Babylone/02

La bibliothèque libre.
Simon Kra (p. 29-49).

CHAPITRE II

RESSUSCITER LE VENT

Été.

Le grand-père et la mère ont été obligés de demeurer à Paris pour leurs travaux. La grand-mère s’est installée avec sa petite fille dans la propriété familiale de Seine-et-Oise.

Reine d’un jardin galonné de buis, à la seringue, la vieille dame abreuve ses roses, comme si ces mijaurées avaient besoin d’un clystère pour retrouver le joli teint, la délicatesse naturels aux fleurs. Terminé ce subtil travail, qu’elle ne voudrait, pour un empire, abandonner à l’indifférente rudesse des mains mercenaires, quand sonne l’heure de l’apothéose quotidienne, en toute dignité, elle monte sur le belvédère d’où chaque auto lui sera prétexte à regretter davantage l’ère majestueuse et sans poussière des victorias et des robes princesse. Mais, en dépit de l’orgueil des hispanos et de l’impertinence des citroëns, jusqu’à sa mort, elle demeurera fidèle au cher horizon que limite si artistement un salmigondis de villas, kiosques, treillages, arbres tarabiscotés, etc. !

« Quelle magnifique pelouse, les splendides corbeilles, la jolie campagne », s’extasie-t-elle. Un face-à-main joue le rôle de sceptre et désigne les merveilles du paysage. Voyez plutôt la variété de ce royaume : ici, une vérandah chinoise en faïence, fer forgé, bronze et verre de couleur, dont un marchand de métaux précieux, qui avait du goût et du bon, eut l’idée d’agrémenter certaine petite folie XVIIIe si simple, si nue que les pierres en semblaient quasi impudiques ; là, sur un gazon parfait, en opposition à l’apoplexie des géraniums, l’anémie bleue des hortensias hydrocéphales, puis, un peu plus loin, tout un régiment de tortues de porcelaine que protège, du haut d’un toit, une famille d’oiseaux fabuleux…

Piètres vestiges des bois, des collines, à quelle sauce saugrenue ont tenté de vous assaisonner les prétentions de ces banlieusards. Dans les bassins cimentés, évoluent des poissons rouges en telles théories qu’on ne se rappelle même plus que d’autres, simplement gris, habitent une eau que n’emprisonnent point des rocailles peinturlurées, une eau qui coule insouciante parmi les prés où, paisibles, paissent les bœufs. Mais, tous les seigneurs de ces parterres cocasses n’ont jamais su que les fruits pendent innocents aux arbres, avant de se compromettre avec la crème, dans le secret douteux des tranches napolitaines.

Aux allées contournées, aux pelouses savantes, l’enfant préfère le salon figé en plein contentement de soi, louis-philippard. Là, au moins, elle trouve l’asile d’ombre, le cube de fraîcheur où elle peut oublier l’insulte flamboyante du jour. Meubles aux housses juponnées, placards secrets, canapés interminablement las, résignés à une vieillesse sans gloire, votre douceur un peu moisie donne confiance. Alors à quoi bon sortir, puisque, dès le perron, c’est une odeur lourde de travail et de servitude, sous la toile chaude d’un store, où le maladroit acrobate de feu s’est laissé choir, comme au cirque celui en maillot rose dans le filet.

Esclavage de la terre et des plantes. Un jardinier, aux manches retroussées, une vielle dame à mitaines, seringue d’une main, sécateur de l’autre, persécutent, l’un brutalement, l’autre avec des petites méchancetés de garde-malade hypocrite, cette terre, ces plantes. Seuls, quelques arbres ont réussi à sauver un peu de leur liberté, mais encore n’ont-ils pas su en user, puisque les peupliers de laisser tomber à terre leurs cotons de scrofuleux négligents, et les tilleuls, de forcer au mépris des cœurs d’or qu’ils font pleuvoir, à pleines brouettées, pour épaissir le feutre de leurs bonnes intentions. Un saule pleureur, platement, imite l’Andromaque des matinées classiques. Quant à ces pommiers tordus de rhumatismes, quels rêves, à leurs branches, pourraient s’accrocher protecteurs de l’enfance ? Alors, parmi la pénombre d’une maison aux rideaux tirés, dans le giron d’un fauteuil d’acajou, et velours de Gênes, c’est un réconfort, presque de la joie, d’apprendre à savoir, de mieux en mieux, chaque jour, qu’il y a des semaines, des mois, des années qui comptent pour du beurre.

Renaissent donc les brouillards roux de l’hiver ; Cynthia, Cynthia, reflet fauve dont s’éclairaient les nuits prématurées, il faudrait bien plus qu’un vrai soleil dans le vrai ciel, pour que se dissipât le miracle de ton insaisissable lumière. Minutes chaudes, heures lisses, mer d’huile, sans promesse de voile à l’horizon, béni soit le rayon de mémoire qui va percer enfin l’immobilité d’un présent dont la surface semblait sans transparence. Le flot soudain creusé, de leurs arabesques vivantes, les fougères insoupçonnées allument le secret des profondeurs. À égale distance de la surface et du fond, un homme (frac impeccable), une femme (robe liquide, cape glauque), parallèlement font la planche. Épaves sans poids, et que la plus subtile vapeur soutiendrait, pas une créature terrestre dont le visage se soit jamais éclairé d’un sourire aussi calme, aussi pur que les vôtres. Mais vos mains, en dépit de l’immobilité, ont conservé cette souplesse que les créatures perdent avec le souffle de vie. Fantômes, flottez impassibles, parmi les vagues du souvenir. Sur la terre, c’est marée basse et, très loin, se sont retirées les eaux du temps. Ceux qui n’ont jamais arrêté de se mouvoir pour une existence banale, déjà ne savent plus quel prétexte se donner pour but. Midi d’été, l’heure a sonné du renoncement aux précisions que souligne la sottise des lumières habituelles. À l’ombre des paupières closes, qui des banalités agressives défendent les regards et où, cependant, impossible demeure la nuit, à même un velours concave et de silence, s’allume l’incendie triomphal.

Passé, poisson torpille, un gouffre est déchiré de bas en haut, et, de la plus inoffensive des écumes, soudain, jaillit une foudre que les profondeurs renvoient au ciel. Ainsi, au crépuscule, les alentours des cimetières se couronnent de petites flammes, feux follets, disent les bonnes qui ont peur, lorsqu’elles passent devant le dortoir des morts, phosphore, explique un grand-père positiviste à sa petite-fille qui décide :

— Du phosphore, mais pourquoi pas ? Phosphore, c’est encore plus joli que Jérôme qui déjà pourrait bien être un nom de fleur. Papa et Cynthia ne sont plus monsieur Couteau et mademoiselle Fourchette. Ils s’appellent monsieur et madame Phosphore, puisque maintenant les voilà mari et femme, monsieur et madame Phosphore… Phosphore… Mon phosphore…

Son phosphore, il danse à la crête de ses rêves. Il va, couple à jamais uni par le miracle du feu. Doux nageurs de mémoire, voguez horizontaux, et que rien de l’humaine inquiétude ne vous marque. Fleurs lourdes à la tige d’un cou fatigué du poids de ses perles et d’un autre que sa prison immaculée de linge n’a point privé de sa grâce flexible, vos visages, que ne creuse la peur, ne maquille aucune fausse joie, ni ne torture la haine, vos visages, aussi parfaits qu’œufs d’ivoire, les couronne un cortège de flamboyants poissons. Incendie d’écaille à même la mer, aurore boréale, des nacres, jusqu’au pôle inviolé, remontent les deux amants. Un fauteuil d’acajou et velours rouge est devenu la coque d’un navire, à la suite de leur éblouissant sillage.

Vaisseau fantôme docile aux doux flux et reflux du silence, votre voyage, ce miracle entre ciel et terre, s’achève quand sur les jardins ridicules, tombe la nuit. Alors, l’enfant navigatrice sait que le mieux est d’accoster au sol habituel, d’abandonner le salon de l’après-midi, ses golfes à merveilles, pour le jardin banal des hommes, ses allées, ses pelouses que l’obscurité, lentement, régénère.

Bientôt les vieilles dames auront quitté leurs terrasses, suivies des domestiques porteurs de tables à ouvrage, et la grand-mère elle-même sera rentrée. Point ne sera besoin qu’elle fasse le tour, sept fois, d’une prison, pour que des murs qui s’étaient grands ouverts au sourire infini des flots, à l’inverse de ceux de la cité biblique, se reconstruisent, et de pierres si inexorablement jointes, que nulle Cynthia, nul revenant léger ne sauraient se glisser. Dehors, l’obscurité, cette revanche, d’un peuplier aura fait une volière à chansons, et par la douce grâce d’une pénombre, illimitées seront les routes, les espoirs de l’heure. Le vent, le vent, enfin…

Le vent…

Mais l’heure n’a pas encore sonné de sa résurrection parmi les feuilles. Soudain une porte a claqué, une voix glapie, facile à reconnaître. Or les mots en flèches, javelots d’ordres brefs, lancés dès le seuil, ne sont point assez aigus, ce soir, pour percer la torpeur de l’office. À les sentir s’émousser contre le mur, une femme que son accent, d’abord, avait annoncée aussi impérative qu’à l’habitude, n’a guère tardé à perdre de sa superbe. On la devine hagarde, folle de peur et, de fait, elle ne retrouve ses forces, son ton que pour hurler : « Au secours, au secours ! ».

Des onomatopées inattendues expriment l’angoisse universelle. L’enfant est réclamée à grands coups de sanglots. On la supplie de dire où elle est et dans quel état, morte, blessée, étranglée, poignardée, coupée en morceaux, tant et si bien qu’elle n’ose plus ni parler, ni bouger, et pense que des fantômes, au moins par légions, doivent poursuivre cette aïeule, jusqu’alors fidèle aux manières pondérées, à l’impeccable maintien qui firent le beau temps des tailles de guêpes et des tournures. Or, le galop se rapproche, et la petite fille dont l’inquiétude devient plus violente à chaque coup de talon, est déjà quasi sûre que la mort, mais une mort qui ne ressemblerait guère à Cynthia, une mort au crâne de glace, aux yeux maquillés trop noirs, va faire son apparition.

Déjà l’ouragan a ouvert la porte. Sur un canapé, il jette une pauvre créature racornie par la peur, le chapeau de guingois, qui très vite, au reste, reprendra du poil de la bête. Simple petit coup de tête de droite à gauche, le couvre-chef a retrouvé sa place habituelle et l’enfant constate que la grand-mère n’a pas beaucoup changé en dépit de la volubilité du discours :

« La cuisinière est peut-être morte, mais toi tu vis. Alors je puis souffler. Il va falloir téléphoner au médecin, au commissaire de police, prévenir, pour qu’ils arrivent au plus tôt, ton grand-père, ta mère, mais, avant tout, je veux t’embrasser, puisque te voilà saine et sauve. J’avais une telle peur. Pourquoi ne me répondais-tu pas ? Un peu plus ton silence me faisait mourir d’inquiétude. C’est que les catastrophes n’arrêtent pas de pleuvoir sur notre famille, et j’ai beau ne pas être superstitieuse de nature, comment, après de tels coups, ne le deviendrais-je point ? Mon enfant, nous avons été cambriolés. Tu as bien compris ! Cambriolés. Un peu plus nous étions assassinés. Le plus fort de toute cette histoire est que cette nuit, j’ai eu en manière de pressentiment un songe… oui, un songe.

Un songe, me devais-je inquiéter d’un songe ?…

continue-t-elle, assez fière de pouvoir donner le ton racinien à son discours, car, si elle n’a rien d’une reine cruelle, en l’occurrence cependant, elle peut se comparer à Athalie, puisque, comme la fille de Jézabel, elle a vu son sommeil traversé de terribles signes avertisseurs. Des chiens dévorants ne s’y sont disputé les os d’aucune vieillarde peinturlurée, mais une bête y a joué un rôle et des plus sinistres.

… Et déjà, de faire les honneurs d’un rêve que dominait, perchée sur le fronton d’une armoire de thuya et palissandre, une chouette coiffée d’un long voile de deuil traînant jusqu’au tapis. L’oiseau de mauvais augure sanglotait, gémissait, poussait de telles jérémiades, que celle qu’il était venu troubler, se sentait sur le point de se mettre en colère, lorsque dans les yeux de la pleurnicheuse volaille, au travers des larmes, elle vit soudain briller le regard de sa propre sœur, feu la mère de Cynthia.

Émue et exaspérée à la fois de ce bruyant désespoir, elle fit un charitable effort pour être aimable et inviter l’intempestive visiteuse à ne point demeurer aussi inconfortablement juchée. Mais, à peine l’avait-elle priée à s’installer pour la nuit, dans un bon fauteuil, que loin de se montrer touchée d’une si délicate attention, la chouette lui éclata de rire au nez et désignant son ventre de plumes :

— Tu es gentille, parce que tu me crois ta sœur, or, je suis une chouette. Si donc je suis ta sœur, toi-même qui es-tu ?…

L’heure n’étant pas aux considérations personnelles, il fut décidé de la laisser parler, sans prêter l’oreille à ses discours, mais soudain voilà notre volaille qui hausse le ton, siffle des menaces. On la somme de dire clairement où elle veut en venir. Bien entendu, il suffit qu’on lui demande une explication pour que, tout à coup, elle se taise, et quoiqu’il n’y ait ni fenêtres, ni portes ouvertes, s’envole, disparaisse, le diable seul sait comme, au travers du mur. Mais, longtemps encore, après son départ, flotta le voile de veuve, agité en oriflamme de malheur.

Au réveil, pour se ragaillardir, trois cuillerées à bouche de l’eau de mélisse des Carmes déchaussés, puis, comme la pendule marque cinq heures, un petit cachet somnifère.

Mais l’angoisse de l’aube répétera le songe.

Court répit, la matinée sera banale : soins aux rosiers, petite station habituelle sur le belvédère. Après déjeuner, gorge contractée, mains inquiètes, jambes picotées d’impatience et mille autres marques avant-coureuses des catastrophes. Alors, est décidée une visite aux amis de la Villa des Soupirs. On connaît la suite. Au retour, personne pour répondre. Mue par une force irrésistible la grand-mère entre dans le petit salon bleu. Pourquoi dans le petit salon bleu, plutôt que dans celui-ci, la salle de billard, la salle à manger, ou la bibliothèque ? C’est que, dès le seuil, au désordre, spontanément, elle a compris ce qu’avait voulu signifier, par ses menaces, la chouette du rêve : on avait cambriolé la maison.

– … Tu entends, ma chérie, cambriolé. La petite vitrine aux souvenirs avait été fracturée. Rien n’y demeurait qu’une dent de lait de ta mère. Sans doute n’est-ce point par délicatesse que les bandits l’y ont laissée puisqu’ils ont emporté un bracelet en cheveux de l’impératrice Eugénie… mais, dis, ici tout est en ordre. Ils ne sont point rentrés ?

— Non.

— Alors tu ne les as pas vus ?

— Non.

— Les as-tu entendus au moins ?

— Non.

— Le chien a-t-il aboyé ?

— Non.

— Étrange, bizarre. Il faudra dire tout cela au commissaire. Mais récapitulons. Donc, ils nous ont pris un bracelet en cheveux de l’impératrice Eugénie. La cuisinière gît sur le carreau de l’office, ficelée comme une épaule de mouton. De la porte, j’ai vu du sang répandu un peu partout. Comme tu penses, je ne me suis point hasardée. Mon seul espoir c’est que le sang ne soit pas celui de la bonne, mais du poulet que nous devions avoir pour le dîner. Si la pauvre fille avait cessé de vivre, le chien hurlerait à la mort. Le mieux sans doute eût été de la déligoter. Moi, jamais, je n’aurai ce courage. Enfermons-nous à clef. C’est plus prudent. Là, voilà, reste près de moi, pendant que je téléphone à la gendarmerie, à ton grand-père.

La grand-mère au téléphone. La petite soudain se sent frustrée. Pour que ressuscitât le vent, elle a passé l’après-midi à suivre en plein océan les deux amoureux, tandis que, dans la pièce voisine, on dérobait un bracelet tressé des cheveux de l’impératrice Eugénie.

L’Impératrice Eugénie…

Lorsque voguant sur le sillage de Cynthia parmi les îles fleuries de moisissures, les océans trop bleus au bord des continents verts, roses, jaunes, un bruit, une surprise de lumière, comme des récifs sournois ont arrêté le Rêve, son beau navire, l’enfant, obligée d’abandonner à leur miracle marin M. et Mme Phosphore, ne quitte le royaume liquide que pour celui plus impondérable d’éther. Ainsi, vingt fois au moins, a-t-elle relu l’histoire du frère et de la sœur, sans père ni mère, que l’indignité d’un tuteur obligea de fuir en ballon.

Orphelins, balancés dans votre nacelle, ne riez pas trop fort, d’une surprise qui vous rappelle les étourdissantes petites barques dont la flottille ne va pas sur l’eau, mais saute de la terre au ciel. L’heure n’est plus, hélas, au joyeux souvenir des foires, chevaux de bois, nougats, marchands de plaisir. Vilebrequin à percer le plus dur des couvercles, la foudre qui a crevé ces nuages, pour une naissance de serpents de feu, la foudre, comment n’aurait-elle pas raison d’une sphère de soie. La bourrasque secoue une chevelure d’incendie, une chevelure qu’il n’est guère facile d’apprivoiser, et dont nulle boucle, jamais, ne s’enroulera, en parure inoffensive, autour d’un poignet. Deux gamins perdus parmi les mèches de cette toison de mort, ne pèsent pas plus que deux petits poux. Pour être moins lourds encore à sa colère, ils jettent leur lest, leurs habits. Alors parmi la grêle et les éclairs, ils grelottent et sont cuits à la fois. Enfin, le narrateur a pitié. Une trombe éteint ce délire et le ballon tombe dans un champ assez profondément labouré pour que la chute y soit douce. Ces naufragés du ciel, en compensation à tant de misères, sur le sol banal des hommes, vont connaître des succès vengeurs.

Ainsi l’orpheline, venu l’âge des crinolines, s’arrange des colliers, ceintures et pendants de coquelicots, bleuets et autres fleurs dont la grâce champêtre permet à son adolescence de briller dans les bals, sans rien perdre de sa modestie. Alors, à nous les Tuileries et leurs papillons de gaz. L’impératrice Eugénie, qui l’a distinguée déjà, la compte au nombre de ses demoiselles d’honneur. Uniformes, frivolités, toute une année comme une farandole, avant la surprise froide de l’aube. D’ici peu on mangera du chat, du rat. Mais qu’importe : En avant deux, pour le quadrille.

Kilomètres de tulle, en hémisphère, du pôle de la taille, à l’équateur coupé net par la surprise du plancher, sont des secrets dont les cavaliers ne sauront rien, avant le petit jour et sa tentation frileuse, au fond des landaus capitonnés de satin blanc. Un parquet s’est fait miroir pour réfléchir la splendeur et la gaieté impériales, mais sa complaisance vernie n’a tout de même pas révélé le mystère des robes qui l’effleurent. Les pieds des jolies valseuses ne sont pas plus visibles que le feu cuiseur de diamants au centre de la terre. Chaîne des dames, bouquet mauve, rose, bleu, valseuses, tourbillonnez légères, en attendant l’émeute, ce cyclope qui vous bousculera d’une simple pression de pouce, impitoyable à la catastrophe des chignons défaits, des anglaises débouclées, de toutes les chevelures balayant le sol, pauvres racines en mal de terre authentique.

Grande ouverte à la frénésie des narines faubouriennes les corolles de vos jupes, leurs frous-frous parfumés au patchouli saouleront, d’une ivresse nouvelle, les buveurs de vin rouge et ils n’entendront pas vos cris, les belles, pas plus que vous-mêmes les hurlements des pivoines, dont le meurtre ensanglantait, de gouttes trop douces, trop lourdes, l’azur de vos opalines. Pistils de soie noire offerts à leurs rugueuses caresses, vos jambes, comment leur effroi apprendrait-il la pitié aux mains des porteurs d’eau ? Leurs dents inexorables plantées à même la chair épanouie hors d’une gaine de soie tendre, il sera bien temps de vous repentir des corsages faits au tour, d’où jaillissait, pour exaspérer la tentation brutale de ces hommes, un triomphe de seins, de globes laiteux d’épaules. Bien entendu jusqu’à la dernière minute, nul ne devinera ces justes menaces, et, en hommage aux plus blanches peaux d’Europe, continueront d’étinceler diamants, saphirs, rubis et gemmes de toutes espèces.

Féerie multicolore, feu d’artifice des lignes courbes, multipliées à l’infini par les pendeloques des lustres, un Empereur et une Impératrice, qui voulaient profiter de leur reste, ont, eux-mêmes, en personne, ouvert le Bal.

Bien entendu, en dépit des joyeux flonflons, ils ne perdent rien de ce grand air un peu raide, à la fois signe et rançon de toute majesté terrestre. Frère et sœur en magnificence de ces éléphants, dont les bestiaires médiévaux prétendaient sans jointures les pattes (grâce à quoi, dès qu’on avait réussi à coucher le mastodonte, en sciant par exemple un arbre contre lequel il s’était endormi forcément debout, privé de tout secours de jarret, il devenait pour les chasseurs la plus facile des proies), les souverains, semblablement, sont d’un naturel par trop superbe pour tolérer qu’on puisse croire leurs jambes faites de plusieurs morceaux réunis par des charnières de chevilles, de genoux. Taillés d’une seule pièce, à même la plus précieuse des matières humaines, ils tournent, marionnettes que les chamarrures des décorations, les plaques de tous ordres, les diamants de la couronne, brocards et camées embellissent d’un éclat, en comparaison duquel sembleraient ternes, les miroirs exposés au plein soleil.

Et qui pourrait imaginer plus belle que l’impératrice ? Des hanches au décolleté, une simple dentelle laisse deviner les plus roses secrets.

Pour la crinoline, aussi blanche que le Chantilly est noir, aussi ample et mystérieux qu’il est complaisant et ajusté, sa réserve met en valeur le dédaigneux triomphe d’une poitrine, sur quoi l’empereur lui-même, en dépit du caractère hiératique de la danse, n’a pu s’empêcher de loucher. Mais, en toute justice, il faut dire que s’il a laissé s’accrocher son regard aux merveilles qui effleurent son uniforme, pas une seconde, il n’a songé à profiter de l’excuse du rythme, pour les serrer de plus près. Au reste, des Majestés qui ouvrent un bal devraient se couper le poignet, les lèvres, plutôt que de céder à une de ces tentations, si naturelles chez ceux du vulgaire que la petite fille n’a pas été, le moins du monde, étonnée, la première fois qu’elle a vu le jardinier mordre à pleines mâchoires le cou de la femme de chambre. Mais à supposer que les dents de l’empereur aient osé pareille audace, à même la gorge ou la nuque de l’impératrice, cette dernière ne serait point femme à glousser d’aise, comme la boniche sous l’étreinte du ratisseur.

Après le bal, quand les Tuileries étaient redevenues vides, sans doute, la blonde Eugénie permettait-elle à son majestueux époux de jouer avec une chevelure, pour lui déroulée. Cette blondeur entre les doigts amoureux glissait comme un fleuve dont ne pouvait rien retenir la coupe des mains. Or, d’une toison sur laquelle le monde avait eu les yeux fixés, n’était demeurée qu’une tresse, si étroite, que, lors de l’héritage qui la mit en leur possession, la grand-mère et sa sœur furent incapables de la partager, et la mère de Cynthia dut se contenter d’une simple mèche du petit prince impérial.

Cynthia porte aujourd’hui à son index la frêle natte, comme d’autres une alliance. Alliance dont ne peut avoir nulle jalousie un amoureux, puisque les Zoulous ont tué le fils d’Eugénie. Les Zoulous sont des géants, couleur de cambouis, avec des anneaux dans le nez, et une petite houppe au sommet d’un crâne rasé. Ils assassinent les explorateurs à coups de flèches, puis s’assoient en rond autour d’un grand feu et chantent : « Zoulou, zoulou, zoulou », tandis que les prisonniers cuisent lentement. Les Zoulous sont des anthropophages, mais la grand-mère qui ne sait distinguer le sang de poulet du sang d’une cuisinière, qu’elle a, d’ailleurs, comparée à une épaule de mouton, si on lui sert un pouce, en lui disant que c’est le pilon de quelque volaille, ou un morceau du bras, en guise de rouelle de veau, ne mangera-t-elle point cette chair ? Déjà un martyre possible pare la cuisinière des mêmes grâces qu’un jeune homme dont le cadavre se dore au feu régulier, monotone, comme la chanson des sauvages :

Zoulou, zoulou, zoulou, zoulou, zoulou… La domestique est si grosse, si rougeaude que si les bandits l’ont éventrée, de sa blessure, le sang a dû couler un bon quart d’heure, au moins, comme d’un vrai robinet. Zoulou, zoulou, zoulou, glouglou-glou-glou. Si elle est morte, les plus beaux souvenirs qu’elle emportera dans la tombe seront les édifiantes féeries de la couverture des « Veillées des Chaumières ». Lui, le petit prince, rien que d’avoir respiré la chevelure de sa mère, lorsqu’elle venait l’embrasser, avant d’aller ouvrir le bal, il devait avoir des rêves, pour toute sa vie. Les cambrioleurs qui ont volé la boucle précieuse, sans doute, simplement à cause d’un fermoir en or, ne savent point de quelle merveille ils se sont emparés. Maintenant, ils filent à toute vitesse dans la campagne qui devient mauve. La grand-mère téléphone pour qu’on parte à leur poursuite. Et qu’adviendra-t-il d’eux ? Dans l’armoire aux livres, moisissent des illustrés vieux de quinze ans, qui racontent l’histoire d’une terrible bande. Des jeunes hommes volaient des autos, puis, à des vitesses folles, sillonnaient le pays, sans pitié pour qui s’opposait à leur passage. Douceur provinciale des petites villes soudain secouées à grands fracas, banques pillées, pavés sanglants, coups de carabine qui firent tragique un hypocrite printemps d’Île-de-France, à lire le récit de ces prouesses meurtrières, il était impossible de ne pas souhaiter que ne fussent point pris les inexorables garçons. La peur inventait des épithètes pour salir ces conquistadors égarés dans un siècle bureaucrate. Mais, Hannibal, avec ses soldats, ses éléphants, était-il allé vers de plus justes conquêtes ? Hélas, bandits aux joues roses, la fatigue bientôt courba vos fières épaules, puis vint la trahison. Certains choisirent une mort volontaire, d’autres durent se résigner à subir la terrible attente de la guillotine, la curiosité sournoise des hommes et des femmes qui vont voir juger et, avant le couteau sur la nuque, d’interminables heures dans les cellules sous les préaux qui sentent le papier mouillé. Et toutes ces tortures, pour avoir voulu ressusciter le vent…