Antoinette/9

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 69-75).
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Personne n’entendit le coup de revolver. Le lendemain seulement, quand on sut ce qui s’était passé, quelques voisins se rappelèrent avoir perçu, vers le milieu de la nuit, dans le silence de la rue, un bruit sec, comme un claquement de fouet. Ils n’y prirent pas garde. La paix de la nuit retomba aussitôt sur la ville, enveloppant dans ses plis lourds les vivants et les morts.

Mme Jeannin, qui dormait, se réveilla, une ou deux heures plus tard. Ne voyant pas son mari auprès d’elle, elle se leva, inquiète, elle parcourut toutes les pièces, descendit à l’étage au-dessous, alla aux bureaux de la banque, qui étaient dans un corps de bâtiment contigu à la maison ; et là, dans le cabinet de M. Jeannin, elle le trouva dans son fauteuil, écroulé sur sa table de travail, au milieu de son sang, qui gouttait encore sur le plancher. Elle poussa un cri perçant, laissa tomber la bougie qu’elle tenait, et perdit connaissance. De la maison, on l’entendit. Les domestiques accoururent, la relevèrent, prirent soin d’elle, et portèrent le corps de M. Jeannin sur un lit. La chambre des enfants était fermée. Antoinette dormait comme une bienheureuse. Olivier entendit un bruit de voix et de pas : il eût voulu savoir ; mais il craignit de réveiller sa sœur ; et il se rendormit.

Le lendemain matin, la nouvelle courait déjà la ville, avant qu’ils sussent rien. Ce fut la vieille bonne qui la leur apprit, en larmoyant. Leur mère était hors d’état de penser à quoi que ce fût ; sa santé même donnait des inquiétudes. Les deux enfants se trouvèrent seuls, en présence de la mort. Dans ces premiers moments, leur épouvante était encore plus forte que leur douleur. Au reste, on ne leur laissa point le temps de pleurer en paix. Dès le matin, commencèrent les cruelles formalités judiciaires. Antoinette, réfugiée dans sa chambre, tendait toutes les forces de son égoïsme juvénile vers une pensée unique, seule capable de l’aider à repousser l’horreur de la réalité qui la suffoquait : la pensée de son ami ; elle attendait sa visite, d’heure en heure. Jamais il n’avait été plus empressé pour elle que la dernière fois qu’elle l’avait vu : elle ne doutait pas qu’aussitôt qu’il apprendrait la catastrophe, il n’accourût, pour prendre part à son chagrin. — Mais personne ne vint. Ni aucun mot de personne. Aucune marque de sympathie. En revanche, dès la première nouvelle du suicide, des gens, qui avaient confié leur argent au banquier, se précipitèrent chez les Jeannin, forcèrent la porte, et, avec une férocité impitoyable, firent des scènes furieuses à la femme et aux enfants.

En quelques jours, s’accumulèrent toutes les ruines : perte d’un être cher, perte de toute fortune, de toute situation, de l’estime publique, abandon des amis. Ce fut un écroulement total. Rien ne resta debout de ce qui les faisait vivre. Ils avaient, tous les trois, un sentiment intransigeant de pureté morale, qui les faisait d’autant plus souffrir d’un déshonneur, dont ils étaient innocents. Des trois, la plus ravagée par la douleur fut Antoinette, parce qu’elle en était le plus loin. Mme Jeannin et Olivier, si déchirés qu’ils fussent, n’étaient pas étrangers à ce monde de la souffrance. Pessimistes d’instinct, ils étaient moins surpris qu’accablés. La pensée de la mort avait toujours été pour eux un refuge : elle l’était plus que jamais, maintenant ; ils souhaitaient de mourir. Lamentable résignation sans doute, mais pourtant moins terrible que la révolte d’un être jeune, confiant, heureux, aimant vivre, qui se voit brusquement acculé à cette tristesse sans remède et sans fond, ou à cette mort qui lui fait horreur…

Antoinette découvrit d’un seul coup la laideur du monde. Ses yeux s’ouvrirent : elle vit la vie, les hommes ; elle jugea son père, sa mère, son frère. Tandis qu’Olivier et Mme Jeannin pleuraient ensemble, elle s’isolait dans sa douleur. Sa petite cervelle désespérée réfléchissait sur le passé, le présent, l’avenir ; et elle vit qu’il n’y avait plus rien pour elle, aucun espoir, aucun appui : elle n’avait plus à compter sur personne.

L’enterrement eut lieu, lugubre, honteux. L’église avait refusé de recevoir le corps du suicidé. La veuve et les orphelins furent laissés seuls par la lâcheté de leurs anciens amis. À peine deux ou trois se montrèrent, un moment ; et leur attitude gênée fut plus pénible encore que l’absence des autres. Ils semblaient faire une grâce en venant, et leur silence était gros de blâmes et de pitié méprisante. Du côté de la famille, ce fut bien pis : non seulement, il ne leur vint de là aucune parole consolante, mais des reproches amers. Le suicide du banquier, loin d’assourdir les rancunes, semblait à peine moins criminel que sa faillite. La bourgeoisie ne pardonne pas à ceux qui se tuent. Qu’on préfère la mort à la plus ignoble vie lui paraît monstrueux ; et elle appellerait volontiers toutes les rigueurs de la loi sur celui qui semble dire :

— Il n’y a pas de malheur qui vaille celui de vivre avec vous.

Les plus lâches ne sont pas les moins empressés à taxer son acte de lâcheté. Et quand celui qui se tue lèse, par-dessus le marché, en se raturant de la vie, leurs intérêts et leur vengeance, ils deviennent comme fous. — Pas un instant, ils ne songeaient à tout ce que le malheureux Jeannin avait dû souffrir pour en arriver là. Ils eussent voulu le faire souffrir mille fois davantage. Et, comme il leur échappait, ils reportaient sur les siens leur réprobation. Ils ne se l’avouaient pas : car ils savaient que c’était injuste. Mais ils ne l’en faisaient pas moins : car il leur fallait une victime.

Mme Jeannin, qui ne semblait plus bonne à rien qu’à gémir, retrouvait toute son énergie, quand on attaquait son mari. Elle découvrait maintenant combien elle l’avait aimé ; et ces trois êtres, qui n’avaient aucune idée de ce qu’ils pourraient devenir le lendemain, furent entièrement d’accord pour renoncer à la dot de la mère, à toute leur fortune personnelle, afin de rembourser, autant que possible, les dettes du père. Et, ne pouvant plus rester dans le pays, ils se décidèrent à aller à Paris.