Au pays de l’esclavage/03

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Maisonneuve (p. 31-35).


SUR L’OUBANGUI


Rien ne saurait dépeindre l’énervement, l’obsession du voyageur qui suit le cours de ce fleuve gris coulant sous un ciel terne, entre deux lignes parallèles d’épaisse et haute verdure sans éclaircies, sans lumière, sans air. Jamais la rive ne s’élève. Un monticule de 17 mètres de hauteur, en un endroit où les arbres atteignent souvent 40 mètres, se détache comme une chose extraordinaire sur la carte, vide de tout relief, presque nue, dans un espace de mille kilomètres.

Quelle monotonie ! Le voyageur, agacé par le défaut d’espace et de mouvement, par les promiscuités énervantes mais inévitables, finit par exécrer ce fleuve trop large, trop long, trop désert, et ces rives sur lesquelles le massif boisé étale lourdement son rideau vert comme pour cacher les mystères du continent.

Les vapeurs mettent environ cinquante jours pour remonter le fleuve jusqu’au poste français de Bangui situé au pied d’une colline rocheuse et boisée, sur la pointe d’un promontoire qui étrangle le fleuve.

En face, le poste belge occupe une situation semblable.

Sur la grève sablonneuse, Belges et Français ont construit en alignements des paillottes qu’ils abandonnent en hâte lors de la montée des eaux.

Le point parut tout d’abord important. Des deux côtés, on mit beaucoup de rivalité à l’occuper ; on se disputa jusqu’aux rochers des rapides. Puis ce beau feu se ralentit : on s’aperçut que l’endroit n’avait qu’une importance apparente.

Des rochers en rendent par moments l’accès difficile et même impossible aux vapeurs. Les inondations visitent des postes que la nature du terrain empêche de porter plus haut. Il n’y a pas de village aux environs ; les Belges ayant molesté les indigènes, ceux-ci se sont éloignés et l’approvisionnement des postes est difficile.

Bangui est la résidence d’un administrateur français ; sa circonscription s’étend du confluent de l’Oubangui jusqu’à M Bomou. Pour surveiller ces mille kilomètres de fleuve, il n’a pas même une chaloupe à vapeur ; pour les administrer, il dispose de deux Européens et de trente noirs.

Certainement, si on les laissait faire, des Européens s’établiraient sur différents points des rives, à leurs risques et périls ; mais les autorisations s’obtiennent difficilement et les fonctionnaires mesurent la terre avec une parcimonie toute européenne.

À Liranga, la maison hollandaise a obtenu trente mètres de rive ; or son extension dans l’intérieur étant limitée par le marais boisé impénétrable, il lui est impossible de cultiver le grain nécessaire à la nourriture de ses travailleurs : elle vit précairement d’un maigre trafic avec les indigènes.

Les Pères du Saint-Esprit sont dans le même cas, et un chef de poste a paru scandalisé de la demande qu’ils osaient faire d’une augmentation de concession de quarante mètres pour développer leurs cultures.

Ici la terre est sans possesseur, sans valeur et on la donne par mètres à des gens sérieux qui veulent la travailler, tandis qu’en Algérie où la terre avait ses maîtres et sa valeur, on a vu donner des concessions de milliers d’hectares à des particuliers ou à des Sociétés qui n’ont jamais exécuté les conditions de leurs cahiers des charges… Mystère et administration !…

Le rapide de Bangui a un seuil rocheux dont les arêtes élevées émergent en îlots. Les eaux, resserrées par ces rochers, se précipitent avec bruit dans les passages qui leur sont ouverts.

Plus étroits sur la rive française, ces passages sont plus larges et partant plus faciles à remonter sur la rive belge.

Aux grandes crues, tous les îlots sont recouverts ; l’obstacle qu’ils opposent au courant donne naissance à des remous terribles dont les tourbillons énormes causent souvent la perte des vapeurs et des pirogues.

Non loin du poste, quelques croix de bois noir attirent les regards, l’une d’elles porte un nom et une date : Musi-1890.

Musi était un jeune homme intelligent, travailleur, plein d’avenir ; il commandait le poste de Bangui. Ayant à se plaindre des naturels établis dans un village voisin, il crut un jour devoir aller les châtier. Il partit avec ses dix Sénégalais et Pahouins, prit et brûla le village en dépensant beaucoup de munitions. Lorsqu’il fallut revenir, les indigènes profitèrent de l’épaisseur du fourré pour harceler la petite troupe. Elle se défendit vaillamment ; mais bientôt les cartouches lui manquèrent et Musi tomba sous les coups des sauvages : il fut mangé !

Quand, à son passage, Crampel eut vengé la mort de notre infortuné compatriote, il recueillit pieusement son crâne et l’ensevelit à l’ombre du drapeau français.