Au pays de l’esclavage/02

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Maisonneuve (p. 27-30).


SUR LE CONGO


En face de Brazzaville, le Congo a plus de deux mille mètres de largeur ; mais, lorsque le spectateur, se tournant vers l’Est, regarde en amont, le Pool s’élargit jusqu’à devenir dix ou douze fois plus vaste.

Les eaux du fleuve sont rouges et sombres. Vues de loin, elles prennent des teintes gris-bleu, bleu-pâle et argent bleuté, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. C’est en vain que l’œil étonné cherche à décomposer ces couleurs et à retrouver la trace du rouge qui colore si fortement les eaux : il n’en reste rien. Il n’y a pas de rouge, pas de violet, pas de jaune : c’est un bleu de plomb plus ou moins vif, plus ou moins estompé, suivant l’éclairage et le plan, et qui s’harmonise avec la couleur du ciel où courent sans cesse de gros nuages gris mat, et avec celle des montagnes qui étendent à l’horizon leurs teintes plates admirablement dégradées.

Car ici, tout ce qui n’est pas au premier plan du tableau est sans relief, vague, fondu, perdu dans cette débauche de bleu étrange. Le premier plan, par exemple, relève le tableau. Tout s’y détache net, vigoureux, lumineux et coloré. Le sable qui couvre le sol est éblouissant sous la lumière qui tombe presque tout le jour perpendiculairement, le soleil atteignant à cette latitude sa plus grande élévation. La verdure y étale tous ses tons, les plus tendres et les plus délicats, des plus moelleux jusqu’aux plus vifs, et des plus sombres aux plus crus.

L’homme qui anime ce paysage s’y découpe étrangement, avec une netteté frappante : les vêtements blancs de l’Européen, la peau noire de l’indigène, ressortent sur le jaune brillant du sable taché d’une ombre portée vigoureuse, ou sur le bleu-pâle du lac, ou sur le ciel bleu-gris mais toujours hautement éclairé.

Le Stanley-Pool est un lac immense dont les eaux, entraînées par un rapide courant, vont, en se précipitant plus à l’ouest, parmi des roches élevées, former une chute qui barre la navigation du grand fleuve et dont la voix s’entend, furieuse, de Brazzaville.

Quelle est la forme du Pool ? quelle en est la largeur ? Le voyageur n’en peut avoir qu’une vague idée. Des îles nombreuses, quelques-unes longues de plusieurs lieues, bornent l’horizon, dissimulent les rives et l’étendue du lac. Les calculs de Stanley, Rouvier et Greenfell font varier son étendue de plus de vingt kilomètres en longueur et de plus de neuf en largeur. Ces différences énormes disent assez combien ses dimensions doivent être considérables.

Dans ses eaux s’ébroue l’hippopotame : le cheval de fleuve. C’est bien là, en effet, le nom qui lui convient ; lorsque son profil monstrueux émerge des eaux, les oreilles pointées droit, le chanfrein busqué, la naissance de l’encolure arrondie, tout cet ensemble rappelle bien l’idée du cheval. Les hippopotames vont souvent par troupes et leurs museaux énormes soufflent avec un ronflement sonore. Ils nagent groupés autour des embarcations, semblant peu se soucier du bruit des avirons ou des hélices, et des détonations des armes à feu. En tombant près d’eux, les balles les font plonger un instant ; mais peu après, ils reparaissent, baillent longuement et reprennent tranquillement leurs ébats. Tué ou blessé à mort, l’animal plonge et reste sous l’eau, quelquefois deux ou trois heures, souvent davantage ; puis il gonfle, quitte le fond, est charrié par le courant. Il échappe ainsi, la plupart du temps, au chasseur européen. Mais il ne saurait échapper aux noirs ; tôt ou tard, ils le retrouveront allant au fil de l’eau, ou bien échoué sur un banc. Quel que soit alors son état de décomposition, ils s’en empareront avec joie et le mangeront, soit sur l’heure, s’ils sont nombreux, soit après en avoir fait fumer les chairs. Ils le chassent rarement au fusil ; or, comme leurs armes primitives ne peuvent traverser la peau si dure et si épaisse de ce pachyderme, ils font très adroitement des pièges aux endroits de passage préférés du monstre : un lourd épieu en bois dur, bien effilé, tombe automatiquement sur le col de l’animal qui généralement reste mort sur place.