Babylone/04

La bibliothèque libre.
Simon Kra (p. 73-109).

CHAPITRE IV

ENCORE UNE IDYLLE

Le matin suivant, comme il n’y a plus de femme de chambre pour porter à domicile les petits déjeuners, très tôt, la famille se trouve réunie autour de la table de la salle à manger. Bon prétexte à conciliabules. Cette assemblée en pyjamas et robes de chambre rappelle à l’enfant les bivouacs après la bataille, tels que les décrivent, par le récit et l’image, les livres consacrés aux guerres du premier Empire.

Or, bien qu’on soit au lendemain d’une rude épreuve, personne qui ait une mine de Waterloo. Le grand-père lui-même feint d’avoir oublié l’algarade d’hier au soir, et la nouvelle sibylle, sans se départir de sa classique autorité, donne, avec le bonjour, les heureux présages d’un rêve. Au reste, cette nuit, bien des sommeils ont été visités. Ainsi la cuisinière à son tour vient de faire connaissance avec la chouette. Mais dans sa mansarde, l’oiseau de mauvais augure n’a point trouvé d’armoire où se percher, et, faute d’une tribune digne de celle dont était réincarné l’esprit, très vite a repris son essor et d’assez méchante humeur. Or l’âme défunte et volante, qui n’avait pu se nicher sous les combles, de descendre à l’étage de la grand-mère, non sans toutefois renouveler son costume. Débarrassée de son crêpe, plus subtile que reflet sur l’eau, éblouissante aux yeux de la dormeuse, elle est réapparue poisson féerique, parfaitement à son aise sur la glace qui lui servait d’étang.

Petit lac figé entre des berges de thuya et palissandre, le miroir soudain perd ses limites et, parce que se trouve révolu le temps des sinistres présages, l’héroïne d’un songe aquatique, tout simplement, à la bonne franquette se présente : « Je suis un goujon folichon ». Un ventre d’écailles blanches éclaire les eaux sereines et merveilleuses du songe. Rien de plus facile que d’interroger l’âme fraternelle devinée sous ce corset.

— Quel destin aujourd’hui t’a poussée à prendre cette apparence pour me visiter ?

— Je m’échappai d’un fleuve.

— De quel fleuve ?

— Le fleuve du bonheur.

— Le fleuve du bonheur ? Je veux me baigner dans ses eaux. Quel est son nom ? Quel pays arrose-t-il ?

— Le fleuve du bonheur n’a point de nom. Il n’arrose aucun pays.

— Comment, alors, pourrai-je le connaître jamais ?

— Puisque tu insistes, ô ma sœur, pour toi je manquerai aux muettes coutumes des poissons. Le fleuve dont je me suis échappée cette nuit, poisson-présage, ce fleuve n’est point né de quelque insensible glacier ou d’une source banale, mais d’un altier et noble visage. Le bonheur, pour toi et ta maison si longtemps éprouvées, coule à flots d’une barbe royale. Dès lors, il t’est facile de savoir de qui viendra votre salut.

— Son nom, son nom ? Je n’ose le dire.

— Et tu le sais. Tu sais qu’il s’agit de ce jeune magistrat d’avenir entrevu cet après-midi à la villa des Soupirs. Toi-même n’en as-tu point déjà parlé aux tiens.

— Petitdemange.

— Petitdemange lui-même. Alfred Petitdemange.

— Merci ô ma sœur, mais ne t’en va pas encore. Demeure près de moi et, si tu pars, laisse-moi espérer que bientôt je te reverrai. — Jamais plus, hélas, je ne pourrai revenir. Vois mes écailles, vois mes nageoires. Tu te rappelles que, en dépit des sévères principes, selon quoi nous fûmes élevées par une mère économe et collet monté, tu te rappelles que, toujours, au contraire de toi, j’ai eu le goût des jolies robes et des grands chapeaux. Cependant la coquetterie ne m’a point seule décidée à revêtir ce tea-gown aquatique. Vois mes paillettes, vois mes tulles. Ce qui de mon corps ne brille est toute transparence. Or de tout cela je ne saurai me réjouir. Je glisse et resplendis, mais cette métempsychose sera la dernière, car elle est ma condamnation au néant final. À l’aube, ce qui me reste de vie me sera dérobé, dévoré, entends-tu, mangé, mâché, avalé et cela par ma propre fille, Cynthia. Cynthia, impudique et nue dans le lit de son amant, son ventre de lait ceinturé par le bras brun de celui qui fut ton gendre, ses jambes mêlées à celles du mâle contre qui elle s’est si rageusement frottée, avant de s’endormir, Cynthia, ma fille, dont les amours n’ont point connu la bénédiction du mariage, dans son sommeil a des remords, et en ce moment même doit s’avouer qu’elle n’est qu’une grue. Une grue. Les grues, croit-elle, se nourrissent de poisson. Tu vois d’ici le danger de la métaphore des mots. Ainsi, notre grand-tante Laura fut-elle demi-mondaine, par la faute d’un nom prédestiné dans un temps où l’on appelait « lorettes », les femmes qui se conduisaient mal. Pour l’époque, menant une vie que ni la misère ni l’exemple ne l’autorisaient de choisir, ma fille est une grue. Qu’adviendra-t-il de moi ? Cynthia, mon enfant, sois pardonnée, mais, quel désolant spectacle. Une vie commencée dans le scandale se continue par le crime. Ô ciel je meurs. Elle me mange. El-le me mange. El-l-l-l-le m-m-m-m-me, man-man-an-an-an-an-g-g-g-g-g-g-g-g-ge.

Les syllabes, les lettres se liquéfient. L’écho une dernière fois répète la sourde onomatopée dont clapote, avant sa male mort, une voix de revenante qui ne reviendra plus. Vagues de malédiction, écume d’effroi, tout s’abolit des profondeurs, à la surface du sommeil. Un océan à peine se ride encore, et, sur son silence ne demeure qu’une danse concentrique de cercles, de plus en plus large, de moins en moins nette, comme après une noyade, un naufrage.

Encore heureux que cette ultime visite ait affermi la grand-mère dans son impression première sur Petitdemange. Il ne faut plus hésiter. C’est bien à lui, à lui seul, pas à un autre, qu’on va faire appel. Si on lui téléphonait de suite ? Tout de même il est un peu tôt pour déranger ce jeune, mais grave magistrat. La pendule marque huit heures et demie. D’ici une demi-heure, ce sera parfait. Pour prendre patience, un petit toast. Une dent orgueilleuse le déchire. On dirait d’un lion, mais d’un lion qui ne se limiterait point férocement dans sa gloire. Le samovar ronronne, sa douceur, sa chanson se métamorphose en mots légers, légers, et parce que toute la famille renaît à la confiance, une voix n’attend plus pour prendre des ailes et demander le numéro du juge à barbe d’or. Il passera cet après-midi. La sœur avait raison. Triste qu’elle ne puisse revenir. Ses pressentiments étaient d’un tel secours. Mais pourquoi Cynthia, et jusque dans les rêves, continue-t-elle d’accumuler crimes sur crimes ? Pourvu qu’elle ne s’avise point de prendre Petitdemange, le dieu inespéré. Mais peut-on jamais savoir à quoi s’en tenir avec la Rouquine qui a déjà ravi un gendre, avec la grue qui a dévoré la plus clairvoyante des poissons-chouettes, dont ait jamais été visité songe terrestre.

Le règne de Petitdemange.

Parce que la vieille dame se sent nerveuse, le grand-père est retourné seul à ses savants travaux. Celle qu’il nommait si fièrement la plus dévouée de ses élèves, la plus intelligente de ses collaboratrices passe l’automne, avec sa mère, dans la propriété de Seine-et-Oise (ce théâtre du cambriolage, dit-on maintenant, non sans fierté). Chaque jour, Petitdemange, plutôt deux fois qu’une, visite ces dames. Il est leur coqueluche, leur idéal de l’éternel masculin. Elles en raffolent, et un peu plus, d’heure en heure. Elles vont même jusqu’à découvrir qu’il est le portrait tout craché de François Ier.

L’enfant, parce qu’elle ne partage point cet enthousiasme et pense qu’on surestime ce nouveau, cherche dans ses livres d’histoire et le Petit Larousse illustré des documents, images, descriptions qui lui permettent de se persuader du total défaut de ressemblance entre le vainqueur de Marignan et le voisin barbu asservi à la coalition contre Cynthia et le père, la buveuse de pétrole et son amoureux.

Mais le moyen de prouver à ces embéguinées que leur magistrat ne mérite point une si flatteuse comparaison ? Rien à faire ; Petitdemange avoue qu’il a peur des assassins, ne sort jamais sans son revolver, scrute le regard des chauffeurs de taxi avant de leur confier sa précieuse destinée, ne se couche sans avoir regardé sous son lit, en chœur, on s’écrie : Quelle prudence. Quelle sagesse. Comme il a raison !

Parle-t-il du mauvais tour joué à un collègue grâce à quoi sera facilité son avancement, d’un accord parfait, il est conclu : « Petitdemange est plus subtil qu’Ulysse. » S’il vient déjeuner, à sa gloire, la grand-mère, dès onze heures, commence à édifier des pyramides de pêches, poires, pommes, raisins, et, ce faisant, regrette que l’automne n’ait pas de plus beaux fruits.

Les compotiers arrangés, comme elle a quelque peu oublié son Gotha mythologique, elle demande :

— Comment se nomme la déesse des moissons ?

— Cérès.

— Cérès, parfait.

Et d’aller à la porte de sa fille, pour lui dire que de sa propre main, elle-même a cueilli ce qu’il y avait de mieux aux espaliers : « Notre invité se croira chez Cérès. La déesse des moissons ce sera toi. Tu vas mettre ta robe d’organdi jaune et une combinaison rose par-dessous. Tu me diras que nous sommes au beau milieu de l’automne et que l’organdi… Ma chérie, dans l’existence, il est des jours où il faut savoir risquer. Nous avons un vrai soleil d’août. Que sa splendeur soit notre alliée. Le rose de la combinaison sous le jaune de l’organdi sera d’un tel effet, que je ne serais pas étonnée, oh ! mais pas étonnée du tout, si Petitdemange, aujourd’hui, se déclarait. Cher Alfred, artiste comme nous le connaissons, il ne saurait demeurer insensible au charme d’une jolie teinte chaude, ardente sans provocation. Tu étais en maillot de bain, le jour que tu fis la connaissance de ton premier mari. À vingt ans, tu avais les hanches étroites. Aujourd’hui, ce n’est pas que je veuille dire que tu sois une vieille femme, mais tu as passé la trentaine et, d’une enfant nerveuse et maigre te voilà devenue jeune femme belle et calme. D’ici peu tu seras imposante. Or, un magistrat de grand avenir ne peut s’éprendre d’une freluquette. Petitdemange, notre cher Alfred, j’en mettrais ma main au feu, choisira une compagne majestueuse. Déjà, il me semble te voir en grand décolleté, avec tous nos diamants, toutes nos dentelles, épouse respectée et même un tantinet enviée. Alors, ma chérie, alors, comme nous serons vengés de Cynthia. Mais il n’y a pas une minute à perdre. Donc, je résume : tu mets ta robe d’organdi jaune, une combinaison rose par-dessous et te voilà dorée comme le marbre de la Grèce, le soleil de midi, la barbe de Petitdemange…

Et d’égrener un chapelet de comparaisons, toutes du plus pur lyrisme, tandis que, docile, la jeune femme se vêt. La toilette achevée, on descend au salon. Quel dommage que ces meubles d’acajou refusent de se prêter au romantisme d’un certain et vivant désordre : On les ferait virer dans tous les sens, et pendant des heures, qu’on arriverait tout juste à laisser croire que la maison n’a pas été rangée depuis six mois. « La prochaine fois, décrète la grand’mère, nous le prierons à dîner. Je ferai descendre du grenier la harpe de tante Sophie . Tu t’envelopperas dans ta longue écharpe verte. Quelques roses effeuillées, un vase de cristal, une partition ouverte sur le piano, un chapeau de paille d’Italie, comme par hasard sur ce canapé ! ça nous aura un de ces petits airs Malmaison. Tu te rappelles le musée Grévin, une réception de Joséphine aux beaux temps de Rueil…

Les beaux temps de Rueil. Joséphine, la créole, fidèle aux voiles légers qui font de chaque femme un petit nuage de lumière dans les soirs transparents de la Martinique. L’enfant n’a pas oublié ce jeudi, où on l’a menée dans la maison des poupées de cire, grandeur nature. L’impératrice aux mèches brunes, à la flottante robe grecque, valait bien l’autre, celle de la crinoline et des boucles blondes. Un salon s’ouvrait sur l’immobile nuit bleue. Regards à l’ombre des paupières mauves, cheveux en turban, diadèmes, minces jambes devinées dans le secret des longs plis, bras abandonnés aux courbes douces des meubles, pour l’éternité, ces créatures avaient leurs sourires, leurs ambitions, leurs bonheurs. Qu’en pouvaient deviner ceux et celles d’aujourd’hui ? De tout ce silence ils ne percevaient point les échos et cependant, d’un clavecin que les visiteurs aux sens grossiers avaient cru muet, des doigts aux ongles mieux dessinés, plus roses que ceux des mains admirables à la devanture des coiffeurs, faisaient jaillir une musique dont la fraîcheur rappelait certaine fleur… Rose-géranium qui avait donné son nom au parfum de Cynthia. Rose-géranium, dont telle était la subtilité, que du temps où la rousse cousine vivait à la maison, Lucie, la buveuse de pétrole, de trois gouttes de ce parfum se grisait.

L’enfant sait qu’on pourra descendre la harpe de tante Sophie, ouvrir à n’importe quelle page telle ou telle partition, pas plus que le contenu des flacons tarabiscotés sur la coiffeuse de sa grand-mère, n’est digne d’être comparé à l’inégalable rose-géranium, dans sa petite bouteille toute simple, ainsi, nul geste, nulle volonté ne vaudront jamais aux deux femmes dont Petitdemange est la proie visée, ce mystère, cette grâce, qui promettent à d’extraordinaires résurrections, les visages, les corps dédaigneusement impassibles dans leur exil du musée Grévin mais dont la cire est plus vivante que la vraie chair, la vraie peau de ces femmes qui respirent.

La grand-mère d’ailleurs très vite constate : Trop d’orgueil nous serait néfaste. Assieds-toi donc, tout bonnement dans cette bergère. Fais bouffer ton organdi. Rien de plus joli que ce volant jaune qui laisse deviner un dessin de toile de Jouy Parme. Prends cette rose entre le pouce et l’index de la main gauche. Dans la droite, un livre, mais vite, dépêchons-nous. J’entends une auto qui s’arrête. Ce doit être lui. Si on avait eu le temps, on aurait cherché le Musset. Tiens, voilà un Baedecker. Tout de même c’est assez poétique. Les voyages, l’Italie, Venise, la Méditerranée, la Sicile, oui, ça va, ça va. Regarde la fleur, respire le livre. Dieu, que je suis émue, la langue m’a fourché. Respire la fleur, regarde le livre. Je me sens plus troublée que s’il s’agissait de mon propre sort. Tu en as une chance. Souris, souris. Bonjour, cher ami. Bonjour, comment va ?

Petitdemange baise des mains.

L’enfant a pitié de sa mère, qui, figée dans tout cet organdi jaune, a l’air d’un lampion du 14 juillet qu’on aurait oublié d’allumer.

Toute la famille est rentrée à Paris.

Arrive une gerbe de fleurs. On la met dans le salon.

« Enfin, nous tenons un gendre, et du coup un bon, m’est avis », constate la cuisinière. Elle annonce la bonne nouvelle à la domesticité de l’immeuble, décrit le futur : « Il a une barbe comme un soleil, il est tout sourire et ses dents brillent si fort au milieu du poil doré qu’on dirait d’une boîte à sardines, dans un champ de blé, au plein midi, l’été. C’est la vieille qui a tout manigancé. En voilà une qui n’est pas gnolle. Elle sait se défendre, allez. Pas fière, mais habile, finaude. Une vraie Catherine de Médicis…

La vraie Catherine de Médicis envoie chercher la petite fille :

— Ma chérie, j’ai à te parler.

— Oui, j’ai déjà compris. Maman se marie avec le barbu. Dis, est-ce qu’elle va mettre un voile et une robe blanche à traîne ? La nouvelle femme de chambre a dit qu’elle n’avait pas le droit…

Un mot rude contraint au silence la questionneuse. Mais le moyen de l’empêcher de juger tout bas : Petitdemange et maman, des fiancés, mais pas des amoureux… Et de songer encore, toujours, au père, à Cynthia, M. Couteau et Mlle Fourchette. M. et Mme Phosphore, qui dansaient légers, légers, à la crête des rêves, la nuit…

À la vérité celle qui, selon la formule ancillaire, a tout manigancé, ne semble, elle-même, point trop satisfaite de son ouvrage. Elle a beau s’extasier : « sont-ils délicieux ! » la conviction n’y est pas. Bien plus, elle est à trois doigts de la neurasthénie. Jusqu’à ce jour, pas une minute de son existence qui n’ait eu son but, sa joie, sa colère. Or la voici en train de faire connaissance avec l’ennui. Le temps coule insaisissable et monotone. Elle doit s’avouer son vague à l’âme. Et le vieux positiviste de mari qui file si doux qu’elle ne trouve pas le moyen de reprendre la controverse commencée le soir du cambriolage. Elle se compare au créateur, mais à un créateur qui n’aurait pas eu besoin de six journées pour achever sa besogne. Son travail tôt fini, devant soi, jusqu’à la consommation des siècles, ne demeure que la perspective d’un interminable dimanche.

Ainsi, peu à peu, en vient-elle à se dire qu’elle a été dupe. Elle a cru donner à l’univers sa loi, et elle a tout simplement sacrifié sa propre existence. Jamais elle n’a pris une seconde pour songer à soi, à sa beauté. Elle a choisi la mauvaise part. On l’a jouée, flouée. Mais pourquoi, au fait, pourquoi accepter que se prolonge un tel état de choses ? Déjà la révolte d’une inquiétante flamme allume son regard. Elle compulse des livres d’adresses, s’étudie dans les glaces, passe la revue de sa garde-robe. Sans indulgence elle juge ses nippes et elle-même. Sans indulgence, mais sans fausse modestie, et, finalement, elle décide de tirer parti et le meilleur parti possible d’un corps, d’un visage injustement négligés.

La voilà donc un beau matin, qui se met à courir les coiffeurs, les instituts de beauté, les modistes, les couturières.

La métamorphose va si bon train, qu’au bout d’une semaine, une amie de l’été, une des dames au belvédère, venue la féliciter du prochain mariage de sa fille ne pourra la reconnaître. Elle a jeté au diable son corset, fait teindre en jaune, aux couleurs de Petitdemange, ses cheveux coupés très court, et use d’un fume-cigarette façon jade. Et à l’avenir défense de l’appeler « mère, grand-mère ». Tout le monde doit la nommer « Amie ».

Parce qu’il se plie difficilement à cette nouvelle règle, un soir que, sans le faire exprès, il a cédé à l’habitude vieille d’un tiers de siècle et lui a dit : « Ma bonne », le psychiâtre, en dépit de son poil chenu, est tancé d’importance.

… Ma bonne par-ci, ma bonne par-là… Elle le contrefait, le ridiculise tant et si bien que le bonhomme, en dépit de son naturel pacifique, finit par éclater.

« Est-ce la sénilité, madame, qui vous fait ainsi perdre tout sens moral ? Quoi de plus triste que de voir une femme de votre âge se donner en spectacle, jouer à la petite fille. Vous avez été la première à flétrir Cynthia, ses extravagances. Mais vous-même, je vous le demande, où voulez-vous en venir avec ces bras nus, ce décolleté comme si vous étiez toujours sur le point de vous rendre au bal de la présidence. Et ces cheveux jaunes…

— Ces cheveux jaunes, riposte Amie. Avez-vous donc oublié le peu que vous connaissiez du savoir vivre ? Toute cette mercuriale parce que je ne m’habille point comme une centenaire. Je suis blonde, c’est un fait. Je ne le nierai point. Je suis blonde, car tel est mon bon vouloir. J’en avais assez de ces cheveux gris que, par votre faute, j’ai eu bien avant l’âge. Quand je pense à la vie que vous m’offrez depuis plus de trente ans. Que n’ai-je écouté mon cœur, mes désirs. Je serais partie en 1898 avec le prince persan, qui me fit une telle cour, vous vous rappelez, à Vichy. Quels yeux il avait, j’en suis folle encore rien que de me les rappeler. Des yeux grands comme des assiettes, et d’une expression. Il m’offrait de partir avec lui pour Ispahan. Ispahan, cité des Roses : Les roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse ; on a chanté cette mélodie à la petite soirée que nous avons donnée en votre honneur quand vous avez été décoré, juste après la guerre. J’avais un horrible regret en écoutant l’artiste de l’Opéra-Comique évoquer, de sa chaude voix, cet Orient où j’aurais pu être adorée en plein rêve. Mais je pensais au ruban rouge, flambant neuf à votre boutonnière. Je voulais être sourde, aveugle, oublier à quelle féerie pour vous j’avais renoncé. Pour vous, folle que j’étais. Vous pensez bien d’ailleurs que le prince persan ne fut pas seul à me parler tendrement. Ils ont été plus de quatre à me conter fleurette, et même, ne vous en déplaise, même, parmi vos collègues, vos amis. J’étais la femme belle, jeune, désirable d’un homme qui s’endormait sitôt la tête sur l’oreiller. Il m’a coûté plus d’un effort ce visage de marbre que j’opposais fièrement. À chaque violence que je me faisais, j’étais un peu plus dévouée à votre nom, à vos travaux. Pour écarter les tentations, je me suis vêtue de noir. J’appelais la vieillesse, et, pourquoi ne pas l’avouer, la mort. Ah monsieur le savant, un peu moins de cosinus mais un peu plus d’ardeur, d’intelligence des âmes. Quand je pense qu’il m’a fallu six lustres de martyre monotone pour me lasser à jamais de vous. Qui donc aurait eu ma patience ? Enfin l’heure est venue. J’ai les cheveux jaunes, comme vous dites si aimablement. J’ai les cheveux jaunes et, si fantaisie m’en prend, demain, ils seront rouges et verts après-demain…

Là-dessus, départ en beauté. Amie claque les portes et se retire dans ses appartements. Le positiviste l’y suit, qui implore sa grâce. Peine perdue. L’enfant de sa chambre peut entendre de quels reproches à nouveau il est cinglé. On lui dit qu’il a du sang de navet. Quoi d’étonnant si sa fille n’a pas su retenir son mari. Cynthia, dont, soit dit en passant, on a singulièrement exagéré les torts (c’est toujours Amie qui parle), Cynthia, certes, avait beau jeu. La fiancée de Petitdemange saura-t-elle même garder un homme aussi exemplaire ? Tout est à craindre avec un tel père. On combine, on taille, on rogne, on se donne un mal de chien. À quoi bon. Le mieux est encore de dormir pour oublier cette vie médiocre, sans possibilité lyrique. Allons, ouste, au pieu. Bonsoir.

— Bonsoir, Amie, chevrote une pauvre vieille voix.

De l’autre côté du mur, Amie se retourne toute la nuit. Insomnie ou sommeil qui ne vaut guère mieux ; le lendemain, pour arranger ses yeux battus, ses joues pâles, couche supplémentaire de maquillage. Mais après une confidence de miroir, sans doute craint-elle de céder à quelqu’une des tentations que sa jeunesse retrouvée chaque jour sous ses pas ne peut manquer de faire éclore, plus nombreuses, plus chaudes, car, déjà, aussi blanche de voix que fraîche peinte de figure, et, en dépit de la gorge offerte, des bras nus, qui vous ont de ces frissons d’impatience, à croire qu’ils ne peuvent plus continuer d’accepter, serait-ce une seule minute, leur piètre destin, résignée encore et toujours à la monotonie, dont le visage remis à neuf lui vaudrait vingt occasions pour une de s’évader, à la fiancée elle confie :

— Ton père m’inquiète. Il baisse. Il faut que tu sois mariée très vite.

— Bien, mère.

— Ce soir, Alfred et moi fixerons la date exacte. Le plus tôt sera le mieux. Sinon…

Sinon… que veut-elle dire avec ce sinon… ouvert à même le redoutable inconnu. Hier soir elle était à deux doigts de défendre Cynthia. Au reste, depuis qu’elle a opté pour une hurlante crinière, elle copie quelque peu l’Anglaise jusqu’alors maudite. Elle n’a pas seulement imité la coiffure de la déesse au casque de flammes, mais ses gestes, son accent, son rire. Cynthia, l’objet d’horreur et de mépris, devient le modèle d’une métamorphose inattendue.

Sinon… sinon… chantonne Amie. Que peut-elle bien vouloir dire avec ce sinon… qui est aussi sûrement à menaces que les armes sont à feu ? Contre qui se décidera-t-elle à en user ? La tentation certes doit se trouver bien proche, bien commode, car Amie semble soudain si peu éloignée d’y céder, que, pour écarter le désir mauvais, elle répète en conclusion :

— Oui, ce soir Alfred et moi fixerons la date exacte du mariage.

Mais, le soir, à l’heure habituelle, pas plus de Petitdemange que sur ma main. Lui, d’une telle exactitude. Amie s’inquiète, téléphone, retéléphone à tous ceux chez qui, vraisemblablement, il pourrait être. Peine perdue. Le temps passe. Alfred n’arrive point, demeure introuvable.

— Mon Dieu, mon Dieu, se lamente Amie.

— Cynthia ne serait-elle point à Paris ? suppose timide, le grand-père.

— Cynthia, toujours Cynthia. Mais c’est donc un cauchemar pour vous, Cynthia. Que voulez-vous donc insinuer ? Vous avez l’hypocrisie des faibles. Cynthia à Paris. Quoi, vous pensez qu’Alfred le fiancé de votre fille, mon meilleur, mon seul ami… Mais avez-vous donc fait un vœu d’insolence ? Votre supposition m’est une injure directe et personnelle, vous m’entendez, une inj…

Amie, l’attente aidant à la nervosité, et la nervosité à l’éloquence, sans doute recommencerait tout un discours si, à l’instant même, la sonnerie du téléphone ne lui coupait la parole.

Bégayé un « allô » qui résume l’angoisse universelle, en torrents d’effroi se précipitent les questions : Quoi ? Blessé. Vous dites « blessé » ? Grièvement ? à l’hôpital Boucicaut ? Le cœur n’est pas atteint ? Les poumons ? Le foie ? L’estomac ? Donnez des détails. Je suis femme de médecin… Le pauvre. Il n’y a aucun danger de paralysie au moins ? Je meurs d’appréhension. Oui, oui, j’arrive. Viens, mon enfant. C’est toi la fiancée, après tout. Alfred a été poignardé. La malédiction du ciel est-elle donc sur nos têtes ?

L’hôpital.

Dans la chambre où l’on a mis Petitdemange tout est blanc sur blanc. La seule note de couleur, une barbe dont l’éventail allume le haut du drap. Comme une cible, un appât, un talisman, cet or fauve fascine Amie.

— Alfred.

— Amie.

— Alfred. Je touche votre barbe, votre moustache. Votre cœur bat. Je le sens. Vous vivez. Mais que n’ai-je, pour vous, redouté. À mon angoisse mesurez ma tendresse. Alors, cher Alfred, on a voulu vous assassiner. Quel est le monstre, le coupable.

— La coupable. Il s’agit d’une femme et plus audacieuse que les grands criminels classiques. Ses mains, comme celles de Lady Macbeth, tous les parfums de l’Arabie…

— Alfred, ne vous énervez pas. Mais que veulent dire ces parfums de l’Arabie ? s’agirait-il d’une manucure, d’une marchande d’odeurs, d’une coiffeuse ? Expliquez-vous…

Le lendemain lorsqu’elle rendra compte de sa visite à l’hôpital, Amie commencera par avouer la crainte première d’un drame passionnel. Pensez donc si Petitdemange avait eu quelque liaison cachée. Mais non. Seulement son esprit battait la campagne. Sous le coup de l’émotion il délirait. L’infirmière n’arrivait pas à le faire taire. Tant mieux, d’un sens, car il a eu de ces trouvailles !

Se rappelant les rêves d’Amie, l’histoire de sa chouette-poisson, ne l’a-t-il point baptisée « son baromètre de l’au-delà ? » Et quelle diction. Malgré la fièvre, les mots s’arrangeaient selon une telle ordonnance que, sans exagérer, il y avait des moments où l’on aurait pu facilement se croire au Français, à une représentation d’Andromaque par exemple, quand Pyrrhus commence son discours au préambule fameux :

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix.

Touchante et sublime évocation d’un juge horizontal sur son lit de souffrance, qui parle en prose aussi bien que feu Mounet-Sully en vers, et fait un récit à tirer des larmes aux plus durs, des épreuves qu’il a dû subir, fidèle à son devoir de justicier, à sa promesse de retrouver le bracelet en cheveux de l’Impératrice Eugénie.

Le bracelet en cheveux de l’Impératrice Eugénie, voilà des semaines et des semaines qu’on n’en parlait plus, mais Petitdemange n’oubliait pas. De tous ceux qui furent mêlés à l’affaire, personne, certes, n’aurait jamais imaginé qu’un cambriolage vieux de plusieurs mois, comme un vulgaire pommier se prolonge à terre par d’effrayantes ombres, la nuit tombante, projetât sur le destin du fiancé d’aussi terribles menaces. Et pourtant il vient d’être quasi assassiné. S’il était mort tout à fait, la nouvelle blonde inconsolable sait bien que, malgré la teinture de premier choix, elle fût redevenue grise du coup. Par bonheur (touchons du bois) la sœur-fantôme-chouette-poisson ne s’était point trompée dans ses heureux présages. Grand fut le péril. Qu’un homme ait pu y échapper suffirait à donner notion du miracle. Une secrète puissance protège Petitdemange, et le protégeant, la famille tout entière. Dans huit jours ne sera plus qu’un simple souvenir l’attentat où la mascotte à barbe manqua laisser sa peau, son poil blond, et le plus bel avenir. Tout de même, quelle émotion !

Le matin même on avait été informé, au Palais, de l’arrestation de Lucie, la petite femme de chambre, dans un hôtel du boulevard de la Chapelle, où, profitant du sommeil du garçon jardinier, son amant, qui la terrorisait, d’une main sûre et inexorable, elle lui avait planté un couteau entre les deux épaules. Son collègue, chargé de l’instruction, avait invité Petitdemange à se rendre, s’il lui plaisait, à la reconstitution du crime, que l’on devait faire sur les lieux dans le courant de l’après-midi. Bien entendu, il n’allait pas laisser se perdre une si belle occasion. Ici, portrait détaillé de la coupable, telle qu’elle est apparue à Petitdemange : Jupe fripée, corsage voyant et défraîchi, œil mauvais, les joues grossièrement fardées, la bouche non point exactement rouge, mais écarlate, violette et molle à croire que ses lèvres étaient taillées à même le bâton, dont elle les avait peintes.

Une fois achevée cette description, qui n’est pas une fantaisie (insiste la conteuse) mais reproduit aussi fidèlement que possible le propre témoignage de ce cher Alfred, le psychiâtre, qui joue ses derniers atouts, d’approuver par un diagnostic had hoc, la colère qui gonfle soudain la voix d’Amie, la suffoque, l’étrangle. On a dû lui chercher un verre d’eau. L’homme de science profite de l’entracte. Toute douceur, toute prudence, il opine : comme je comprends votre indignation. Dans la chambre même où s’est accompli son monstrueux forfait, cette fille se présente, maquillée. Merci de votre compte rendu. Je note ce trait pour ma communication à l’Académie sur les pétrolomanes. Perversion du goût. Perversion de l’esprit. Absence complète de sens moral. Névropathie de l’espèce la plus dangereuse. La société doit se défendre…

— Il est bientôt temps. Si vous aviez vu Alfred comme nous, hier soir, sur son lit de douleur. Rien que d’y penser, mes forces m’abandonnent. Encore une gorgée d’eau. Là, maintenant ça va mieux. Je continue. Donc voilà notre fiancé au milieu de ses collègues. On discute pour savoir si l’inculpée n’a pas eu de complices, car non seulement sa victime a été lardée de coups de couteau, mais encore elle présente des marques indéniables de strangulation. Or, la boniche se vante d’avoir exécuté toute seule ce sinistre travail. Elle prétend que rien n’était plus facile, et, si l’on veut, elle va montrer comment elle s’y est prise. Entre parenthèses, remarque Amie, depuis mon mariage, tous les jours de la vie j’entends répéter que la médecine est un sacerdoce qui demande une totale abnégation. Et la magistrature ? Pensez-vous qu’il ne se doutait point du danger couru, votre futur gendre, lorsqu’il a offert de s’allonger sur le lit, à la place même où avait été assassiné le garçon jardinier. N’empêche qu’il s’étale à plat ventre à côté de la meurtrière qui le prend à la gorge, et, vlan, lui plante au beau milieu du dos le canif qu’un de ces messieurs du Parquet lui avait prêté pour figurer l’arme du crime. Le sang ruisselle. On se précipite. Blanc comme un linge, Alfred essaie de se soulever. La douleur tord sa bouche, mais il trouve encore la force de parler : « Je suis perdu. Adieu, mes amis. Vous direz que j’ai été heureux de donner ma vie pour la justice. » Et là-dessus, il retombe. On croit qu’il se meurt, qu’il est mort en héros. Par bonheur le médecin-légiste qui assistait à la reconstitution ne perd pas la tête. On transporte le blessé à l’hôpital. La chance veut que la plaie ne soit pas trop profonde. Il sera vite guéri. Mais quelle secousse ! Si j’avais été là, j’aurais étranglé, de mes propres mains, la petite femme de chambre. En tout cas, j’espère bien la voir condamnée au maximum. Il y a de quoi. Récapitulons. Et d’en énumérer les crimes :

« Cambriolage.

Coups et blessures (il s’agit tout bonnement de la cuisinière ligotée).

Assassinat.

Tentative d’assassinat sur la personne d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

Le mieux qu’elle puisse espérer, conclut Amie, c’est de n’être point guillotinée, mais elle ne coupera sûrement point aux travaux forcés à perpétuité…

La guillotine, les travaux forcés à perpétuité. L’enfant frissonne.

Plus la grand-mère blondit, se pare de bijoux baroques, moins on ose parler de Cynthia. Tout le monde est bien content que soit retrouvée la buveuse de pétrole. Au moins voilà quelqu’un sur qui taper. Et le grand-père qui la traite de névropathe, parle d’elle, comme il n’oserait pas d’une chenille ou d’un ver de terre. Elle était pourtant bien jolie, lorsqu’elle chantait la triste chanson des Monte-en-l’air. Ses crimes ? Elle vient d’assassiner son amoureux. Mais il la battait. Il était si fort, ce garçon, qu’un jour ou l’autre, il aurait bien fini par l’assommer. Il avait l’habitude de la terre qui ne crie jamais quand on la martyrise. À bêcher il s’était fait de rudes muscles. Alors, quand il cognait, il ne se rendait pas compte. « Il la terrorisait », a, d’elle-même, avoué la grand-mère. Il la terrorisait. Une nuit la peur a été trop forte. Sur la table, il y avait un couteau. La brute dormait…

Quant à la tentative de meurtre sur la personne d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, il ne faudrait pas exagérer. En tout cas, bien fait pour Petitdemange. Poussé par une abominable curiosité, il s’est étendu sur une couche de crime et d’amour. Il a profané le mystère de la mort et des caresses. Par mépris une frêle créature s’était maquillée avec une telle rage que nul signe de son vrai et touchant visage ne pouvait être deviné des hommes de loi. Sur le papier fleuri du mur elle reconnaissait une à une les roses grossières où chaque jour, au réveil, s’accrochait son premier regard. Elle se rappelait un couplet qui parle de prison, d’échafaud. Une minute même, elle a eu la tentation de le fredonner. C’est à ce moment-là qu’on lui a demandé de montrer comment elle avait fait pour… Un frisson. Puisqu’elle a tué son dominateur, pourquoi prendre en pitié un de ceux-là qui insultent à sa douleur, poussent l’insolence jusqu’à feindre de la croire incapable de s’être débarrassée toute seule de ce beau butor qu’elle aimait trop fort pour le quitter, l’abandonner à une autre.

Petite buveuse de pétrole qui jetiez en cachette, sur vos mouchoirs, trois gouttes du parfum de Cynthia, trois gouttes de bonheur, votre désespoir aux dents serrées, vos fines mains meurtrières, on les noierait sous des litres et des centaines de litres de rose-géranium que toujours à vos narines transparentes serait la même obsession. Le sang. Pas celui insipide et trop clair de Petitdemange, bien sûr. Le dédain de vos doigts, de vos paumes, de vos bras, votre corps et votre cœur ne sauraient en être tachés, pas même marqués. Mais l’autre, liquide de pourpre et de vie qui donnait sa force, son odeur aux membres, au torse, au visage, à toute cette chair rude contre laquelle aimait à se froisser votre peau, l’autre, chaude jaillissure dont fut éclaboussée une nuit sans sommeil, comment l’oublieriez-vous, le sang épais et foncé du costaud, qui, de vous avoir prise dans ses bras impérieux, de vous avoir broyée sous une étreinte de rage et d’os, mordue à même la nuque, vous avait révélé la simple joie des fruits au soleil, petite vierge qui mangiez de hautes tartines de moutarde et mariiez à la pluie d’hiver les refrains de votre désespoir. Mais ces larmes dont vous n’essuyiez point les gouttes sur vos douces joues, comme si vous les croyiez l’unique rosée possible à votre vie, vous a-t-il donc désappris de les pleurer, ce roi des jardins qui sait regarder bien en face, droit dans son unique et gigantesque œil de feu, le ciel d’août.

Boulevard de la Chapelle, vous avez montré un visage sec. Petitdemange blessé, vous n’avez pas eu un geste, pas un mot. Vous auriez pu le tuer, et tous ses collègues à la queue leu leu, vos lèvres n’auraient pas daigné s’entrouvrir pour un seul regret. Grandeur sans pitié d’une créature livrée à la justice méprisable des hommes. Amie voudrait inventer des supplices, le grand-père flétrit les toxicomanes, invoque le bien social, toutes les voix s’unissent dans un chœur de réprobation, mais les uns et les autres, quel vertige les arracherait de leur sol banal, s’ils pouvaient entrevoir le gouffre creusé par chaque minute à même certains silences.

Petite buveuse de pétrole, on vous lapide des plus horribles noms. Cynthia au temps de son excommunication majeure, on la traitait de rouquine, de grue. Mais vous, on vous appelle monstre infâme, ignoble fille, roulure.

Roulure : avant que le globe fût devenu rond à souhait, que de labeurs pour le modeler, d’épreuves pour le polir. Les tristes copeaux d’éléments et d’êtres jetés aux quatre coins du ciel, afin que plus égale, plus parfaite devînt la courbe terrestre, les attendrissants rebuts éparpillés, toutes les épluchures de cosmogonie, le vent, la pluie, le feu du ciel, plus tard d’un geste tourbillonnant, les rassembleront, les pétriront en plein éther. Alors, unis, fondus, ils retombent sur le sol, déchets que le miracle des tempêtes pouvait seul, là-haut, plus haut encore que la ménagerie des nuages, mêler pour la plus éclatante résurrection. Roulure, ce mot si gras, si laid, dans les bouches familiales, se purifie, s’allume, éclaire, dore les songes de l’enfance, y roule en soleil. Roulure, jolie fille que plus rien d’humain ne saura retenir, roulure, ô belle silencieuse. Une enfant, de sa vie, n’oubliera la chanson des monte-en-l’air, et ne saura, non plus, pardonner à certain juge d’instruction de se prétendre assassiné, alors que, sous prétexte de convalescence, on vient de l’installer dans la plus belle chambre de la maison, celle où Cynthia, des semaines et des semaines, a vécu, parmi les fleurs, les robes, les valises, fleuries de noms de palaces aux lettres étranges, et les flacons aux parfums de mystère et les rêves. Cynthia qui est une putain comme la mort, la petite buveuse de pétrole qui est une roulure, ceux qui n’ont d’alliés que le banal, le morne, bien sûr ne peuvent les aimer. Mais le fumier d’injures s’entrouvre pour un jaillissement des plus glorieuses floraisons. Qu’on essaie de les profaner. Rien ne peut salir ces amoureuses. Ce qui, au reste, ne saurait empêcher d’en vouloir à celui qui a pris la place de la déesse rousse et dont toute la maison vante les mérites. Amie a découvert qu’il était le magistrat le plus célèbre du monde. Bonne nouvelle que la cuisinière, se hâte d’aller porter par tout l’escalier de service. Elle explique : « Le fiancé de ces dames, toutes les femmes en sont folles. Des tas d’actrices, de chanteuses, de bourgeoises, des marquises et des princesses qu’il n’a jamais vues, qu’il ne connaît ni d’ève ni d’Adam, lui envoient des kilos de déclarations. Chez nous, c’était d’un triste depuis le départ du premier monsieur. Aujourd’hui, c’est un bonheur à ne pas se douter.

— Oui, mais il y a le revers de la médaille, se laissera un jour aller à soupirer Amie.

Déjà ses inquiétudes se précisent. N’est-il point décidé que les futurs époux feront leur voyage de noces aux îles Canaries. Or la fiancée support e mal le soleil et dès qu’elle est au grand air sa peau cuit, bout… Parti avec une femme grise, Petitdemange ramènera une langouste.

Et Amie cependant n’aura cessé de rajeunir.

Déjà en plein air, face au soleil, à partir de trois heures de l’après-midi, l’hiver, entre quatre et cinq, au cours de saisons intermédiaires (printemps, automne), à six en été, d’une part, et, d’autre part, à n’importe quel moment du jour à la maison, grâce à l’apaisant secours des rideaux de tulle ocre, judicieusement choisis, elle sait que sa nouvelle coiffure, ses boucles d’oreilles, boules de topaze où sont gravés les signes du zodiaque, ses robes savantes, ses chapeaux protecteurs, l’usage subtil des fards, l’aide discrète du soutien-gorge, lui valent un visage et un corps, capable d’attirer l’attention et, qui plus est, digne de la retenir…

Et le parfum, pas un parfum à la Cynthia qu’on ne peut deviner que les narines collées à la peau. Quand on se parfume au moins que ça se sente, constate, judicieuse, Amie, et elle arrose ses bras nus d’un mélange audacieux. Petitdemange, alors, prolonge les baisemains. Lentement ses lèvres apprennent à connaître le chemin qu’il faut suivre pour atteindre à la saignée du bras, cette oasis de délicatesse, qui frissonne si doucement sous la surprise de la barbe, de la moustache.

— Arrêtez, arrêtez, implore Amie.

— Je perds la tête. Votre parfum me grise. Son nom ?…

— C’est un mélange de Tendresse et d’Éternel désir.

— ……

— ……

Un mélange de Tendresse et d’Éternel désir. Qui donc ne se laisserait point prendre à de tels pièges ? Parfums ?

Amie, Petitdemange, immobiles sur un canapé, rêvent aux secrets de vos ventres saugrenus et triangulaires, de vos hanches hexagonales. On vous décapite du diamant qui vous sert de tête et, pour des aisselles de frais rasées, soudain, c’est le miracle. Dire que leur poil dru qu’on laissait jusqu’alors pousser en liberté des années et des années durant, n’a connu d’autres confidences que celles du plus morne savon à l’amande. Que de temps perdu. Mélange de Tendresse et d’Éternel désir. Deux êtres ne demanderaient qu’à se laisser emporter dans une commune et tourbillonnante extase. Leurs âmes orgueilleuses cependant ont peur des tentatives trop fragiles. Figés dans le silence, le renoncement. Petitdemange avec sa barbe parfaite rappelle les colosses assyriens. Amie veut encore résister à la passion vertigineuse, se rattraper aux mots.

— Je suis votre future belle-mère ; on a livré les faire-part ce matin même, et dans huit jours, à cette heure-ci, à la mairie du seizième…

— Dans huit jours à cette heure-ci à la mairie du seizième…

— J’ai bien dit, dans huit jours, à cette heure-ci à la mairie du seizième.

— Tant pis, s’écrie Petitdemange, qui n’en peut plus.

Et soudain, une épouse qui n’a jamais embrassé d’autres hommes que son psychiâtre découvre que, décidément, les positivistes savent bien mal y faire. Dans sa bouche, sur la langue est une autre langue qu’elle suce comme les sucres d’orge de l’enfance : Un amant, j’ai un amant, pense-t-elle… Indifférente à tout, au scandale même, elle ne songera point à bouger lorsque la porte s’ouvrira. Petitdemange qui se rappelle, mais un peu tard, les inconvénients du flagrant délit, aura du mal à l’écarter, et, pour ne point perdre un souvenir de salive étrangère derrière ses mâchoires, elle demeurera cinq minutes au moins sans parler, en présence de sa fille blême et aussi muette qu’elle.

Enfin ressaisie, elle constate :

« Le destin. Nous avions tort de lutter. Mon enfant, ton bonheur n’était point là. C’est moi, tu te rappelles, qui ai reçu la visite du poisson présage… Nul ne peut aller contre le sort… ».

Au dîner, ni Petitdemange ni Amie ne paraissent.

On dit à l’enfant qu’ils sont partis pour un voyage.

— Comme papa et Cynthia ? interroge-t-elle.

Demain elle entendra la cuisinière expliquer aux domestiques de l’immeuble :

— Cette famille, un vrai beurre à la poêle. Ça fond, à croire que bientôt il ne restera plus que moi toute seule devant mes fourneaux. Les femmes partent toujours avec celui qu’elles ne doivent pas. Et la jeune est bec de gaz. Enfin, c’est la vie, mes amis. C’est la vie. C’est l’amour. Revenez, je vous tiendrai au courant.