Babylone/05

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Simon Kra (p. 110-132).

CHAPITRE V

L’ENFANT QUI DEVIENT FEMME

Une carte postale avec la vue des Pyramides, apporte le bon souvenir égyptien d’Amie.

— J’ai des nouvelles de grand-mère. Elle m’écrit des bords du Nil. Elle est allée voir le Sphinx.

… Les bords du Nil, le Sphinx, répète, indifférent à ces rêves insondables, au monstre énigmatique, un homme trop curieux des sciences pour que l’en puissent distraire le rêve illusoire des voyages, un prestige de fleuve ou de bête légendaire.

Peu lui importe le continent foulé par des pieds coupables. Une infidèle et son complice parcourent le globe. Un chercheur désormais à l’abri des mots, mines et regards, par quoi menaçait d’être empoisonnée sa confiance, a repris son travail, heureux de savoir que, plus jamais, ses efforts ne seront ridiculisés, ni bafouées ses découvertes. Ce qui lui reste à vivre, il va le consacrer à la mise au point de la théorie des actes-champignons et le sérieux de tels travaux, leur délicatesse aussi, tant d’hypothèses et de déductions ne laissent pas le temps de maudire une femme adultère. Qu’elle saute donc à pieds joints par-dessus l’équateur, traverse les déserts à dos de chameau, se baigne dans tous les Océans du monde, elle ne risque nullement de périr lapidée. Le positiviste n’a pas la moindre envie de jeter même un tout petit caillou. Bien plus, parce qu’une sévère discipline le protège des exagérations passionnées, il n’éprouve point qu’il dispose du droit de pardon.

En veut-il à la mer de ses marées, au ciel de ses orages ?

Une sexagénaire, après avoir jeté son corset par-dessus les moulins, est allée quérir près du Sphinx quelques-unes des énigmes dont sa sœur-chouette-poisson lui donna le goût dangereux. Toute à l’exaltation d’avoir ravi le fiancé de sa propre fille et teint en jaune sa chevelure mutilée, ivre d’une liberté fraîche cueillie, la voilà au pays des Pharaons, mais un psychiâtre que ne peut abuser le romantisme des apparences, du haut de sa tranquille sagesse, comme d’un phare où en dépit de la colère des nuages, des cris du vent, du sabbat de flots, très simple apparaîtrait le jeu grandiloquent des tempêtes, sait fort bien que cette tardive pécheresse n’a fait qu’obéir aux lois naturelles qui déterminent les êtres, en dépit d’eux-mêmes.

— Nymphomanie sénile, diagnostique l’observateur scrupuleux. Au reste, hélas, ce n’est point là mal si rare. Démon de midi. De midi à quatorze heures, sourit-il – revanche innocente, – car, avec le calme, il a retrouvé cet esprit de pince-sans-rire que la fugitive elle-même, jadis, se plaisait tant à louer. Mais, s’il y a nymphomanie sénile, c’est-à-dire psychose morbide et peut-être même lésions organiques, il faudrait n’avoir aucun sens de justice, pour oser condamner, se mettre en colère, poursuivre une vengeance, exiger par exemple, à titre de représailles, le divorce… Et puis en vérité quel est le plus ridicule, le plus à plaindre, du savant qui achève, dans les honneurs, sa carrière, ou du magistrat qui a brisé son avenir, pris ses cliques et ses claques pour suivre, à travers des terres exotiques, une vieillarde oxygénée ?

Heureux d’en être quitte à si bon compte, un homme raisonnable, dès le soir où lui fut annoncée la fuite de Petitdemange et de celle qu’il avait appelée, plus de trente années durant, la compagne de sa vie, au lieu de crier, gémir, serrer les poings, sans rien perdre de sa sérénité, pria que lui fût accordé le temps d’un rigoureux examen des faits. Enfermé dans son cabinet de travail, il y demeura trois heures à réfléchir. Silencieuses, sa fille, sa petite-fille attendaient dans le grand salon. Quand il vint les rejoindre, la femme esquissa un geste pour signifier à l’enfant de se retirer. Lui, d’un mot, exprima la volonté contraire, sûr que serait d’un merveilleux enseignement cet exemple encore tout chaud, dont il était si facile de tirer des conclusions, fort propres à former un jeune esprit. Et, tout de go, il commença :

— Le désolant spectacle des catastrophes dues à la rêvasserie, au goût d’un vague et mystique inconnu, décide l’intelligence au culte de ces deux maîtresses de l’Univers : la Raison et l’Observation. Par elles seules, nous atteignons à la connaissance de la réalité. Cette connaissance ne nous flatte pas toujours dans notre orgueil humain. Mais les délices du mensonge, des paradis artificiels cachent bien d’autres dangers. Nous voilà ce soir réunis, pour déplorer de bien tristes événements. Et toi, ma fille, plus encore que moi, tu es à plaindre. Mais mon devoir d’homme et de positiviste est de t’aider à voir le plus clairement, même si ce doit être le plus douloureusement, parmi tout cet imbroglio. Le diagnostic établi, nous chercherons le remède. Dois-je t’avouer que je crois le connaître. Dans quelques jours, à nouveau, tu seras heureuse, et cette fois, pour la vie, mon enfant. Mais n’anticipons point. Je récapitule. Deux femmes de ta famille, dont ta propre mère, t’ont volé, chacune, à quelques mois d’intervalle, deux hommes qui t’avaient juré, chacun, foi éternelle. Ce n’est ni le lieu, ni l’heure de faire une apologie de Cynthia. Tout de même, sans m’être jamais permis de la subir, je comprends quelle séduction pouvait, à la rigueur, exercer cette belle rousse, mais ta mère ? Autant me mettre à jouer les gigolos. Pourtant elle et Petitdemange filent le parfait amour. Ce serait un vaudeville, si ce n’était pas une tragédie ? Qui aurait prévu semblable dénouement ? Les sciences de l’âme, il est vrai, de par leur défaut de soumission aux faits, se trouvent encore à l’état embryonnaire. Paradoxe de notre civilisation. Il faut subir un examen pour avoir le droit de conduire une auto et n’importe quel songe creux, impunément, revendique pleine et entière liberté de vie affective. Ainsi, des créatures qui sont de réels dangers sociaux peuvent, sans entraves, exercer leurs dons néfastes. Par leur faute, les plus honnêtes maisons se métamorphosent en Babylone et la moindre prophylaxie est impossible. Sous mon toit, à mon nez et à ma barbe, on a fumé l’opium, bu du pétrole, débauché un magistrat jusqu’alors intègre. Mais le mal qui est fait n’est plus à faire, et puisque nous voilà débarrassés de Cynthia et de ma femme, il s’agit d’interdire qu’elles reviennent et te frustrent à nouveau. Ceci résolu, examinons tes possibilités de bonheur. Tu as hérité de ma nature régulière. Donc, il importe que tu te refasses, et au plus vite, un foyer. Or l’expérience nous a guéris de la superstition des hommes du monde soi-disant irréprochables. Et puis, si, comme je l’ai constaté, le mal qui est fait n’est plus à faire, celui qui n’est pas fait est encore à faire. Ce qui signifie que nous n’exagérons point les garanties d’un passé sans faute, mais au contraire verrons les promesses d’un avenir sinon parfait, du moins régulier dans de vieilles erreurs, dont les suites auront à jamais guéri du désir de les recommencer, qui les aura commises. Aussi, après mûre réflexion ai-je décidé que, pour toi, le mieux serait d’épouser certain repenti de ma connaissance. Missionnaire, il ne se contente point de sa besogne évangélique, mais enseigne les bienfaits de la sagesse positiviste aux sauvages de l’Afrique, à la pègre de l’Europe. La société de protection par l’expérience raisonnée a écouté maints de ses rapports avec le plus grand intérêt, le plus grand profit. D’origine anglaise, ce révérend qui a nom Mac-Louf…

— Mac-Louf ?

— Oui, Mac-Louf. À des oreilles françaises ce nom semble peut-être moins flatteur que La Rochefoucauld ou Talleyrand-Périgord, mais la satisfaction que les hommes tirent de trois ou quatre syllabes qui les désignent à l’attention de leurs contemporains, nous savons ce qu’elle vaut. L’orgueil de s’appeler comtesse de X., baronne de Z., quelle vanité en comparaison d’une paix respectable.

— Sans doute, père.

— Alors tu ne soulèves aucune objection à ce mariage ?

— Non, père…

— Voilà qui est bien. Je me réjouis. Mais pour que tu ne sois point surprise la première fois que tu le verras, je veux d’abord te dire que Mac-Louf n’est pas précisément un géant. Il ne mesure pas tout à fait un mètre cinquante. Or, si la taille est modeste, il a eu l’esprit assez subtil pour en tirer parti. D’une excellente famille, mais orphelin dès l’âge de six mois, Mac-Louf, de fort bonne heure, a dû pourvoir à ses besoins, et je me permettrai de faire remarquer en passant que cette vie à la dure est encore la meilleure école. Tour à tour groom, prestidigitateur, sacristain, herboriste, le pauvre garçon, un jour qu’il se trouvait sans emploi, fut, pour ne pas mourir de faim, obligé de fixer à ses épaules une bosse en carton. Il l’emplissait de stupéfiants qu’il allait vendre où il pouvait. Ainsi, pendant trois ans, parcourut-il le monde, avec tout un choix de drogues sur son dos. Il était assez petit pour que la gibbosité n’étonnât point. Le malheur voulut que, mal assujettie, elle se mît un jour à brinquebaler, en pleine douane, à Vintimille. La supercherie fut reconnue. Condamné à plusieurs mois de prison, Mac-Louf eut le loisir de méditer. À ses dépens il avait appris à savoir où mène une existence hors la loi. Sa peine expirée, il se rendit au bureau central des Missions évangéliques, à Marseille. Comme, du temps de sa bosse, il avait fréquenté les hors-la-loi, et qu’il était au courant de la franc-maçonnerie des bas-fonds, très vite, il fut chargé des prédications en argot dans les ports. Il va dans les beuglants, les maisons louches, et avec des mots dont les créatures dévoyées usent elles-mêmes, commente l’évangile et parle des réalités humaines. Son discours n’a rien à voir avec un vulgaire préchi-précha. La Société de protection par l’expérience raisonnée et la Ligue positiviste lui ont délégué certains pouvoirs. C’est dire qu’il n’est pas le premier venu. Dois-je l’inviter demain à déjeuner ?

— Oui, père.

Le lendemain, lorsqu’elle rentre du cours, la petite fille entend la cuisinière qui, pour la domesticité de l’immeuble, commente les événements du jour.

— Ce tourbillon, mes amis. D’abord, ce matin, je vais porter les frusques de la vieille chez le Petitdemange. Elle-même est venue m’ouvrir, fagotée comme une vieille cocotte avec un pyjama de soie rose. Une dame qui portait encore, voilà quelques mois, les chemises de son trousseau, des chemises toutes simples avec juste un petit feston à l’encolure. Elle me mène dans une chambre où je vois le juge qui se gobergeait au milieu du lit qui aurait dû être celui de ses noces avec la jeune. Vous parlez d’une secousse. Toute saisie, je retourne à la maison. À peine j’étais arrivée, bigne, voilà le vieux qui entre dans ma cuisine. C’est trotte-menu, mais ça vous a une tête solide sur les épaules. En personne, tout grand savant qu’on le dit, il m’a commandé le menu. Un fin déjeuner. Il paraît qu’il y avait un invité copurchic. À une heure, coup de sonnette. Le valet qui était allé ouvrir, nous revient en tire-bouchon, mes amis, à croire qu’il souffrait d’une colique de miserere. Mais ouitche. C’était la simple rigolade, une rigolade qui le tortillait, comme s’il allait, toute sa vie, demeurer pareil à un crochet à bottine. Enfin, quand il retrouve l’usage de la parole, il m’annonce :

— Ils ont invité un nain.

— Un nain, que je riposte.

Et comme il me déclare qu’on n’a pas, tous les jours, occasion de contempler pareil gringalet, je vais risquer un œil. Je vois un avorton, haut comme un choux, gros comme un rat, de noir vêtu, quasi comme un curaillon. Eh bien, devinez. Ce mal bâti épouse la jeune dame…

— Ils nous ont fait ça en trois coups de cuiller à pot, devait constater la cuisinière le lendemain même des noces de Mac-Louf et de la mère. Et maintenant, à nous les voyages. La vieille est chez les Bédouins, nos jeunes époux s’en vont aux Indes. Ce mari d’un mètre carré, il vous traverse un océan comme nous allons à Saint-Cloud. D’ailleurs tout le monde a la bougeotte. La Cynthia et son amoureux se trouvent quelque part dans les Amériques. Le vieux et la gosse sont les seuls à rester là…

Rester là. Pendant que trois couples font le tour du monde. Le père et Cynthia, pour ne point se laisser salir par l’habitude, cette mousse dont la tristesse verdâtre habille les corps et les cœurs immobiles ; Petitdemange et Amie, parce qu’il veulent embellir leur amour, se promènent la main dans la main sur les pentes de l’Himalaya, interrogent les lamas du Tibet, frissonnent parmi les ruines énigmatiques d’Asie, prient sur l’Acropole, parcourent les forêts vierges à quatre pattes, se cuisent au soleil de Palm Beach et trouvent encore le temps d’aller demander aux cartomanciennes de toutes les capitales d’Europe quand donc, enfin, leur permettra de convoler en justes noces la mort d’un vieillard qui s’obstine à ne divorcer point ; Mac-Louf et la mère, en Afrique, s’occupent à convertir des nègres.

Tout le monde a contemplé les chutes du Niagara, l’étable natale du Christ et les villes drôlement chapeautées de Chine. Leurs pieds ont foulé un sol où l’herbe pousse à vue d’œil, tandis qu’une petite fille demeurée dans sa grise Europe, regardait couler le temps. Le Temps, drôle de fleuve. Les jours, les années, affluents esclaves se perdent dans la masse informe d’on ne sait où venue. Naufrage indifférent. L’eau monotone monte. Une enfant ne peut même en saisir quelques gouttes pour sa soif, après une chanson essayée. Au plus haut point du cruel azur brille un astre de métal et cuiseur de terre. Acier dont la lumière coupe, crève, poignarde. Comme du temps des ballons rouges, une baudruche, pour avoir fait la fière au-dessus des arbres, soudain retombait fripée, moribonde, sur les pelouses, ainsi les nuages égorgés ne peuvent rappeler aux yeux chercheurs, le troupeau entre ciel et terre, que menait, berger invisible, le vent. Lambeaux de misère, pauvres choses fanées, loques pendues aux clous des étoiles, leurs ombres des premières années, golfes fabuleux, ouverts à même l’ennui horizontal des jours, ne s’épanouiront plus. À des lumières trop blanches, trop crues, se dessèche, s’effrite l’espoir. Des pieds, de leur empreinte, comment marqueraient-ils ce désert ? Jambes trop dédaigneuses pour tituber par le marais des petites haines, mains qui ne sauriez consentir à tripoter à même les débris sordides des heures, poitrine qui sent croître son cœur et qui voudrait se tendre haletante et désarmée vers ces pierres dont l’angle fait jaillir toute source, esprit trop orgueilleux pour accepter jamais d’être flacon à recueillir des gouttes de mémoire, ô toi enfant qui deviens femme, et ne daignes t’incliner, pour cueillir les fleurs faciles et la verdure de ruse que l’habituelle lâcheté des hommes essaie d’arranger en bouquet, plus rien de ton passé ne saurait te retenir. Mais où sont les grands fauves, fétides et magnifiques, dont les cris semblent eux-mêmes du soleil ? Et comment, pour eux, bâtir des forêts de marbre, sur cette poussière. La nuit, de gigantesques serpents de jade, haut dressés, et qui mourraient s’ils redevenaient rampants, soutiennent de leur minuscule tête de rubis, un dôme aux couleurs de Cynthia : roux, blanc, vert. À l’aube, ils se cristallisent, deviennent arbres de sel, fondent, ne se rappellent aux hommes que par des petites plaques noirâtres. Mémoire, encre qui corrompt toute chair, tout éclat. Dans la bibliothèque du grand-père, il y a un livre bien curieux sur les tatouages. L’enfant qui devient femme sait de quels dessins, pour tromper le temps et l’oubli, les marins aux jolies lèvres tachent l’innocence de leurs pectoraux, bafouent la poussée vigoureuse des sexes. Et pas un acide qui puisse redonner sa candeur à l’épiderme ainsi pollué. Souvenir, tatouage, dont croient se faire des cuirasses, les faibles, les trahis, les exilés. Or à peine achève de se nouer autour d’un bras la guirlande sentimentale, et déjà un cœur a changé d’amour. Le père et Cynthia n’ont jamais éprouvé le besoin de rien écrire sur leur peau. De même, ils ont méprisé tout ce dont les créatures entourent, croyant les protéger, leurs destins. Il n’y a pas un coin du globe où leur soient des habitudes, une maison, des meubles communs. Nul témoignage de leur passion qui puisse demeurer pour des remords ou des regrets. Et pourtant, vagabonds parallèles, qui ne se sont jamais rien demandé, rien promis, voilà des mois, des années qu’ils s’aiment, chaque jour un peu davantage.

Au contraire, la jeune femme qui avait pris mille précautions, se croyait protégée par les garde-fous légaux, deux fois de suite a été abandonnée. Et la voilà réduite à suivre un missionnaire nain au pays des bêtes fauves. Elle, qui avait peur des simples guêpes d’île-de-France, elle dort dans une cahute de jonc à toit de feuille où, la nuit, s’entend toute chaude et menaçante la danse des panthères, qui n’ont jamais sommeil. Alors pour l’effroi de ses rêves s’allument des chapelets d’yeux félins. Cauchemar couleur de soufre, songes déchirés à grands coups de griffes, enfin c’est l’aube. De sa paillasse, elle regarde dormir le pieux Mac-Louf, couché sur le dos, les mains jointes. Ce mari d’un mètre carré, comme dit la cuisinière, si les nègres anthropophages avaient envie d’ajouter un petit supplément humain à leur menu, bien sûr que les tenterait peu sa chair apostolique. Et c’est la jeune femme qui serait cuite à la broche. Décidément le petit matin d’Afrique n’est guère fait pour réconforter les jeunes mariées. Très saint Mac-Louf, levez-vous, quittez cette longue, cette puritaine chemise de nuit qui vous donne l’air d’un ange vieillot et parcheminé. Mais que vous avez le sommeil dur, maintenant que vous n’êtes plus hanté par l’effroi des polices et des douanes. On vous a rendu la paix de l’âme en vous confisquant votre bosse de carton. Et vous laissez passer l’heure des caresses. Sonne celle de la prière. Debout, il le faut, debout, révérend. Baisers sur le front, puis un jeune ménage en robe de nuit s’agenouille pour demander au Tout– Puissant sa bénédiction. Ensuite un paravent est déplié. Côté messieurs, côté dames, on procède à des ablutions discrètes. Quand elle a fini de se laver les dents, Mme Mac-Louf supplie son époux d’inviter, sous menace d’enfer, les catéchumènes à la charité. Alors, ce soir, de la rivière où l’on n’ose se baigner par peur des crocodiles, hippopotames et autres doux animaux, peut-être apporteront-ils une cruche supplémentaire. La toilette achevée, on replie le paravent. Mac-Louf apparaît cravaté de noir impeccable dans sa redingote d’alpaga. Il boit son thé, puis, une bible à la main, quitte sa case. Dehors il ouvre une ombrelle doublée de vert. Il marche entre les cabanes bizarres de ce village primitif et il est ému, car de chaque porte à son passage sortent ses ouailles qui le suivent semblables aux poulets qu’assemble derrière les servantes un espoir de nourriture. Nourriture spirituelle s’attendrit-il. Mais déjà nous voilà sur la grand’place, où se donne la becquée de l’âme. Des géants insolemment nus s’assoient autour du petit homme habillé. Les uns mangent des bananes, les autres montrent des bonnes dents de cannibale. « Poussière, tu n’es que poussière », avertit Mac-Louf, et les catéchumènes, pour le contredire, se donnent de grandes claques. « Poussière, tu n’es que poussière ». Le bruit des paumes nues, le tamtam nerveux des ventres couvre le préchi-précha. Mais, sur les corps, sonore, le jeu risque de se faire un peu moins innocent. Mac-Louf que la chaleur dessèche de tout désir, abandonne à ses tentations un peuple qui ne connaît d’autres vêtements que les anneaux dans le nez. Parmi les hautes herbes, c’est tout une fricassée de cuisses. Désirs tout roses dans la laine noire, le porteur de bonnes paroles aime mieux ignorer ces détails. Il retourne à sa case où la nouvelle épouse ravaude le linge. Lunch léger. On consacre l’après-midi à la rédaction des rapports. Il faut que l’Europe sache le mal que donnent ces bamboulas poussés encore plus vite que les plantes gigantesques et arbres monstrueux de leur pays. À neuf ans, ils sont hommes et femmes. Et leur intelligence n’a pas le loisir de croître parallèlement. D’où l’état précaire de leur civilisation, l’indécence de leurs mœurs, le caractère saugrenu de leurs actes qui entrent tous dans la fameuse catégorie des actes-champignons. Le missionnaire a le génie des communications officielles. Il est aussi un épistolier de premier ordre. Alors, pour un psychiâtre parisien ses lettres, ses moindres cartes sont pain béni. Et que de réflexions sur la manière d’organiser un continent où il n’est point rare de rencontrer des mères de dix ou onze ans. Heureuses petites négrillonnes nues en plein midi d’Afrique. Donnez-vous-en à cœur joie sur vos matelas d’herbes tropicales, tandis que le prédicant de sa plus belle encre, pour sa vieille marionnette de beau-père, déplore votre précocité sensuelle. Une enfant qui devient femme apprend à détester les villes à rues droites, maisons bien construites, où la vie se passe à ne faire qu’attendre. Cette poitrine où sont deux petits seins, des seins, très petits, mais deux vrais petits seins, personne encore n’a voulu la caresser. Si nous étions en Nègrerie, nul n’ignorerait ces fruits tendres. Des jeunes garçons aux fines jambes se détourneraient pour sourire. L’un d’eux, par hasard rencontré, saurait si bien insister des dents, du regard, qu’un jeune corps tout neuf s’abandonnerait aux exigences des longs doigts noirs. Mains de nègres, vos paumes plus fraîches que grenades ouvertes, quelle tentation pour une jeunesse qui rêve d’amour comme le printemps des fruits. Soient mélangées la saison des lilas et celle des pêches, soient mélangés aussi les continents, l’Europe trop habillée, l’Afrique sans même un pagne. L’enfant qui devient femme tombe amoureuse. D’abord elle ne sait pas de qui, mais bientôt elle n’ignore plus que c’est un garçon de couleur. Elle l’aime. Elle a vu son portrait. Il s’appelle le Nègre. Le XVIIIe siècle déjà l’avait prévu. La Tour a peint son visage, son buste. Il l’a vêtu. Mais sous la mousseline de la chemise, le velours rose de l’habit, facilement on devine par quelles épaules s’achève le cou. La tête est tournée de trois-quarts. Une topaze prolonge la seule oreille qu’on voit. Les yeux sont tristes de cet exil dans un cadre, au beau milieu d’une ville grise. Tous les jours de la quinzaine qu’elle a dû rester à Genève, avec son grand-père, venu suivre les travaux d’une Commission pour la défense internationale contre les stupéfiants (attention, Cynthia. Mais à quand la défense internationale contre les actes-champignons ?), la petite vierge est allée voir le Nègre. Sa visite achevée, sur l’eau du lac elle se penchait pour ne point perdre le souvenir mauve et marron de son visage. Du pont du Rhône, bien sûr que le Nègre, s’il avait pu quitter la toile, cette prison plate, n’aurait pas hésité à disperser aux quatre vents l’hypocrisie de la veste et du linge. Et quel bain dans ce torrent d’émeraude et de froid, dont ses muscles auraient déjoué les perfidies. René de l’écume avec l’enfant qui devient femme, il eût été dans un parc où sont de vrais arbres, de jolies biches. Hélas, on sort du temps puéril comme d’une maladie, avec une courbature de rêves et de croissance. À Genève, triste dans son velours rose sur fond bleu pastel, demeure le Nègre. Dès onze ans, selon Mac-Louf, sa sœur la Négresse est mère. Donc elle a connu l’amour.

Qu’un psychiâtre s’obstine à parler de toutes les hygiènes, la physique, la spirituelle, la sociale, l’enfant qui devient femme, voudrait mettre en pièces son discours, rideau sempiternellement baissé entre une inquiétude et la scène où doivent se jouer la vraie comédie, le vrai drame.

Enfin, miracle, expédiée du Congo par le missionnaire arrive une petite bonne femme de couleur pour aider la cuisinière qui se fait vieille. Des deux adolescentes, celle qui décline les verbes grecs réguliers se découvre l’ignare, puisque l’autre avec des mots d’une syllabe, juge la vie, ses joies, ses peines et sait par expérience, pour de vrai, combien douces aux jeunes seins sont les grosses lèvres des garçons de son pays. Ombre bleue des palmiers, oasis de midi, quels jeux avec les tétons noirs, mordillés, pressés de doigts impatients, fruits durs et froids dont il s’agit de faire jaillir les pulpes.

— Oui, mais à vingt ans, interrompt la femme de chambre arriviste et trop prévoyante qui a remplacé la buveuse de pétrole, à vingt ans les poitrines, ma petite, c’est balloti et ballotin.

— Balloti. Ballotin. Rigolo ça, constate à pleines dents la négrillonne.

— ça dépend pour qui, ma chère, riposte la boniche pincée, j’ai un oncle qui a été adjudant au Sénégal. Il raconte que là-bas les femmes peuvent jeter leurs nichons par-dessus leurs épaules, les faire passer sous les bras, et ramener les bouts par devant. Un sein de négresse, on dirait d’un vieux pneu. Vous trouvez ça drôle.

— Moi, m’en foutre.

Mais, déjà, plus moyen de tirer un mot à la petite Bamboula. Ses yeux blancs qui méprisent le pitchpin de cette lingerie, retrouvent un pays planté de cuisses nerveuses, d’arbres charnels, où les feuilles sont des mains dures et habiles aux caresses. Balloti-Ballotin. Sur une Europe aux toits de zinc tombe une pluie pourrisseuse d’espadrilles et dont la plainte traîtresse accompagne pour un plus grand désespoir la chanson des monte-en-l’air.

Là-bas, en Afrique, s’écrasent de grosses gouttes chaudes qui ressuscitent les couleurs, redonnent aux plantes grises de fatigue une jeunesse verte-vernie, et font mieux accueillantes aux amours du lendemain, les herbes. Le vieux monde, lui, on a beau l’arroser, plus rien n’y pousse. Villes de fer et cœurs de pierre, tout se construit sans chanson. Autour des bâtisses où n’est pas visible un morceau de bois, dans les squares ossifiés nulle surprise végétale. À Paris une seule rue souffre que les pissenlits croissent entre ses pavés. Elle n’est pas moins perdue dans ce siècle, ni étrangère à ses mœurs, ni prête à s’en indigner que ne le fut de son temps l’homme qui lui a donné son nom. Elle s’appelle Agrippa d’Aubigné. Or, en 1927, rue Agrippa-d’Aubigné, il est facile d’oublier l’ennui du positivisme, la félonie barbue des magistrats et la laideur des missionnaires. Voilà bien de quoi décider à la choisir pour leur halte, l’enfant qui devient femme et la négrillonne, un après-midi que s’est obstiné à les suivre certain jeune ouvrier siffleur. Le bel insolent est de taille à support er l’insistance de deux fois deux yeux. Une casquette se soulève, une mèche glisse. Un apprenti des faubourgs met un sourire sur ses lèvres, comme les jeunes Arabes une fleur au coin de leurs bouches. Deux cœurs trouvent trop étroites leurs poitrines. Les jeunes filles tremblent. Ce n’est point de peur. Le soleil retrouvé, de sa confiance, illumine l’infinie promesse bleue là-haut, tout là-haut, et, en dépit du grès écraseur de sol, une corolle jaune rappelle la vraie terre douce à fouler. L’enfant qui devient femme rougit, car elle pense que, sous une veste de toile qui ne permet pas de voir un pouce de linge, celui qui ose la regarder en face, peut-être est nu. Mais on est toujours nu sous quelque chose, découvre-t-elle soudain. Le nègre de Genève était nu sous du velours vieux-rose, comme ses frères non exilés nus dans la simple, l’éclatante chaleur du jour. Nu, il n’y a de bonheur que pour les corps libérés de leurs vêtements. Alors de sa d’azur l’adolescent, l’ouvrier siffleur va-t-il sortir, comme des flots, le dieu de la mer. Ici serait la plus miraculeuse des plages, mais si elle touche même du bout du doigt, ce garçon qu’elle ne connaissait pas ce matin, comment oser continuer à vivre ? Et l’herbe qui rougira entre les pavés de la chère rue Agrippa-d’Aubigné. L’Européenne a honte. Pas la sauvageonne qui s’approche, se hausse sur la pointe des pieds, parce qu’elle veut que ses dents cognent contre celles du siffleur. Déjà, collée à un corps dont l’impatience des petits doigts noirs éprouvent le désir, pour mieux se rappeler la poitrine, le ventre, les cuisses de ses compagnons de jeu au plein soleil des midis d’Afrique, elle ferme les yeux et une vague la ramène au pays des impudeurs géantes, des pluies tropicales, de l’amour.

L’enfant qui devient femme, appuyée contre un mur, pleure.

Elle hait la rue Agrippa-d’Aubigné, les négresses, les voyous, le monde entier.