Au-dessus de la mêlée/Au Peuple qui souffre pour la justice

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VII

AU PEUPLE QUI SOUFFRE POUR LA JUSTICE

(Pour le Livre du Roi Albert[1])


2 novembre, jour des Morts, 1914.

La Belgique vient d’écrire un chant d’épopée, dont les échos retentiront dans les siècles. Comme les trois cents Spartiates, la petite armée belge tenant tête, trois mois, au colosse germanique ; — Leman Léonidas ; — Les Thermopyles de Liége ; — Louvain, comme Troie, brûlée ; — la geste du roi Albert entouré de ses preux : — quelle ampleur légendaire ont déjà ces figures, que l’histoire n’a pas encore fini de dessiner ! L’héroïsme de ce peuple qui s’est, sans une plainte, sacrifié tout entier pour sauver son honneur, a éclaté comme un coup de tonnerre en un temps où l’esprit de l’Allemagne victorieuse faisait régner sur le monde la conception d’un réalisme politique, lourdement appuyé sur la force et l’intérêt. Ce fut une libération de l’idéalisme opprimé de l’Occident. Et que le signal ait été donné par cette petite nation a semblé un miracle.

Les hommes appellent miracle l’apparition subite d’une réalité cachée. C’est le brusque danger qui fait le mieux connaître les individus et les peuples. Combien de découvertes cette guerre nous a fait faire parmi ceux qui nous entourent, qui nous touchent de plus près ! Que de cœurs de héros, et que de bêtes féroces ! L’âme profonde se révèle. Ce n’est pas une âme nouvelle.

En cette heure redoutable, la Belgique a vu surgir le génie caché de sa race. La valeur qu’elle a montrée, dans les trois derniers mois, frappe d’admiration ; elle ne surprend pas celui qui, dans l’histoire, vit couler à travers les siècles la sève de ce peuple, petit par le nombre et l’espace, l’un des plus grands de l’Europe par sa vitalité de fleuve débordant. Les Belges d’aujourd’hui sont fils des Flamands de Courtrai. Les hommes de cette terre n’ont jamais craint d’affronter leurs puissants voisins, rois de France ou d’Espagne, — tour à tour héros et victimes, Artevelde et Egmond. Ce sol qu’a détrempé le sang de millions de combattants est le plus fécond d’Europe, en moissons de l’esprit. C’est de lui qu’est sorti l’art de la peinture moderne, que l’école des van Eyck rayonna sur le monde au temps de la Renaissance. C’est de lui qu’est sorti l’art de la musique moderne, de cette polyphonie qui ruissela sur la France, l’Allemagne et l’Italie, pendant près de deux siècles. C’est de lui qu’est sortie la superbe floraison poétique d’aujourd’hui ; et les deux écrivains qui représentent à présent avec le plus d’éclat les lettres françaises dans l’univers, Maeterlinck et Verhaeren, sont Belges. C’est le peuple qui a le plus souffert et le plus vaillamment, le plus gaiement supporté, le peuple martyr de Philippe II et du Kaiser Wilhelm ; et c’est le peuple de Rubens, le peuple des Kermesses et de Till Ulenspiegel.

Qui connaît l’étonnante épopée, reprise par Charles de Coster, les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedjak, ces deux gaillards de Flandre, dignes de marcher de pair avec l’immortel Don Quichotte et son Sancho Pança, — qui a vu à l’œuvre cet indomptable esprit, rude et facétieux, révolté de nature, frondant toutes les puissances, passant par le cerceau de toutes les épreuves, et en sortant toujours guilleret et riant, — celui-là connaît aussi les destinées du peuple qui enfanta Ulenspiegel, et il regarde sans crainte, même aux heures les plus sombres, l’aurore prochaine de richesse et de liesse. La Belgique peut être envahie. Le peuple belge ne sera jamais ni conquis ni soumis. Le peuple belge ne peut mourir.

À la fin du récit de Till Ulenspiegel, alors qu’on le croit mort et qu’on va l’enterrer il se réveille :

« Est-ce qu’on enterre, dit-il, Ulenspiegel l’esprit, Nele le cœur de la mère Flandre ? Dormir, soit, mais mourir, non ; viens, Nele ! »

Il partit en chantant sa sixième chanson. Et nul ne sait où il chanta sa dernière.

  1. King Albert’s Book, publié par The Daily Telegraph, Londres, 1914.