Babylone/01

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Simon Kra (p. 9-28).

CHAPITRE PREMIER

MONSIEUR COUTEAU, MADEMOISELLE FOURCHETTE

Une petite fille interroge : « Qu’est-ce que la mort ? » mais, sans laisser le temps d’une réponse, déjà prévient :

Et surtout, puisque tu prétends que tout le monde meurt, il ne faut pas essayer de me faire croire que c’est comme quand on dort. Ceux qui s’amusent n’ont jamais sommeil…

D’une famille qui ne boit que de l’eau, se méfie des effets du poivre, a proscrit de sa table la sauce anglaise, les pickles et même la moutarde, mais, volontiers, entre la poire et le fromage, parle d’hygiène sociale, la mère, résignée, dès le seuil de la trentaine, à la plus grise, la plus inutile des vertus, constate :

— Ceux qui s’amusent ont beau n’avoir jamais sommeil, ils n’en meurent pas moins, tout comme les autres. Nul, d’entre les hommes, n’échappe à la loi fatale, car mon enfant, la mort… la mort…

— Ah oui, je comprends. La mort, elle ressemble à cousine Cynthia. Cynthia, même avant de la connaître, je ne pensais qu’à elle. D’ailleurs, à la maison, à tous les repas, on en parlait. On était si impatient de la voir, et grand-mère répétait : « Cynthia, ce sera notre rayon de soleil ». Alors quelle joie, le jour de son arrivée. Elle apportait des gentils cadeaux pour chacun et, avec ses cheveux rouges, sa robe verte et ses yeux gris comme les nuages, on devinait tout de suite qu’elle était née dans un pays où toi, tu n’iras jamais. On l’avait installée dans la plus jolie chambre, et elle aurait pu y rester des années et des années, mais, un beau jour, plus de Cynthia. Elle avait filé sans rien dire. Comme une voleuse. En partant, elle avait emmené papa. D’abord, j’ai cru que c’était pour rire, mais ils ne sont pas revenus. Grand-mère, comme toujours, fait la fière, dit qu’il ne faut pas les regretter et qu’il n’y a qu’à les laisser courir la prétentaine. Grand-père, lui, en veut surtout à Cynthia. Il l’appelle de drôles de noms et, l’autre soir, il a crié très fort qu’elle était une putain. Une putain, qu’est-ce qu’une putain ? Mais, au fait, dis, la mort, est-elle aussi une putain ? »

Silence.

L’interrogée serre, et tant qu’elle peut, ses lèvres, comme si elle avait peur de laisser, par surprise, glisser une phrase, un mot. N’abdique tout de même point la curiosité puérile dont l’insistance monte jusqu’au regard de la femme, s’y appuie, pour, d’une pression, faire jaillir le noyau secret d’un mutisme :

— Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce qu’une putain ?

Une petite voix, sans se lasser, répète sa question, et, à même la surprise maternelle, l’inquiétude, cette taupe, creuse ses galeries.

Privée, par atavisme, des possibilités païennes de la joie, pour s’arracher au souvenir de sa faillite domestique, cette blonde terne, prématurément délaissée, n’a pas été chercher midi à quatorze heures. Son mari parti pour une destination inconnue, aussi simplement qu’elle a donné neuf mois de sa vie, afin que, de son corps, naquît un autre corps, elle décida que les années à venir elle les vouerait à la formation spirituelle du fruit de ses entrailles. Au reste, son propre père, psychiâtre barbu, candide et matérialiste, ne demande qu’à l’aider de ses lumières. Aujourd’hui, par malheur, le savant est en voyage. Il est vrai que, tout dernièrement, interrogé sur l’opportunité d’une éducation sexuelle précoce, il a si bien marqué la complexité de la question, que notre Maintenon en chambre n’a pas su, au bout du compte, à quoi s’en tenir. Et qui donc oserait prier de se résumer celui dont l’indulgence pour tous les humains, par lui mesurés, quant à leurs instincts, leurs vices, leurs folies, avec une si déconcertante précision, et aussi, les titres, l’assurance et la renommée mondiale intimident les siens autant qu’ils les flattent ?

Mais, que la petite fille, une fois encore demande : « Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce qu’une putain ? » et plus n’est besoin de l’avis d’aucun spécialiste en psychologie pour comprendre que mieux vaut remettre à plus tard le soin périlleux d’expliquer les mystères de la génération. En attendant, impossible de n’être pas bouleversé d’une telle curiosité. La mère, elle, à l’âge de cette enfant, n’aurait jamais eu l’audace de poser semblables questions, bien plus, ne les aurait pas même imaginées. Et, certes, la faim de savoir, la soif expérimentale, pour impérieuses qu’elles soient dans la famille, ne sauraient suffire à expliquer cette insistance. Comment, d’ailleurs, un esprit docile aux faits, même dans son extrême jeunesse, peut-il ne point sentir quel opprobre est dans le mot échappé à la colère d’une bouche, qui ne pouvait tout de même pas user d’épithètes incolores, pour qualifier une coquine à cheveux rouges, venue de ses brumes originelles, à seule fin de dérober, à la plus fidèle des épouses, un mari que la vertu n’était point capable de retenir. Au fait, nous y voilà. C’est de l’infidèle que l’enfant tient son imagination saugrenue. Étrange race, que celle des petites filles dont les pères ont quitté les continents de sagesse pour des créatures à cheveux de flammes. Le jeune père dont il s’agit, qu’il n’ait eu ni principes, ni méthode, ni morale, sa conduite, assez éloquemment, le prouve. Reste à savoir si la petite optera pour la vagabonde frivolité de l’un ou l’austère soumission de l’autre de ses géniteurs. Que, spontanément, elle ait saisi le rôle joué par une femme peinturlurée dans la désunion du ménage, voilà, qui, pour témoigner d’un assez remarquable sens d’intuition, n’en est pas moins d’une précocité d’assez mauvais aloi. Et comment ne point déplorer son penchant pour le bizarre ? En effet, l’intérêt qu’elle porte à la fatale cousine n’est pas symptôme unique de son espèce, et la mère se rappelle toute une série de bonshommes bleus, de maisons violettes aux toits orange, de prés rouges et de bien d’autres invraisemblances barbouillées avec la première boîte d’aquarelle. Et inutile d’affirmer qu’il y a une race blanche, une jaune, une noire, une rouge, mais nulle, couleur de ciel, que les maisons se bâtissent de pierres ou de briques et sont blanches ou roses, que l’herbe des prés pousse verte. Une enfant reconstruit le monde au gré de son caprice, préfère, à tous les autres, les animaux fabuleux, se moque des cygnes du Bois de Boulogne, rit au nez des ours du Jardin des Plantes, méprise les lions, les chameaux, les éléphants et ne daigne regarder d’un œil moins sévère les rhinocéros que grâce à la corne plantée là où l’on n’aurait aucune raison de s’attendre à l’y trouver. Et que de questions à propos du gnou, dont la vieille cuisinière la menaçait, à la tombée du jour, l’automne dernier à la campagne.

Pour l’heure, la bête apocalyptique, c’est la mort, et à nouveau, les yeux grands à engloutir l’univers :

— Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce qu’une putain ?

— La leçon est finie, ma chérie.

— Mais tu ne m’as pas répondu.

— Va t’amuser. Dis à ta bonne qu’elle te donne ton goûter.

L’enfant voit qu’il est inutile d’insister. Elle ira droit à l’office, mais non demander ses tartines. Elle prend un couteau, une fourchette, court se cacher dans un coin de sa chambre, et, tout bas, rien que pour elle, déjà commence :

— Le couteau c’est papa. Le blanc qui sert à couper, sa chemise ; le noir, qu’on tient dans la main, son pantalon. Si le blanc qui sert à couper était pareil au noir, on pourrait dire qu’il est en pyjama, mais malheureusement il n’y a pas moyen.

La fourchette c’est Cynthia. La belle Cynthia, l’Anglaise. Ce qui sert à piquer les choses qu’on veut prendre dans l’assiette, c’est les cheveux de Cynthia. Elle a une jolie poitrine, qui saute, car elle est essoufflée. Papa est bien content. Il caresse Cynthia et il rit parce qu’il croit qu’elle a enfermé deux petits oiseaux dans son corsage. Alors il lui fait une déclaration :

— Tu sais, Cynthia, je t’aime. Je suis ton amoureux. Quand on passe dans les couloirs, j’ai toujours une envie folle de t’embrasser. Tu es si belle avec tes cheveux rouges et ta robe verte. Je voudrais que ma petite fille, plus tard, te ressemble. De beaux jeunes gens lui feraient la cour et on la marierait avec celui qui jouerait le mieux au tennis. Ma femme, elle, connaissait un tas de choses. Bien sûr qu’elle était aussi savante que toi, mais on ne s’amuse pas souvent avec elle. Nous, quand on est tous les deux, on rit, on chante. Alors on va faire un voyage. Chaque soir on aura une nouvelle chambre, mais toujours avec des lits jumeaux, le plus près possible l’un de l’autre, et on parlera longtemps avant de s’endormir. On fera la grasse matinée. On mangera dans les wagons-restaurants et pour que personne ne nous reconnaisse, je t’appellerai mademoiselle Fourchette. Toi, tu m’appelleras monsieur Couteau, et on nous prendra pour des Espagnols en voyage de noces. On ira dans des endroits très gais, où il y aura des fleurs aussi douces que tes cheveux et des boutiques où je t’achèterai des belles robes décolletées. Dans les pays chauds on boira de la limonade si froide et si piquante qu’on éternuera. Au pôle nord, avant de se coucher, on mettra tant de rhum dans notre thé qu’on rira en dormant. On montera sur toutes les Tours Eiffel. Si on rencontre des tigres, je te donnerai le bras et tu n’auras pas peur. Sur les banquises on verra des phoques qui jouent à la balle avec leur nez et on en ramènera un, pour nous distraire quand nous serons vieux. On enverra des oiseaux-mouches et des cornes de rhinocéros à ma petite fille. On lui écrira aussi sur des belles cartes postales, car je pense qu’elle doit bien s’ennuyer avec sa mère qui lui donne tous les jours des leçons d’arithmétique. Alors il faut être gentils avec elle, puisque tous les deux on est si heureux ensemble. Je t’aime tant, Cynthia. Tu ne ressembles pas aux autres femmes. Tu es bien plus belle. Tu es comme la mort, Cynthia, tu es une putain comme la mort, Cynthia, ma chérie, ma petite putain…

Quelques semaines plus tard, au déjeuner, l’enfant assise entre son grand-père et sa grand-mère, demande pourquoi il n’y a personne, devant le quatrième couvert, à la place de sa mère.

— Ta maman était fatiguée, ce matin, mais elle va venir tout de suite.

Et, en effet, quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre, et entre la jeune femme, les yeux rouges dans un visage gris. Assise, elle renifle, sans pouvoir avaler une bouchée. La grand-mère hausse les épaules, selon le rythme de mépris qui sert de métronome à toute son existence. Le grand-père, la barbe plus que jamais majestueuse, la fourchette dans une main, le couteau dans l’autre, comme les sceptres complémentaires de la Justice et de l’Autorité, cherche une phrase qui résumerait la situation, tandis que l’enfant ne peut s’empêcher de penser :

— Pourvu qu’il ne s’aperçoive pas que le couteau c’est papa, et la fourchette Cynthia.

Mais à peine a-t-elle eu le temps de se formuler, à elle-même, cette crainte que, déjà, le paterfamilias, de cette belle voix grave qui donne une si troublante apparence de profondeur aux moindres de ses diagnostics ou communications à l’Académie de médecine, commence :

— Ton mari, un membre gangrené, rien à faire pour le sauver. Tôt ou tard, il fallait songer à l’amputation, sinon… sinon…

Un geste des mains ouvre le champ aux plus terribles hypothèses.

Et de continuer : La sagesse des nations voit juste, lorsqu’elle déclare : qui se ressemble, s’assemble. La rouquine ne le lâchera pas de sitôt. Sans doute, notre tort fut-il d’accueillir cette fille à notre foyer, mais, à défaut de celle-là, il serait parti avec une autre…

Alors, d’entendre constater son irrémédiable infortune, l’abandonnée laisse crever son émotion, au-dessus d’un beefsteak aux pommes. Grande débâcle. Elle mâche ensemble son chagrin et sa viande, et avale avec les glouglous du désespoir une nourriture arrosée de larmes, cependant que le psychiâtre-patriarche continue :

— Je sais, je sais, tu es une affective. Tu tiens de ta chère maman. Je suis le premier d’ailleurs à reconnaître qu’on serait bouleversé à moins. Le scandale n’est pas circonscrit à une capitale. Un journal de Londres publie les photos des fugitifs, et déjà, même, annonce leur mariage, alors que votre divorce n’est pas encore prononcé…

La grand-mère, qui n’a pas vu ce document, demande qu’on le lui apporte, et voilà l’enfant priée d’aller chercher le quotidien anglais, dont la première page offre, entre la photographie d’un satyre de White Chapel quelques minutes avant sa pendaison, et une mariée médiévale à l’excès qui sort de Westminster au bras d’un jeune lord impeccable et souriant, une Cynthia ruisselante de perles, si parfaite de cou et de visage, que, même en dépit de la triste matière du papier et de l’encre du journal, l’on croirait le front, les joues, les épaules, les bras polis par un soleil de bonheur, irisés d’un arc-en-ciel plus subtil que celui du triple sautoir sur la peau, la robe. Un poignet est si lourd de bracelets qu’une main, comme un oiseau mouillé au soleil d’avril, se repose sur la branche d’un fauteuil, tandis que l’autre, sèche de bagues, se rafraîchit à l’écume des perles tombées en cascade du soyeux sommet des seins. L’écume des perles reçues en lac par le fragile plateau que fait de l’un à l’autre genou une robe de femme assise. Dans un petit rectangle qui découpe le miracle de la jupe, la tête du jeune père qui s’est laissé ensorceler. En bas, trois lignes pour dire qu’il est le gendre du plus célèbre psychiâtre européen, expliquer l’aventure, donner quelques noms.

L’enfant sait qu’on l’attend et qu’elle ne peut demeurer des heures en contemplation. Une dernière seconde, elle regarde Cynthia de toutes ses forces, ferme les paupières pour ne point permettre à quelque nouvelle image de gâcher, par surimpression, dans la chambre noire du souvenir, la photographie de la merveilleuse photographie de Cynthia.

À tâtons, elle est revenue dans la salle à manger, où l’on est trop affairé autour du portrait, pour remarquer ses yeux clos. Mais, si elle ne peut voir la grand-mère étudier, derrière son face-à-main, cette pièce à conviction, aussi sérieusement que les bactériologistes de la famille, les microbes à travers leurs microscopes, du moins l’entendra-t-elle rendre son jugement :

— Ma pauvre sœur, mieux vaut pour elle être morte que de voir sa péronnelle de fille photographiée à moitié nue sous des kilos de perles fausses. Sa robe, avez-vous remarqué la robe de cette Cynthia ? On la croirait habillée pour le soleil de la Martinique, plutôt que pour les brumes de l’Angleterre, le dernier pays de l’Europe, pourtant, disait mon cher beau-frère, le malheureux père de cette créature, où l’on ait conservé une certaine notion de la dignité. En tout cas, notre donzelle ne mourra point de chaleur, avec ces trois chiffons autour des hanches. Et dire que nous avons reçu, hébergé pareille Messaline. Quand je pense à ma sœur si droite, si pondérée. Elle nous avait quittés fort jeune, pour épouser un collègue de mon père à Londres. Mais, à l’étranger, elle est demeurée aussi honnête qu’en France et, jamais, elle n’a failli à nos traditions de mesure. Mon beau-frère, d’ailleurs, en dépit de la différence des races, était vraiment des nôtres. Je le revois si impeccable, économe (un peu plus, on aurait même pu le dire greffé sur martin sec). Comment lui et sa femme, de si braves cœurs, ont-ils fait pour avoir un tel oiseau de fille ? Que les hommes sont bêtes. Songe donc, ma chère enfant, à la vie d’intérieur que nous offrions à ton mari. Nous ne sommes point gens à faire des galipettes. Tout de même, des esprits qui le valaient bien, n’ont jamais eu l’air de trop s’ennuyer dans notre compagnie. Et même, je ne sais plus quel interne de ton père, dans un toast, à la fin d’un banquet, vantait l’autre jour son esprit pince-sans-rire…

… Et tralalalalalalalala… se chantonne à elle-même l’enfant, qui ne rouvrira les yeux que lorsqu’elle sera sûre que la famille s’est levée, a quitté la salle. Alors parce que les fruits lui semblent tristes dans leur compotier sans couleur, elle rêve à la volupté de manger une glace entre Cynthia et son père, bien assise sur une banquette de peluche rouge, tandis qu’un orchestre, aux fleurs disposées sur la nappe, mêlerait les notes, les accords d’un bonheur dédaigneux de mots. Cher monsieur Couteau, chère mademoiselle Fourchette !

— Vous savez, papa, vous savez, Cynthia, si grand-mère dit des méchancetés contre vous, c’est qu’elle bisque. Au fond, elle voudrait bien avoir, elle aussi, des bracelets, des colliers, car elle sait bien qu’elle n’est pas jolie avec sa peau ridée, ses vilaines robes noires, sa vieille fourrure qui sent le chien mouillé et son chapeau bibi sur le haut de la tête. Quand elle bougonne après moi, je ne réponds pas, mais, attention, le jour où je serai grande, sûr que je ne resterai pas à jouer aux cartes ou à faire des gammes après dîner. Chaque soir je mettrai une robe nouvelle très décolletée avec des fleurs sur l’épaule. J’aurai des souliers en or et un éventail tout rose, en plumes, aussi grand que moi. Alors, je pourrai devenir une actrice. Je chanterai des choses qui ne voudront rien dire, et je rirai et je danserai comme l’Américaine qu’on a vue cet été à Vichy, au Casino. Comme à l’Américaine, on m’apportera des bouquets, et je reviendrai cinq ou six fois, pour la révérence. À la sortie, des jeunes gens se disputeront pour que je monte dans leur auto. Je choisirai toujours une voiture rouge, parce que c’est plus beau dans la campagne, et, si on va très vite, on peut écraser des poules et même des moutons sur la route, sans faire de taches. Quand Cynthia est venue, grand-mère, qui n’était pas encore jalouse, répétait toute la journée : « La fille de ma sœur est une beauté, au front couronné de flammes. » C’est la vérité. Les cheveux de Cynthia sont si beaux qu’on pense qu’ils vous brûleraient les doigts si on osait y toucher. Papa doit être fier de vivre avec une si belle dame, qui a des jolies couleurs sur ses joues. Un homme ne peut pas être gai, quand sa femme a une mauvaise mine. Mais voilà, grand-père, maman ne comprendront jamais. Aujourd’hui papa porte un pantalon de flanelle blanche, puisque c’est un couteau à manche d’ivoire. Il est au bord de la mer. La nappe c’est l’océan Atlantique. Cynthia monte sur un rocher. Papa veut la suivre. Il glisse à cause des algues. Cynthia le retient et l’empêche de tomber à l’eau. Il la remercie, lui embrasse la main, pas le bout des doigts, mais l’intérieur qui est toujours si doux…

Les amoureux se serrent bien fort l’un contre l’autre, car voilà le soir et il fait froid. Tout à coup c’est la nuit. Un grand oiseau vient se poser sur la tête de Cynthia. Il aime mieux ses cheveux que le nid habituel.

Dans le brouillard des rêves, chaque nuit s’allume le nom de Cynthia. Il ne se passe pas un repas que l’on ne peste contre l’aventurière, la rouquine. Le savant à grande barbe, qui affirme sans se faire prier que le travail est encore le meilleur remède contre l’obsession mélancolique, pour que la délaissée achève d’oublier son malheur, lui a demandé de l’aider dans ses recherches. Alors, quand il y a du monde à dîner, ou s’il parle d’elle, le psychiâtre se rengorge pour dire « ma collaboratrice », « la mieux douée de mes élèves », ou quelque chose de cette farine.

Quant au fugitif, cheville ouvrière de ce douloureux branle-bas, selon l’expression familiale, on ne l’a vu qu’une fois, durant le temps qu’il fut obligé de passer à Paris, pour les formalités du divorce. L’enfant s’était promis de lui poser mille questions sur Cynthia, ses perles, ses robes, leur voyage, leur bonheur. Mais, des monologues du jour et des rêves de la nuit, déjà s’étaient levés de trop hautains fantômes et trop péremptoires aussi, pour qu’elle acceptât, entre eux et de quotidiennes possibilités, une confrontation. Alors, par dédaigneuse prudence, de tout ce qui des heures et des heures avait été ses délices et sa torture, elle ne souffla mot, se condamnant au remords de ne témoigner nulle affection, ni confiance au jeune homme pâle, qu’elle avait continué d’appeler son père, mais qui avait dû sonner à la porte d’un appartement dont autrefois il avait les clefs, et où sa présence aujourd’hui, soudain, faisait le vide.

Un hiver, un printemps, Cynthia flamboie, idole dont la mémoire tour à tour éclaire un ciel gris ou réchauffe l’azur mièvre des minutes, couleur d’aquarelle entre deux giboulées. Mais, après le flamboiement, à même l’azur, de la jeune femme au casque de feu, une petite fille, les yeux encore éblouis du miracle, ne peut renier sa belle comète. Alors, l’écœurent les piètres anecdotes, dont se rassasie la haine familiale. Cynthia, déesse rousse, de vos doigts partent des faisceaux de lumière, mais à leur éclat, s’exagère la tristesse des jours, tous pareils. Ennui, beau fils d’orgueil, une enfance déjà se jure de ne jamais accepter, pour elle-même, la répétition des faits et gestes, le ramassis d’histoires dont vivent ceux qu’on appelle les « grandes personnes ». Elle imagine des matins sans mensonge, des après-midi nues, des semaines que n’emplira nulle sottise. Qui donc oserait, en échange, lui refuser le droit sévère de juger une femme maladroite à vivre et qui ne cesse de se plaindre d’un homme qu’elle ne voit plus jamais ? Et le savant tous poils et lorgnons, qui répète, tant qu’il peut, que le salut est dans le travail, comme s’il avait besoin de l’affirmer à chaque instant, pour ne point cesser d’en être sûr, et cette vieille femme qui rage de savoir qu’une autre a été préférée à sa fille. L’enfant ne peut croire que des individus qui ont le droit de se promener dans la rue à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, ne s’intéressent à rien, ni à personne, en dehors d’une Cynthia et d’un gendre, qu’ils limitent, arbitrairement, aux mauvais instincts et à la frivolité.

Un hiver, un printemps. Sonne l’heure des lampes : au lieu de se lever, d’aller jusqu’au bouton électrique, une petite fille accepte la nuit qui fait illimitées les chambres de l’enfance. Songes sans images, chanson sans paroles, l’obscurité enfin balaie toutes les poussières sordides, et c’est une porte à même l’insondable profondeur. Des syllabes, rien que pour celle qui les prononce, les mains sur les genoux, à voix basse, des syllabes que nul sens n’alourdit, sont murmurées, sœurs du vent, lorsque son invisible triomphe, autour des créatures, jette une auréole d’oiseaux transparents, victoires sur la furie des océans, les cris des créatures, tourbillonnante surprise au seuil de la forêt shakespearienne et dont Cynthia, à la plus belle minute de son triomphe, dispensait la féerie, lorsque, lasse du discours banal des hommes, elle se perdait en plein mystère, au refrain de la chanson d’un page :

With a hey and a ho and a hey nonino.

A hey and a ho and a hey nonino. Pas plus que le vers d’As you like it, dans les rêveries de fin du jour, ne pèse Cynthia, ses perles, ses plumes, ses miracles. Mais tout le temps du dîner, hélas, il va falloir encore se résigner au langage bêtement, inutilement précis des hommes. Au-dessus des têtes, sortie de la soupière comme Vénus de l’Océan, et aussi digne fille d’un potage banal que la plus belle des déesses, de l’insaisissable écume des mers, la suspension jette ses ombres de danseuse ridicule, et, des jupes de cette ballerine, tombe, en guise de lumière, une méchanceté verte.

Alors, parce que loin, très loin, par les plaines d’une nuit, où ne brille aucun feu domestique, où nul visage n’apporte le soir, autour du repas familial, le tribut de sa vieillesse, de sa fatigue, de ses rancœurs, parce que sans se heurter aux objets, aux créatures, le vent continue sa route, chante de vivre, vit de chanter, ne craint rien ni personne, une enfant qui ne veut se laisser accrocher par les petites histoires, les petites choses, les petites gens, ferme les yeux, et tandis qu’elle avale sans goûter, à chaque battement de son cœur, perçoit le murmure invincible :

With a hey and a ho and a hey nonino.