie, poésie, théâtre, romans, nouvelles. Puisse-t-il réussir dans cette œuvre considérable ! Mais qu’il commence par les œuvres d’imagination, c’est par ce côté qu’il séduira le lecteur. Rien ne vaut le sentiment pour exciter la curiosité.

L’Anthologie qu’il nous offre aujourd’hui a un double objet : faire connaître aux étudiants les diverses phases de la langue et de la littérature japonaise ; faire entrevoir au grand public comment la poésie est comprise dans ce pays lointain. De ces deux objets, le premier est le plus important pour le savant professeur, qui publie un texte à l’usage de ceux qui suivent son cours à l’École des langues orientales ; le second a cet avantage qu’il nous donne un avant-goût du génie poétique des Japonais. À en juger sur cet échantillon, leur poésie ressemble à la poésie chinoise par son côté mélancolique et sérieux. Quand on a lu Li-taï-pé, ce buveur plus décidé qu’Horace, et bien autrement touché de la fuite des choses humaines, il semble qu’on ne change pas de pays en parcourant l’Anthologie japonaise. Le génie des deux peuples est, assure-t-on, fort différent : je n’ai aucune raison pour y contredire ; mais leur poésie s’accorde. Est-ce l’influence du bouddhisme qui produit cette ressemblance ? je le demande à M. de Rosny.

Y a-t-il dans l’antiquité grecque quelque épigramme plus délicate que cette plainte d’un exilé ?

Bien que mon palais, depuis mon départ, n’ait plus de
maître, n’oubliez pas, fleur de prunier, de vous épanouir au
printemps sur le bord de sa toiture[4].

Lamartine renierait-il la petite pièce que voici ?

Ce n’est pas la neige du jardin dont la tempête emporte
Les fleurs ; ce qui tombe emporté, ce sont mes jours[5].

Que dire encore de ces vers écrits par Nagaharou, une veuve éplorée, qui se tue avec son enfant sur le cadavre de son époux, afin qu’un même tombeau reçoive en même temps ceux qui se sont aimés ici-bas ?

Qu’il est doux de s’éteindre et de mourir ensemble
En ce monde où l’horloge, qui marque l’heure suprême,
Avance pour l’un et retarde pour l’autre !

Tous ces vers sont anciens, mais le génie national n’a pas changé, si l’on en juge par la romance que M. Philarète Chasles a traduite du conte moderne des Six paravents[6] :

La mort est le dernier éveil ;
La vie est un rêve qui passe ;
C’est un peu de neige ou de glace
Qui se fond au premier soleil.
Chaque heure, en nous quittant, dévore
Le peu que Dieu nous a donné ;
La huitième a déjà sonné
Que la septième vibre encore[7].

La plupart des poésies traduites par M. de Rosny ont ce caractère. Il a eu raison d’intituler son recueil Anthologie, car par leur brièveté elles rappellent les épigrammes antiques. Il semble que les Japonais aient un goût particulier pour ce genre où les Grecs ont excellé. Quelques mots leur suffisent pour éveiller chez le lecteur un sentiment profond. Ce sont les premières mesures d’une mélodie que l’auditeur se plaît à continuer lui-même, et qui l’emporte vers des horizons inconnus. Il y a toutefois cette différence, que les Grecs gravaient pour l’éternité en creusant leurs inscriptions dans le marbre ou le bronze, tandis que les Japonais se contentent de tracer d’un pinceau léger leurs pensées sur un papier parsemé de fleurs de volubilis ou de nénufar. En songeant que cette matière fragile a gardé depuis des siècles la poésie des générations évanouies, on se rappelle involontairement la parole de l’Anglais Hazlitt, défendant les droits de l’écrivain : Après tout, disait-il, la seule chose qui dure ici-bas, ce sont des mots. Hazlitt avait raison ; l’homme ne s’intéresse qu’aux joies et aux douleurs de ceux qui ont passé avant lui sur la terre. Les villes tombent, les palais s’écroulent ; on oublie le nom des rois ; mais des hiéroglyphes peints sur un vieux temple, les débris d’une plainte maternelle gravée sur un tombeau, quelques lignes tracées sur une feuille de palmier ou sur un parchemin jauni éveillent en notre âme l’écho des jours lointains et nous font partager la peine et les chagrins de ceux qui, depuis longtemps, ne sont plus qu’une poudre insensible jetée à tous les vents.

L’Anthologie japonaise ne me servira pas de prétexte pour faire un long discours sur un pays que je ne connais guère. Je ne dirai pas que les Japonais sont les Anglais de l’extrême Orient, de peur qu’involontairement le lecteur ne soit tenté de comparer l’esprit fin et moqueur des Chinois à celui du peuple d’Occident qui est le plus voisin de la Grande-Bretagne. J’avoue mon ignorance, et d’ailleurs j’ai horreur des systèmes. C’est le lit de Procuste où l’on mutile la vérité. En ce moment contentons-nous de jouir de ce qu’on nous donne, et prions M. de Rosny de traduire souvent et beaucoup.

Il me semble qu’on ne saurait avoir trop de reconnaissance pour ceux qui se consacrent à un travail aussi long et aussi ingrat que celui de nous faire connaître une littérature nouvelle et surtout une littérature orientale. Il ne s’agit pas seulement de traduire en français quelques mots d’une langue étrangère. C’est le génie d’un peuple qu’il faut surprendre et transporter en notre pays. Si nous admirons le voyageur qui nous fait le récit des terres lointaines et des peuples inconnus qu’il a visités, combien devons-nous admirer davantage ceux qui amènent chez nous l’étranger lui-même, qui nous font pénétrer, non-seulement dans sa maison, mais dans son âme ! Charles-Quint disait qu’on était autant de fois homme qu’on savait de langues ; il avait raison ; cela n’est pas moins vrai de celui qui se familiarise avec les littératures étrangères, qui dépouille ses préjugés d’enfance et de nation pour vivre avec ceux qu’il ne verra jamais, et qui, grâce au flambeau que lui présentent des savants dévoués, s’enflamme à ces clartés nouvelles, et devient, par la force de son esprit, contemporain de tous les siècles et citoyen de tous les pays.


Éd. Laboulaye.


Glatigny-Versailles, 10 octobre 1871.
  1. D’Hervey-Saint-Denys, Poésies de l’époque des Thang, p. xxxii.
  2. Horat., Carm., ii, 3.
  3. Poésies de l’époque des Thang, p. xxi.
  4. Anthologie japonaise, p. 33.
  5. Anthologie japonaise, p. 81.
  6. Sechs Wandschirme in Gestalten der vergänglichen Welt. Ein japanischer Roman uebersetzt und herausgegeben, von Dr August Pfizmaier. Wien, 1847 ; in-8o.
  7. Voyage d’un critique à travers la vie et les livres, p. 344.