Astronomie populaire (Arago)/IV/05

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 1p. 167-170).

CHAPITRE V

à quelle date remonte l’invention des besicles, ou petites lentilles très-peu courbes destinées à perfectionner la vue des myopes ou des presbytes


Les émeraudes concaves dont parle Pline, et à travers lesquelles, dit-il, on voit mieux qu’à l’œil nu, celle, par exemple, dont Néron se servait pour voir les combats des gladiateurs, ne sont autre chose que l’espèce de besicles employées aujourd’hui par les myopes. Il paraît seulement que les anciens attribuaient à la nature intime de cette gemme une propriété qu’elle tirait de sa forme, et qu’un morceau de verre ordinaire d’une égale courbure aurait possédée au même degré ; sans cela, eussent-ils jamais songé à défendre aux graveurs d’exécuter aucun de leurs travaux sur des émeraudes concaves ? Pline ne se trompait pas moins quand il admettait qu’une émeraude de cette espèce aidait toutes sortes de vues, car personne n’ignore à présent qu’un presbyte, pour voir de près, doit nécessairement regarder au travers de surfaces convexes. L’invention des besicles ne saurait donc être attribuée aux anciens. Quelques auteurs italiens rapportent que les besicles furent inventées vers 1280 par un banquier florentin nommé Salvino degli Armati. Ils en donnent pour preuve une inscription placée sur la tombe de ce banquier, mort en 1317. Mais quelle authenticité peut avoir aux yeux des savants une inscription inspirée par la reconnaissance d’une famille, ou seulement peut-être par le caprice d’un graveur de lettres ?

Au reste, cette inscription a été détruite ; elle n’existe plus. Il est évident, comme on va le voir par des citations d’ouvrages imprimés, que les besicles existaient en 1305, et il paraît certain que ce fut en Italie qu’on les inventa.

Gordon, professeur de médecine à Montpellier, disait dans un ouvrage publié en 1305 : « Ce collyre a une telle vertu, qu’il peut mettre un vieillard en état de lire les caractères les plus fins sans le secours des lunettes. » (Ameilhon, Acad. des inscript., t. XLII.)

Suivant le même auteur, Guy de Chauliac, en 1363, dans son livre intitulé la Grande chirurgie, indique des recettes pour la vue, puisqu’il ajoute : « Si ces collyres ne réussissent pas, vous aurez recours aux lunettes. »

L’invention des besicles, avec laquelle nous nous familiarisons dès notre enfance et dont nous jouissons sans y penser, mérite peut-être le premier rang parmi les divers moyens dont l’industrie humaine s’est avisée pour combattre les mille et une infirmités qui semblent inséparables de notre nature. Si quelques personnes, plus frappées de la simplicité de l’appareil que de son utilité, trouvaient mes paroles empreintes d’un peu d’exagération, je croirais pouvoir les inviter à ne prononcer qu’après avoir examiné autour d’elles, dans le cercle borné de leurs relations privées, tout ce qui adviendrait le jour où cette invention serait perdue ; tarderont-elles beaucoup, par exemple, à rencontrer un individu dont la vue est si courte qu’il ne distingue plus les objets dès qu’on les place à quatre ou cinq centimètres ; en bien, par cela seul cent carrières lui sont interdites. La nature l’avait peut-être destiné à commander des armées, à diriger des escadres, à compléter l’exploration du globe sur les traces des Bougainville et des Cook. Mais pour tout cela il faut voir à de grandes distances, apprécier au premier aspect les accidents d’un terrain ; juger la position et la force de l’ennemi ; surtout ne pas le confondre avec ses propres troupes : une myope ne saurait donc commander. Suivez le ensuite dans la vie ordinaire, une promenade est pour lui un supplice. Voyez, en effet, comme il est incertain dans sa démarche ; avec quelle maladresse il va se heurter contre mille obstacles, combien sont inutiles pour lui les indications multipliées qu’une administration prévoyante place sur la route des citoyens. Rien à ses yeux n’a un contour décidé ; le plus beau paysage est une masse de lumière plus ou moins éclatante, tout y est confondu et sur le même plan : il ne discerne ni les habitations, ni les arbres, ni les montagnes. Ne lui parlez pas de peinture, il ne peut s’en faire une idée ; un tableau de Raphaël s’offre à lui comme un amas confus de diverses nuances. Il coudoie un ami sans le connaître, il n’a jamais surpris sur les traits de ses proches ni la tristesse qui appelle des consolations ni la joie que sa présence fait naître ; à peine enfin reconnaît-il sa femme et ses enfants quand ils ne lui parlent pas.

Plaçons-nous à l’autre terme de l’échelle ; choisissons une personne à qui des yeux aplatis ne permettent de voir que de loin ; nous la trouverons en proie à des embarras d’une autre espèce, mais ce seront encore de cruels embarras. Privez, en effet, le presbyte des lunettes qu’il emploie, et dès lors il n’y a plus dans nos bibliothèques un seul livre dont il puisse faire usage ; il est à la merci de ceux qui l’entourent, de ses domestiques, des étrangers. Le trouvera-t-on enfin moins à plaindre que le myope, si l’on songe seulement qu’un ami absent n’osera jamais épancher une confidence dans son sein, car il faudra qu’il se rappelle qu’un tiers, qu’un indifférent, qu’un ennemi peut-être en serait le premier dépositaire.