Antoinette/19

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 171-186).
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Elle partit. Tandis qu’Olivier rentrait, le cœur glacé, au dortoir du lycée, où il avait accepté d’être mis en pension, le train emportait Antoinette douloureuse et transie. Les yeux ouverts dans la nuit, tous deux sentaient chaque minute les éloigner davantage l’un de l’autre ; et ils s’appelaient tout bas.

Antoinette avait l’effroi du monde où elle allait. Elle avait bien changé depuis six ans. Elle, si hardie autrefois, et que rien n’intimidait, elle avait pris une telle habitude du silence et de l’isolement que c’était une souffrance pour elle d’en sortir. L’Antoinette rieuse, bavarde et gaie des jours de bonheur passés, était morte avec eux. Le malheur l’avait rendue sauvage. Sans doute, à vivre avec Olivier, elle avait fini par subir la contagion de sa timidité. Sauf avec son frère, elle avait peine à parler. Tout l’effarouchait : une visite lui faisait peur. Aussi, elle avait une angoisse nerveuse à la pensée qu’il lui faudrait maintenant vivre chez des étrangers, causer avec eux, être constamment en scène. La pauvre petite n’avait d’ailleurs, pas plus que son frère, la vocation du professorat : elle s’en acquittait en conscience, mais elle n’y croyait pas, et elle ne pouvait être soutenue par le sentiment de l’utilité de sa tâche. Elle était faite pour aimer, et non pas pour instruire. Et de son amour, nul ne se souciait.

Nulle part, elle n’en trouva moins l’emploi que dans sa place nouvelle, en Allemagne. Les Grünebaum, chez qui elle était chargée d’apprendre le français aux enfants, ne lui témoignèrent pas le moindre intérêt Ils étaient rogues et familiers, indifférents et indiscrets ; ils payaient assez bien : moyennant quoi, ils regardaient comme leur obligé celui qui touchait leur argent, et ils se croyaient tout permis avec lui. Ils traitaient Antoinette comme une sorte de domestique, un peu plus relevée, et ne lui laissaient presque aucune liberté. Elle n’avait même pas de chambre à elle : elle couchait dans un cabinet attenant à la chambre des enfants, et dont la porte restait ouverte, la nuit. Elle n’était jamais seule. On ne respectait pas le besoin qu’elle avait de se réfugier de temps en temps en elle-même, — le droit sacré qu’a tout être à la solitude intérieure. Tout son bonheur était de se retrouver mentalement avec son frère, de converser avec lui ; elle profitait des moindres instants de liberté. Mais on les lui disputait. Dès qu’elle écrivait un mot, on rôdait autour d’elle, dans la chambre, on l’interrogeait sur ce qu’elle écrivait. Quand elle lisait une lettre, on lui demandait ce qu’il y avait dedans ; avec une familiarité goguenarde, on s’informait du « petit frère ». Il lui fallait se cacher. On rougirait de raconter à quels expédients elle était contrainte parfois, et dans quels réduits elle devait s’enfermer, pour lire, sans être vue, les lettres d’Olivier. Si elle laissait une lettre traîner dans sa chambre, elle était sûre qu’on la lisait ; et, comme elle n’avait, en dehors de sa malle, aucun meuble qui fermât, elle était obligée d’emporter sur elle tous les papiers qu’elle ne voulait pas qu’on lût : on furetait constamment dans ses affaires et dans son cœur, on s’efforçait de crocheter les secrets de sa pensée. Ce n’était pas que les Grünebaum s’y intéressassent. Mais ils jugeaient qu’elle leur appartenait, puisqu’ils la payaient. Au reste, ils n’y mettaient pas malice : l’indiscrétion était chez eux une habitude invétérée ; ils ne s’en offusquaient pas entre eux.

Rien ne pouvait être plus intolérable à Antoinette que cet espionnage, ce manque de pudeur morale, qui ne lui permettait pas, une heure par jour, d’échapper aux regards indiscrets. La réserve un peu hautaine, qu’elle opposait aux Grünebaum, les blessait. Naturellement, ils trouvaient des raisons de haute moralité pour légitimer leur curiosité grossière, et pour condamner la prétention d’Antoinette à s’y dérober : « C’était leur devoir, pensaient-ils, de connaître la vie intime d’une jeune fille, qui était logée chez eux, qui faisait partie de leur maison, et à qui ils avaient confié l’éducation de leurs enfants : ils en étaient responsables. » — (C’est ce que disent de leurs domestiques tant de maîtresses de maison, dont la « responsabilité » ne va pas jusqu’à épargner à ces malheureuses une seule fatigue et un seul dégoût, mais se borne à leur interdire toute espèce de plaisir.) — « Pour qu’Antoinette se refusât à reconnaître ce devoir de conscience, il fallait, concluaient-ils, qu’elle ne se sentît pas complètement sans reproches : une fille honnête n’a rien à cacher. »

Ainsi s’établissait autour d’Antoinette une persécution de tous les instants, contre laquelle elle se tenait constamment en défense, et qui la faisait paraître encore plus froide et plus concentrée qu’à l’ordinaire.

Son frère lui écrivait, chaque jour, des lettres de douze pages ; et elle réussissait aussi, chaque jour, à lui écrire, ne fût-ce que deux ou trois lignes. Olivier s’efforçait d’être un brave petit homme et de ne pas trop montrer son chagrin. Mais il mourait d’ennui. Sa vie avait toujours été si indissolublement liée à celle de sa sœur, que maintenant qu’on l’en avait arrachée, il lui semblait avoir perdu la moitié de son être : il ne savait plus user de ses bras, de ses jambes, de sa pensée, il ne savait plus se promener, il ne savait plus jouer du piano, il ne savait plus travailler, ni ne rien faire, ni rêver — si ce n’était à elle. Il s’acharnait sur ses livres, du matin au soir ; mais il ne faisait rien de bon : sa pensée était ailleurs ; il souffrait, ou il pensait à elle, il pensait à la lettre de la veille ; les yeux fixés sur l’horloge, il attendait la lettre d’aujourd’hui ; et, quand elle arrivait, ses doigts tremblaient de joie, — de peur, aussi, — en déchirant l’enveloppe. Jamais lettre d’amoureuse ne causa aux mains de l’amoureux un tel frémissement de tendresse inquiète. Il se cachait, comme Antoinette, pour lire ces lettres ; il les portait toutes sur lui ; et, la nuit, il avait, sous son oreiller, la dernière reçue ; il la touchait de temps en temps, pour s’assurer qu’elle était toujours là, dans les longues insomnies où il rêvait de sa chère petite. Comme il se sentait loin d’elle ! Il en était particulièrement oppressé, quand un retard de la poste lui faisait parvenir la lettre d’Antoinette, le surlendemain du jour où elle l’avait envoyée. Deux jours, deux nuits entre eux !… Il s’exagérait le temps et la distance, d’autant plus qu’il n’avait jamais voyagé. Son imagination travaillait : « Dieu ! si elle tombait malade ! Elle aurait le temps de mourir, avant qu’il ne pût la revoir… Pourquoi ne lui avait-elle écrit que quelques lignes, la veille ?… Si elle était malade ?… Oui, elle était malade… » Il suffoquait. — Plus souvent encore, il avait l’épouvante de mourir loin d’elle, seul, au milieu de ces indifférents, dans ce lycée repoussant, dans ce triste Paris. À force d’y penser, il devenait malade… « S’il lui écrivait de revenir ?… » — Mais il rougissait de sa lâcheté. D’ailleurs, dès qu’il lui écrivait, c’était un tel bonheur pour lui de s’entretenir avec elle, qu’il en oubliait pour un instant ce qu’il souffrait. Il avait l’illusion de la voir, de l’entendre : il lui racontait tout ; jamais il ne lui avait parlé si intimement, si passionnément, quand ils étaient ensemble ; il l’appelait : « ma fidèle, ma brave, ma chère bonne bien-aimée petite sœur, que j’aime tant. » C’étaient de vraies lettres d’amour.

Elles baignaient de leur tendresse Antoinette ; elles étaient tout l’air respirable de ses journées. Quand elles n’arrivaient pas, le matin, à l’heure attendue, elle était malheureuse. Il advint que, deux ou trois fois, les Grünebaum, par indifférence, ou, — qui sait ? — par une sorte de taquinerie méchante, oublièrent de les lui remettre jusqu’au soir, une fois même jusqu’au lendemain matin : elle en eut la fièvre. — Pour le jour de l’an, les deux enfants eurent la même idée, sans s’être concertés : ils se firent la surprise de s’envoyer tous deux une longue dépêche, — (cela coûtait bien cher) — qui leur arriva, à la même heure, à tous deux. — Olivier continuait de consulter Antoinette sur ses travaux et sur ses doutes ; Antoinette le conseillait, le soutenait, lui soufflait sa force.

Elle n’en avait pourtant pas trop pour elle-même. Elle étouffait dans ce pays étranger, où elle ne connaissait personne, où personne ne s’intéressait à elle, à part la femme d’un professeur, qui était venue s’installer depuis peu dans la ville, et qui s’y trouvait dépaysée, elle aussi. La brave femme était assez maternelle, et compatissait à la peine des deux enfants qui s’aimaient et qui étaient séparés — (car elle avait arraché à Antoinette une partie de son histoire) — ; mais elle était si bruyante, si commune, elle manquait à un tel point — quoique bien innocemment — de tact et de discrétion, que l’aristocratique petite âme d’Antoinette se repliait, effarouchée. Ne pouvant se confier à personne, elle amassait en elle tous ses soucis : c’était un poids bien lourd ; par moments, elle croyait qu’elle allait tomber ; mais elle serrait les lèvres, et se remettait en marche. Sa santé était atteinte : elle maigrissait beaucoup. Les lettres de son frère se faisaient de plus en plus découragées. Dans une crise d’abattement, il écrivit :

« Reviens, reviens, reviens !… »

Mais la lettre n’était pas envoyée, qu’il en avait honte ; et il en écrivit une autre, où il suppliait Antoinette de déchirer la première et de n’y plus penser. Il affectait même d’être gai, et de n’avoir pas besoin de sa sœur. Son amour-propre ombrageux souffrait qu’on pût croire qu’il était incapable de se passer d’elle.

Antoinette ne s’y trompait pas ; elle lisait toutes ses pensées ; mais elle ne savait que faire. Un jour, elle était sur le point de partir ; elle allait à la gare pour connaître exactement l’heure du train pour Paris. Et puis, elle se disait que c’était une folie : l’argent qu’elle gagnait ici servait à payer la pension d’Olivier ; tant qu’ils pourraient tenir tous deux, il fallait tenir. Elle n’avait plus l’énergie de prendre une décision : le matin, sa vaillance renaissait ; mais, à mesure qu’approchait l’ombre du soir, sa force défaillait, elle pensait à fuir. Elle avait le mal du pays, — de ce pays qui avait été bien dur pour elle, mais où étaient ensevelies toutes les reliques de son passé, — elle avait la nostalgie de cette langue que parlait son frère, et dans laquelle s’exprimait son amour pour lui.

Ce fut alors qu’une troupe de comédiens français passa par la petite ville allemande. Antoinette, qui allait bien rarement au théâtre, — (elle n’en avait ni le temps, ni le goût) — fut prise, cette fois, du besoin irrésistible d’entendre parler sa langue, de se réfugier en France. On sait le reste[1]. Il n’y avait plus de places au théâtre ; elle rencontra le jeune musicien Jean-Christophe, qu’elle ne connaissait pas, mais qui, voyant son désappointement, lui offrit de partager une loge dont il disposait : elle accepta étourdiment. Sa présence avec Christophe fit jaser la petite ville ; et ces bruits malveillants arrivèrent aussitôt aux oreilles des Grünebaum, qui, déjà disposés à admettre toutes les suppositions désobligeantes sur le compte de la jeune Française, et exaspérés contre Christophe, à la suite de certaines circonstances que nous avons racontées ailleurs, donnèrent brutalement congé à Antoinette.

Cette âme chaste et rougissante, que son amour fraternel avait tout entière enveloppée, sauvée de toute souillure de pensée, crut mourir de honte, quand elle comprit ce dont on l’accusait. Pas un instant, elle n’en voulut à Christophe. Elle savait qu’il était aussi innocent qu’elle, et que, s’il lui avait fait du mal, c’était en voulant lui faire du bien : elle lui était reconnaissante. Elle ne savait rien de lui, sinon qu’il était musicien, et qu’on en disait beaucoup de mal ; mais, dans son ignorance de la vie et des hommes, elle avait une intuition naturelle des âmes, que la misère avait aiguisée, et qui lui avait fait reconnaître dans son voisin de théâtre, mal élevé, un peu fou, une candeur égale à la sienne, et une virile bonté, dont le seul souvenir lui était bienfaisant. Le mal qu’elle avait entendu dire de lui n’atteignait point la confiance que Christophe lui avait inspirée. Victime elle-même, elle ne doutait pas qu’il ne fût une autre victime, souffrant comme elle, et depuis plus longtemps, de la méchanceté de ces gens qui l’outrageaient. Et comme elle avait pris l’habitude de s’oublier pour penser aux autres, l’idée de ce que Christophe avait dû souffrir, la distrayait un peu de son propre chagrin. Pour rien au monde, elle n’eût cherché à le revoir, ni à lui écrire : un sentiment de pudeur et de fierté le lui défendait. Elle se dit qu’il ignorait le tort qu’il lui avait causé, et, dans sa bonté, elle souhaita qu’il l’ignorât toujours.

Elle partit. Le hasard voulut qu’à une heure de la ville, le train qui l’emportait se croisât avec celui qui ramenait Christophe d’une ville voisine, où il avait passé la journée.

De leurs wagons qui stationnèrent quelques minutes l’un à côté de l’autre, ils se virent tous deux dans le silence de la nuit, et ils ne se parlèrent pas. Qu’auraient-ils pu se dire que des paroles banales ? Elles eussent profané le sentiment indéfinissable de commune pitié et de sympathie mystérieuse, qui était né en eux, et qui ne reposait sur rien que sur la certitude de leur vision intérieure. Dans cette dernière seconde où, inconnus l’un à l’autre, ils se regardaient, ils se virent tous deux comme aucun de ceux qui vivaient avec eux ne les avait jamais vus. Tout passe : le souvenir des paroles, des baisers, des étreintes des corps amoureux ; mais le contact des âmes, qui se sont une fois touchées et se sont reconnues parmi la foule des formes éphémères, ne s’efface jamais. Antoinette l’emporta dans le secret de son cœur, — ce cœur enveloppé de tristesses, mais au centre desquelles souriait une lumière voilée, qui semblait rayonner doucement de la terre, une lumière pâle et tendre, pareille à celle qui baigne les Ombres Élyséennes de Gluck.

  1. Voir Jean-Christophe, iv. La Révolte.