Babylone/07

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Simon Kra (p. 158-196).

CHAPITRE VII

LE TRIOMPHE INDIFFERENT

Ce sommeil, que l’ombre lumineuse de Cynthia protège, il ne demanderait qu’à durer jusqu’à la consommation des siècles, où, tout au moins, à défaut d’éternité, volontiers se prolongerait quelques heures encore dans le matin, mais Mme Mac-Louf, tête-bêche se précipite et, en dépit de son calme habituel, se met à crier plus fort que si le feu prenait à la maison.

Et de jeter sa fille à bas du lit, lui couvrir le corps d’un kimono et la pousser dans la chambre voisine où, effondré sur un tas de brochures pieuses, le missionnaire présente, répandus par toute sa personne, les signes d’une indéniable perplexité. Il gratte son front apostolique, mord les ongles de ses mains bénisseuses, gémit, implore : Sans doute pourrez-vous m’aider, mon enfant. Votre secours est mon dernier espoir de salut. Notre catéchumène semblait avoir pour vous un réel attachement, et vous-même, étiez, à son endroit, pleine de gentillesse. Ne la considérais-je point d’ailleurs un peu comme ma propre fille ? Or, écoutez, cette petite malheureuse est perdue, assassinée, en fuite, que sais-je ? Au réveil, votre vénérée mère, surprise qu’elle ne vînt point, à son accoutumée, ouvrir nos persiennes, inquiète d’une absence que, par un sentiment tout chrétien de charité, d’abord elle voulut imputer à quelque maladie, après avoir en hâte passé un peignoir, s’en fut frapper à sa porte. Elle appelle. Nulle réponse. Elle entre. Personne. La couverture n’était point défaite, Mme Mac-Louf en déduit que la servante a passé la nuit dehors. On fait comparaître le portier de l’hôtel. Pressé de questions, cet homme finit par avouer se rappeler qu’il a bien vu, en effet, sortir celle que nous cherchons, mais qu’elle n’est point rentrée. On prévient la police. Les ports de mer, hélas, ne manquent point de chausse-trapes. La pauvre enfant a-t-elle été ravie, embarquée ?

— Dame, dame, observe le psychiâtre, s’il ne s’agissait en l’occurrence d’une fille de couleur, je ne serais guère éloigné de croire que nous sommes en pleine affaire de traite des blanches. Mais avec une négresse…

— Hé, hé, une négresse, celle-là surtout peut passer pour un fin morceau. En tout cas une négresse ne se perd point comme une épingle. Je veux bien qu’il y ait ici des créatures de toutes les peaux. N’empêche que notre sauvageonne, dont plusieurs feuilles ont publié le portrait, ne semblait guère risquer de passer inaperçue. Dire que je l’avais choisie entre toutes. Des âmes dont je prenais soin, elle m’avait paru la plus fiable. J’étais content d’elle, et son existence, si elle se fût poursuivie décente et digne dans une société civilisée, eût prouvé l’action bienfaisante de notre chère ligue. Pourvu qu’on ne la repêche point dans quelque mauvais lieu. Vous vous rappelez le poète qui évoque : Une négresse par le démon secouée. Certain de mes collègues, qui d’une mission avait ramené un Sénégalais, dont il était fier, n’a-t-il point surpris le grand gars noir en train de se livrer à des actes coupables sur la personne du concierge du temple où, chaque dimanche, il donnait son prêche. S’il y a fugue et si mes ennemis parviennent à l’établir, je ne coupe point à la disgrâce et me voilà envoyé au fin fond de la Patagonie.

— Je vous y suivrai, Révérend.

— Vous m’y suivrez, chère épouse. Votre tendre fidélité sera un grand secours. Mais pour l’heure, faisons en sorte que Dieu ne permette pas que soit si durement éprouvé son serviteur. Votre fille, au reste, ne saurait manquer de nous aider. Je suis impatient de connaître son avis. Parlez, mon enfant…

Tant pis pour Mac-Louf et le prestige d’une œuvre qui ravitaille en chair fraîche le pipelet de l’oratoire. L’interrogée ne trahira point sa brune amie. Le jour où la négrillonne commencera à avoir soif du pardon de Dieu, elle est assez grande pour trouver toute seule, la maison où elle n’ignore point que l’attend un choix complet d’évangiles, de saintes brochures et de faiseurs d’oraisons. Sans doute n’a-t-elle point encore trop grande hâte de retourner au régime du bœuf bouilli et de la prière en commun, celle qui n’aime vraiment que sa liberté, les noix de coco et les cuisses d’homme jeune, surtout dans les hautes herbes, au midi d’équateur. Révérend, la Patagonie vous pend au bout des tétons. Ce départ sans tambour ni trompette, on ne pouvait pas vous jouer de meilleur tour. Vous vous plaisiez à montrer votre catéchumène que vous produisiez avec la même fierté que Vaucanson, le canard automate. Et quel orgueil aussi, lorsque pour une comparaison, qui n’était certes point à votre défaveur, de votre poche, vous sortiez des photographies : avant, après sa conversion.

Avant. Après. Comme à la devanture des stoppeurs où voisinent deux carrés jumeaux d’étoffe, le premier déchiré au beau milieu, le second, censé l’avoir été, mais ne l’être plus. Ainsi, la petite Bamboula servait d’échantillon.

Maintenant, toute noire sur un matelas creusé en barque, par une longue nuit d’amour, elle se frotte contre qui et de la manière qu’elle aime. Matelas, beau navire, heureux voyage et meilleure chance à la négresse qu’à la buveuse de pétrole. Encore une de partie, la cuisinière avait raison qui déclarait : Cette famille, un vrai beurre à la poêle…

En attendant, Mac-Louf ne sait à quel saint se vouer. À quel saint, ni à quel diable. Pour un peu il irait demander conseil à Petitdemange. Ici même, pour que soit faite la volonté d’Amie qui ne veut plus quitter la ville de chair, l’ex-magistrat doit incessamment ouvrir une agence de recherches. Tout de même, un missionnaire ne peut aller au couple irrégulier. Il poursuivra seul ses recherches, dont le centre est le quartier des filles, qu’il ne quitte pour ainsi dire plus. Il va, parcourant les rues de haut en bas, de long en large. Sur chacune des chambres à plaisir, ouvertes en boutiques, il risque un œil. Ces dames l’ont surnommé Ratichonnet. Et parce qu’elles trouvent le temps long sur leur seuil, elles s’amusent à poursuivre Ratichonnet, tirer les basques de son habit, enlever son chapeau, lui lancer des trognons de choux. Résigné, il continue sa route, interroge : Avez-vous vu une négresse ? Pour toute réponse des haussements d’épaules selon un rythme difficile à interpréter, des rires gras, de grosses tapes sur des cuisses trop visibles. Les maritornes d’ailleurs ne se contentent point d’avoir donné à Mac-Louf un sobriquet, de lui jouer mille tours, mais encore se permettent de ces familiarités par trop précises qui font perler la sueur au front, trembloter la voix et ployer des petites jambes maigriottes.

Révérend, elle est lourde à porter votre croix, et pénible à gravir ce Golgotha qui sent le saucisson à l’ail, l’humidité louche, les contrefaçons d’absinthe et la viande qui a beaucoup servi. Si vous voulez faire repos, appuyé contre un mur, une grosse main baguée de zinc vous secoue. Une voix de brune, sur votre fatigue éclate, comme le soleil, là-haut, sur le pavois des loques.

— Hé quoi, mon joli. Tu languis. Un peu de pastis. On connaît des belles filles, té. Maquarelle, tu ne réponds rien. Tu as du vice toi, encore. Hé fils de pute. Il te faut des sensations, ma beauté, on t’en fera. Si tu aimes mieux, j’ai des collègues hommes. Veux-tu qui s’appelle Lucien. On l’a baptisé la Fauvette, ici, dans le quartier, parce qu’il chante comme un ténor. Mais le mignon, il n’a pas que la voix de bonne. Une nuit, il a rendu treize Japonais heureux. Et ces petites lunes jaunes, il ne faut pas leur en promettre. Si tu ne veux pas la Fauvette, il a un frère moins jeune, mais plus costaud encore. Un qui a cinq femmes, des dames qui travaillent sur le trottoir de la Cannebière, plus une de la noblesse, une nommée Loute d’Oisy, qui fait le théâtre. Mais répondras-tu, Bourri ?

— Avez-vous vu ma négresse…

— Ta négresse, tu me la cours, avec ta négresse. Ratichonnet, si tu veux la voir, ta négresse, regarde.

Un lambeau de chemise se soulève, et à deux mains un geste qui fait fuir l’homme de Dieu.

Comment, avec toutes ces épreuves, ne point regretter le temps où, déjà consacrée aux vices, son existence avait charge non de les corriger, mais de les satisfaire. Colporteur des rêves, avec une bosse de carton, il parcourait le monde. Contre une bible, il a troqué cette gibbosité à péchés. Mais du faix coupable ses épaules sont-elles donc marquées encore, que le soir, le voyant descendre harassé, vers la ville, les prostituées et leurs amis, ceux aux muscles et les autres, les jolis garçons aux joues trop roses, avec une indulgence pleine d’illusions, sourient : ce ratichonnet, ce ratichonnet… La négresse cependant continue à demeurer introuvable. Coup de grâce. Un jour le grand-père ne descend point pour le déjeuner. Est-il donc en fuite, à son tour ? On va frapper à sa porte. Pas de réponse. On entre et on trouve à jamais immobile sur son lit le malheureux savant. Il a cessé de vivre. Sans bruit, comme une déduction va du fait à ses conséquences, de la cause à l’effet, il est passé de vie à trépas. Mac-Louf rend honneur à cette fin modeste, tandis que sa femme sanglote :

« Mon père, mort ici, loin de chez lui, dans un lit d’hôtel.

— Votre père rappelé dans le sein de Dieu, corrige le Révérend.

Cette après-midi, il va interrompre ses recherches pour demeurer en prières auprès du cadavre. Ainsi, ces dames auront le temps de s’occuper de leur deuil.

Donc le missionnaire commence à lire ses psaumes. Soudain, le tire de sa pieuse besogne l’arrivée d’une blonde inconnue, qui se met à étaler des roses rouges sur le drap mortuaire.

— Je suis la veuve.

— Je suis le mari de la fille.

— Votre belle-mère.

— Votre gendre.

— Votre mère.

— Votre fils.

— Vous êtes le mari de ma fille.

— Et vous la mère de ma femme.

— Le gendre.

— La veuve.

Situation délicate. Grâce au ciel une parenté se laisse décliner jusqu’au retour de Mme Mac-Louf. Alors, Amie, d’autorité, constate :

— Feu ton père n’a jamais voulu divorcer. Donc je suis sa veuve. Devant la mort oublions nos erreurs, nos dissentiments. Embrassons-nous… C’est moi qui ai apporté les roses rouges. Il les aimait tant, le pauvre. Tu te rappelles ta jeunesse, le belvédère, les fleurs que j’arrosais moi-même à la seringue. Mon enfant, en présence du problème de la destinée tout s’éclaire d’un jour nouveau. Soyons généreuses. Embrassons-nous, encore une fois… Un de mes amis, M. Petitdemange, m’a dit que s’il pouvait vous être utile en quelque chose, il se tenait à votre entière disposition. Il est très lié avec le directeur de la maison de Borniol. Nous nous devons de faire un bel enterrement. Ton père était le plus grand psychiâtre des temps modernes. Sa théorie des actes-champignons sans doute peut être discutée. N’empêche qu’elle était d’un esprit audacieux. Il faut honorer nos savants. Mais puisque la vocation de ton cher mari vous oblige à courir le monde et que moi-même me voilà fixée dans cette ville, pourquoi n’y point choisir la dernière demeure de notre cher disparu ? Ainsi, pourrai-je prendre soin de sa tombe, chaque jour, l’orner…

— Quel tact et quel admirable fonds de charité dans cette âme un instant égarée, conclura le missionnaire après le départ d’Amie. Votre mère a raison, chère épouse, et, somme toute, comme elle a dit si justement, jamais elle n’a cessé d’être la femme de votre père. Sa femme devant Dieu et devant les hommes. Alors, devant Dieu et devant les hommes oublions le passé. Au reste, du mal, pour nous, est né le bien, et sans un coupable amour, impossible eût été notre innocent bonheur. Donc, soyez clémente, et de toute votre âme, jurez que vous avez pardonné.

— J’ai pardonné, Révérend.

« Un bel enterrement doit être aussi bien réglé qu’un ballet », décide Amie, qui ordonne avec le plus grand soin les funérailles du positiviste. Rien qui soit laissé au hasard, à l’improvisation. Sa toilette, son linge, ses chaussures, tout, jusque dans les plus infimes détails, a été mûrement concerté. Lorsqu’elle arrive à la maison mortuaire, elle semble redevenue celle que le défunt appelait la compagne de sa vie. Elle s’est déguisée en elle-même d’autrefois. Le chapeau des veuves ne laisse pas voir un seul de ses blonds cheveux. Sous les voiles que le soleil de midi fait plus tristes, plus noirs, elle a retrouvé son port vertueux, cet air collet monté qui la ferait prendre pour une héroïne classique. Perdu en pleine foule, Petitdemange qui a jugé plus décent de ne point se montrer, dans le secret de son cœur fait des vœux pour que celle qui bientôt portera son nom (puisque maintenant va enfin pouvoir être régularisée leur situation) un jour suive aussi digne, finalement aussi fidèle, son propre convoi.

Après Amie viennent les Mac-Louf, Madame discrète et résignée, le Révérend qui mâchonne le discours à prononcer tout à l’heure sur la tombe. La petite-fille du mort ferme le cortège familial, que prolonge le flot des délégations et des curieux.

Les cuivres de la fanfare municipale rappellent à l’assistance que la mort n’est point chose si triste. Du moins, pour un orphéon. Du moins, aussi, sans doute, pour une négresse, puisque tout contre un grand gars la catéchumène fugitive est là qui rit à pleines dents. Mais le Révérend, tout au souci de l’oraison à prononcer sur la tombe, ne voit point cette nique. Tant mieux, car de ses deux devoirs, il n’eût certes manqué d’oublier l’actuel, celui d’un gendre meneur de deuil, pour l’autre, celui du berger d’âmes. Alors, par la faute d’une paire d’yeux qui dansait drôlement dans un visage couleur de perle noire, il eût quitté la place que le protocole et Amie lui avaient assignée, et de ce coup, l’harmonie des funérailles eût été rompue. La sauvageonne, qui ne tient guère à se laisser ramener au bien, avait, il est vrai, pris ses précautions, et, tandis qu’elle s’amusait du char aux plumets brinquebalants et couronnes excessives, elle invoquait le grigri, remis à sa place, sur la poitrine, entre les deux petits seins frais, là même où elle avait dû porter la croix des missions. L’idole de son jeune âge, divinité de bois odorant, d’un si bel orgueil physique, au nombril d’indulgence, aux cuisses de désir, par delà des mers veillait sur elle, pour empêcher que triomphât le Dieu de Mac-Louf et sa tristesse juponnée de calicot. Ainsi, la fille des candides anthropophages a eu raison de la sournoiserie des buveurs d’eau et, juste après un petit geste à celle qui bien sûr ne la trahirait point, elle est restée dans son mystère.

Qui donc pourra jamais l’en déloger ?

Dès le retour de l’inhumation recommencent, et non moins en vain, les recherches.

Petitdemange qui a repris honorablement rang dans la famille, grâce à sa qualité de futur fiancé d’Amie, et tient à prouver qu’il n’a rien perdu de cette subtilité qui lui valut toute sa gloire de magistrat, au temps de la buveuse de pétrole, Petitdemange a beau faire des pieds et des mains et Amie chercher le feu de son prophétique génie d’antan, jusque dans la transparence des plus faibles étincelles de rêve, leur action demeure sans résultat.

Mac-Louf recevra donc, comme il s’y attendait, l’ordre d’aller en Patagonie, où les arbres sont inconnus, les habitants si minuscules et défectueux de proportions que, lui-même, d’après ceux qui l’y envoyaient, aura au moins, dans ce pays, le surprenant bonheur de se croire Hercule ou le dieu Mars.

En Patagonie, de tous les animaux, seuls les moutons, qui se contentent de peu, trouvent assez d’herbe, entre les pierres, pour leur subsistance. D’où flore et faune médiocrement variées. Pour les indigènes, dont les jambes ne sont que de huit à dix centimètres, leurs bras, qui, par contre, s’allongent jusqu’au sol, servent de béquilles à leur marche précaire. Ils vont sur l’eau dans des barques de cuir mal tanné et qui puent la charogne. La nuit, ils ramènent sur la rive ces navires grossiers, les retournent et dorment à leur abri. Ils ne vêtent point, mais huilent leur corps. De vivre en pleine solitude désertique, on dit qu’ils ont perdu le sens de l’ouïe. En tout cas, nul ne leur connaît de langage articulé, ce qui n’est point fait pour rendre aisée la mission des Mac-Louf. Afin de se donner du cœur au ventre, ces derniers se disent que la Patagonie aura au moins sur l’Afrique le grand avantage de n’être point assez luxuriante, ni même comestible pour qu’y soient à craindre les panthères, mais on leur répond que se chargent de la besogne carnassière d’abord les Patagons eux-mêmes, et aussi des bijoux de vautours, finement empennés, mais à serres d’acier, qui vous tombent, sans crier gare, d’un ciel sournois et glacé, libres de tout préjugé, prêts, à défaut de brebis ou d’indigène, à se régaler d’un morceau mâle ou femelle de couple prêcheur. Aussi Mme Mac-Louf qui, fidèle à sa promesse, va suivre le Révérend par ces terres de désolation, laisse-t-elle sa fille en France, confiée aux bons soins d’Amie.

L’embarquement : la même fanfare joue les mêmes airs qu’aux funérailles du psychiâtre. On en a la chair de poule. Opérateur de cinéma. Bouquets, cantiques, bannière des missions qui claque au vent. On largue les amarres. Amie pleure. Petitdemange agite un mouchoir. Le bateau s’éloigne. Mac-Louf n’est plus qu’un point noir, sa femme une virgule grise.

Amie, pour se changer un peu les idées, propose un tour à la villa qui doit abriter son bonheur, à quelques kilomètres de là sur la colline parmi le sel, le soleil et le pin marin : nous aurons des terrasses, n’est-ce pas, cher Alfred ? Je ne saurais maintenant me contenter d’un simple belvédère comme celui que j’avais dans ma propriété de Seine-et-Oise. Nous avons quitté un département de grisaille et d’ennui pour une région d’amour et de feu. Alors, il nous faut des terrasses, des terrasses où nous promener, nous baigner en pleine lumière, en plein rêve. Des terrasses et même, pourquoi pas, des jardins suspendus autour de la maison, et ce ferait une propriété que nous appellerions Babylone. Babylone. Qu’en dites-vous, cher Alfred ?

— Beau nom, certes. Mais n’est-il point quelque peu sonore, Amie ?

– Sans doute, mais digne de nos pergolas, nos escaliers, nos points de vue, notre joie présente, nos extases à venir. J’ai retrouvé une fille, un gendre et les voilà voguant vers la mort peut-être. Suis-je donc une femme sans cœur que jamais de ma vie, je ne me suis sentie à tel point lyrique, inspirée ? N’était cette mode ridicule, mon deuil et ma robe étroite, Alfred, pour vous, je danserais dans le couchant. Babylone, Babylone, nous allons vivre à Babylone…

Babylone.

À la même minute, d’une même angoisse, voilà que se mettent à frissonner un ex-magistrat à barbe blonde, une jeune fille. Il y a un incendie là-bas sur la mer. L’horizon est tendu d’un fil brûlant de pourpre, et le ciel est taché de sang. Funèbre Loïe Fuller, une vieille femme, sous ses voiles de veuve, en plein visage reçoit des gros paquets de rouge, de jaune, de bleu. L’heure la gifle d’une main gantée d’azur perfide et de flammes. Elle ressemble à sa sœur, la chouette, lorsque incompréhensible dans son flot de crêpe, elle menaçait de calmes destins. Une créature qui se croyait entre deux mariages, comme la truite entre deux eaux, qui, sous le noir protocolaire, laissait deviner juste ce qu’il fallait des dessous de soie mauve, était à la fois et une veuve impeccable et une ardente fiancée qui regardait son rêve se dorer aux rayons de la ville de chair, soudain, à elle seule, devient un terrifiant ballet.

Babylone. Babylone, danse parmi les pierres que nul ciment n’a jointes. Babylone, quels doigts assembleront ces matériaux épars dont bâtissent leurs demeures, les hommes ? Ce soir une maison inachevée déjà semble une ruine, et demain, quand elle ira porter les fleurs promises à la tombe du positiviste, Amie s’effraiera du visage de Cynthia reconnu dans les veines du marbre. Lors de son voyage de noces en Suisse avec le défunt, voilà bientôt trente-cinq ans, à chaque montagne les jeunes et purs époux s’amusaient (plaisir innocent) à chercher des ressemblances entre le méli-mélo de roches, glace et sapins et les traits des parents et amis. Mais, Cynthia retrouvée, par la complicité d’une nervure blanche sur la pierre rouge, Cynthia, pourquoi hante-t-elle l’ultime sommeil d’un grand honnête homme qui l’avait maudite et mourut sans lui pardonner d’avoir de son foyer fait une Babylone.

Babylone, toujours Babylone. Sur le lit phosphorescent des flots, la ville de chair écarte ses jambes. Sa tête aux cheveux de fraîcheur est sur un oreiller de jardins suspendus. Ses arbres, ce sont les membres qu’alourdissent des grappes de caresses, ses feuilles des gestes impurs. Là-bas pour conseiller l’incertitude des navigateurs, il n’est d’autre phare qu’un gigantesque Phallus. Des plantes obscènes poussent partout. Et cependant Petitdemange se ratatine et se ternit son poil. La nuit l’effraie. Déjà il n’est plus à la hauteur de son beau sabbat. Amie erre, affamée, insatiable. Un garçon boucher la regarde, et elle voudrait sucer le sang des bêtes sur ses grosses pattes. Jeune marchand de volaille aux manches retroussées et vous qui vendez des poissons et avez des écailles aux bouts des doigts, ils promettent vos poignets épais. Vos mâchoires de carnivores se plantent dans n’importe quelle viande, mordillent n’importe quel épiderme à plaisir. Alors, tant pis si vient la vieillesse. Amie ne s’effraie plus des rides qui la creusent, oublie d’aller chez le coiffeur pour son henné hebdomadaire. Qu’importe, l’univers a retrouvé son rythme, le désir. À quoi bon la coquetterie, ce métronome. Jetez vos fards à la mer, femmes, le soleil a mis ses flèches dans les veines des mâles. Jaillissent les fleurs de chair. De cœur on peut ne point cesser d’être fidèle à Petitdemange, et ne s’en promener pas moins par le jardin de sensualité. Quelles rencontres. Les heures sont pavées de telles concupiscences que la minute ne sait qui choisir pour son caprice. Les voyous de la ville de chair ne font point de l’œil, mais de la bouche. En trois lippes ils résument toutes les possibilités labiales, et autres, puis sifflotent. Amie se retourne. Trop tard. La marionnette de peau fraîche a déjà trouvé preneur. Un de perdu, dix de retrouvés, il n’y a qu’à choisir parmi ces marins qui vous sortent des pantalons à pont de splendides mouchoirs, frais tachés d’amour et parfumés au tabac et au cognac. Chacun des flâneurs du vieux port, de son regard oblique, pour cinquante francs, promet une virilité savante et robuste, une poitrine fraîche, du ventre dur, des cuisses qui, d’ignorer l’hypocrisie des caleçons, sentent bon le drap un peu rêche. Et, par-dessus le marché, un recueil des pensées pieuses du missionnaire Mac-Louf. À propos, Révérend, puisque vous voilà revenu sur le tapis, pourquoi, de Patagonie, ne rapporteriez-vous un de ces autochtones dont les jambes hautes de huit à dix centimètres ne sauraient manquer de valoir une belle surprise à votre belle-mère, assoiffée de tout connaître ?

Tout connaître. Et pas seulement des plaisirs du sexe.

Dans un petit bar, au seuil de l’eau clapotante et moirée dont elle aime à s’imaginer les secrets croupis, Amie a fait connaissance d’une autre fille d’Ève, baptisée la Reine, parce qu’elle fut la maîtresse, aux environs de 1895, d’un roitelet des Balkans. Ces dames très vite sont devenues intimes. La Reine est gaillarde buveuse. Amie, qui ne veut point rester en plan, exalte son ardeur naturelle par de savants mélanges d’alcool. Elle rentre le visage allumé, le chapeau de guingois, la parole abondante mais pas très sûre. Petitdemange n’ose point risquer d’observation et l’enfant qui devient femme ne se reconnaît aucun droit d’accabler même en pensée une vieillarde qui veut, elle aussi, ressusciter le vent. Tout de même, elle pourrait s’y prendre un peu mieux, et Cynthia, jadis, a choisi sans visage l’homme dont elle accepta la valise à rêves. Amie, elle, impose la Reine maquillée avec une violence si décousue, que c’est à croire sa figure faite de morceaux pris au petit bonheur et assemblés couci-couça.

« Voilà nos carabosses, annonce la cuisinière qu’on a fait venir de Paris et dont le Midi attise la verve. Elles sont fraîches. Encore un tour à la Cynthia. Un vrai diable, cette rouquine. Tout le monde a voulu la copier et c’est dingo et compagnie. La jeune dame est encore la plus heureuse, là-bas, chez les sauvages, avec son mari d’un mètre carré. Mais la vieille aux cheveux tricolores, dire que j’ai connu ça, petite bouche et d’un fier, qu’on l’avait baptisée pour rigoler Mme de Grand Air. Elle est chouette Mme de Grand Air. Elle encore ce n’est rien. Mais, sa copine. A-t-on jamais vu pareil oiseau, et fagotée…

La Reine porte en effet des robes de soie trop lourde, éraillées et recoupées tant bien que mal à la mode du jour. Elle a gardé longs les cheveux que le Royal amant appelait le manteau de cour de sa chère favorite. En 1898, quand une Révolution la contraignit à fuir, déguisée en paysanne, dans un sac à pommes de terres, elle emporta toutes les plumes dont elle avait une superbe collection, aujourd’hui encore complète bien qu’un peu défrisée.

— J’avais des aigrettes, des poufs, des panaches, Amie. Voyez cette amazone. Elle vient d’un feutre de chasse très genre mademoiselle de Montpensier. J’ai de quoi orner mes chapeaux jusqu’à la fin de mes jours, car voyez-vous, d’avoir mené la vie de cour, j’ai conservé le goût du décorum. Les petits bibis drôlement retournés qu’on porte aujourd’hui, sans doute ça vous a un petit cachet. Mais pas pour deux sous de majesté. J’aime les robes à traîne, le rêve, les séances du trône. Pour sûr le Roi m’aurait épousée, si sa femme, une Hohenzollern, ma parole, ne se l’était attaché par des fausses-couches. Quand même il l’aurait répudiée. Hélas, on ne lui en a pas laissé le temps. Il a été assassiné. Fini mon ciel sur la terre. Heureusement que j’ai trouvé de quoi me consoler un peu. L’éther, la morphine, le chloroforme, la coco… En désirez-vous ? Une petite prise ?

— Volontiers, accepte Amie, qui ne veut point paraître démodée.

Quelques jours plus tard, Amie confie à la Reine :

— J’ai jeté au diable l’Eau de mélisse des Carmes déchaussés dont je n’avais cessé, depuis l’âge nubile, d’user contre mes migraines. Votre poudre blanche, ma chère, vous redonne un de ces cœurs au ventre. Je m’explique le succès de ma nièce Cynthia… Encore une pincée…

Un beau matin, la Reine arrive affolée. Elle craint une descente de police. Où cacher ses munitions ? Amie a un éclair de génie. Au cimetière, sur la tombe du psychiâtre, se trouve une vasque au fond de laquelle un commissaire de police n’aura jamais l’idée de venir fouiller. Chaque jour, sous prétexte de prière, on ira se ravitailler.

Babylone, se lamentait un positiviste, de son vivant. Babylone, toujours Babylone, encore Babylone. Amie sourit en pensant que l’auteur de la théorie des actes-champignons, l’ennemi juré des toxicomanes, dans sa dernière demeure… Quand même, pour un mort, il n’est pas trop à plaindre. Chaque jour le visitent la Veuve et la Reine. Elles apportent des fleurs, les arrangent, tournent, virent et le gardien du cimetière qui les voit revenir toutes reniflantes, croit à des larmes et les cite en exemple de fidélité.

Du dortoir des morts, elles descendent au bistrot, à moins qu’elles n’aillent aux offices religieux, car la Reine qui a un fond de mysticisme explique :

— Amie, quand j’en ai plein le nez, il me suffit d’entendre un Tantum ergo ou un Kyrie eleison, pour prendre mon pied. Demain, il y a grand’messe à la cathédrale. On y va ? On s’installera derrière un pilier…

La grand’messe. L’orgue, les voix mâles. La Reine, le chef couvert d’un jardin de plumes, la gorge et le col sous l’écume d’un boa, sanglote. À l’autel, est un homme tout doré. Doré comme jadis la barbe d’Alfred, doré comme le pain chaud. Amie a envie de mordre à pleines dents les belles mains au bout des bras dont joue l’homme doré, pour d’harmonieuses bénédictions. Une sonnette tinte trois petits coups et se baissent toutes les têtes. Alors on ne verra point cette femme qui va droite entre les rangs des chaises, et dont nul ne pourrait d’ailleurs empêcher l’ascension, car la force qui la mène déjà n’est plus de terre. Elle étend les bras. Encore trois pas et elle pourra toucher l’homme doré, qui sourit aux anges et ne se doute point de quel feu s’éclaire le visage de celle qui arrive. Mais pour qu’il sache enfin, qu’il comprenne, un cri, un vrai cri du corps déchire le silence de l’église. Amie a sauté sur l’homme doré, l’étreint, lui mord le cou, et celui-ci, un saint prêtre qui fidèle à ses vœux de célibat n’a jamais connu l’amour, abandonne son corps à la folie de dix vieux doigts fourrageurs, tandis qu’une voix hurle : « La viande, la belle viande blanche ».

On prétend qu’Amie est devenue folle.

Tous les dimanches, Petitdemange, inconsolable, va la voir. Elle lui demande des nouvelles de Babylone. Quand donc sera fini le palais de leurs amours ? Elle veut, dans le grand salon, un trône doré à plusieurs places, parce qu’elle n’est pas égoïste. La Reine et elle s’y assoiront, et entre elles deux, ce cher Alfred. Mais à part Babylone, le monde, le reste du monde, comment va-t-il ? Sa petite-fille doit être une femme maintenant. Dites, Alfred, répondez. Est-elle femme ?

Femme, oui, une femme, Amie, votre petite-fille est une femme, la femme vêtue de toile bise et couronnée de paille naturelle. La ville elle-même ne la tente plus, et cependant, parce qu’elle ne s’autorise point de son indifférence pour céder aux mirages du sommeil, du repos, ces oasis, elle continue d’aller, comme si, une fois franchi le seuil de lassitude, son acharnement à ne point s’arrêter, dans la fatigue, savait encore trouver ses raisons.

Dédaigneuse d’un choix, d’un lieu de halte, jamais elle ne se demandera à quoi ou à qui, finalement la mènera le chemin tant de fois parcouru, dont le plus désintéressé des êtres habituels voudrait au moins tirer notion d’une consolante éternité. Mais parce que des espérances, des hantises communes à la masse, plus rien déjà ne la peut mesurer, ses pieds, dédaigneux des méandres des morales opportunes, ont voué une complète obéissance à d’invisibles gulf streams, dont ils deviennent, pour les suivre, les souterrains mystères.

D’où la sécurité de ses mains vides, la liberté de ses jambes que n’encourage aucun but. Nul besoin de se justifier ne l’alourdit. Une cuirasse méprisante la protège du temps et de l’espace, et, pas plus que la chanson monotone des rues, elle n’entend les cris des heures, ces grands fauves, que ses voisins de trottoir, les hommes, continuent, mais vainement, à tenter de domestiquer. Elle voit des trous incompréhensibles, à la place des horloges sur les murs, des montres à la vitrine des bijouteries, au seuil des bazars. Compter n’est pas son fait, non plus que la ville un cadran. Elle est celle que la faim ne creuse, ni la colère ne hérisse, ni l’ennui ne désagrège. Invulnérable, sans que besoin eût été de la prendre par le talon et la plonger dans un fleuve, moins précaire que la force d’Achille, sa fragilité n’offre nul but aux flèches des instants, au heurt des objets, aux sournoiseries des individus. Aussi, les hommes honteux d’un désir qui ne peut l’atteindre, s’écartent gonflés de balbutiements, sans que les femmes, auxquelles, pourtant, rien n’échappe de leur trouble, songent à salir, de leur jalousie, la passante.

Promeneuse qui ose regarder le ciel bien en face, ô toi pour qui les flammes de midi sont plus douces que les langues des lions, aux mains de Blandine, toi que ne ralentissent ni les tentations fraîches des portes, ni l’ombre acidulée des boutiques où l’on vend des glaces, ni le secours illusoire des pleurs, la foule multicolore baisse la tête et s’injurie de ne point retrouver, sur le sol, la couronne que tes pieds dessinent.

Feu follet au négatif, parmi les férocités d’un cirque de canicule, dans l’incendie d’été, indifférente aux braises de la soif, à la fumée des faims, tu volètes. Couronnée de paille naturelle, ta tête ne pèse pas plus à ton corps, que celui-ci, vêtu de toile bise, à tes chevilles. En ta personne tout se révèle égal. Triomphe de l’unité panthéiste, ton orteil ne vaut ni plus ni moins que ton mollet, ta cervelle ou ton nez. Tu es la première à ne point regarder ton crâne comme une boîte à pensées précieuses, la première à laisser battre ton cœur, sans le prendre pour le métronome des sentiments exceptionnels.

Parfois tu rencontres la Reine, et tu souris à cette pauvre carne, qui fut autrefois chair à plaisir, et où toute caresse creusa son sillon, chaque baiser son ravin. Mais qu’elle voie ton doux regard, et, pour elle, c’est jour de fête. Ses yeux, îles sans joie, dans l’océan fripé des paupières, alors s’allument du beau soleil de surprise. Elle envoie des baisers à tes pieds plus frêles qu’oiseaux dans la cage des souliers. Et, comme elle, les vieillardes du trottoir, toutes celles qui s’obstinent à refaire le chemin d’amour, sous les loques qui les habillent à l’ombre des arêtes qui les coiffent, soudain, sans regret se rappellent les soies et les amazones des beaux jours.

Dans leurs robes taillées à même de vieux rideaux, elles ont retrouvé ce qui, de leur temps, s’appelait une tournure, et c’est à jurer que, transfuges de l’avant-dernier siècle, elles ont pris des leçons de la célèbre Mme Campan. Pourtant, ce matin, comme tous les autres, elles se sont maquillées au sang de bœuf, à la suie, au Ripolin. Dès l’aube, elles ont cherché des boutiques fraîches repeintes où voler le plus possible d’arc-en-ciel pour des visages respectés jusque dans la plus effroyable misère.

Or, l’illusion, ce besoin qui décide des centenaires juives-errantes de l’amour, à ramasser les broches de zinc, se faire des bagues du papier argenté des tablettes de chocolat, combiner des perruques de ficelle et d’amadou, de brinquebalants sautoirs, de vieux bouchons et piquer les fleurs pourries des poubelles à même leurs corsages en toile de sac à pommes de terre, ce rêve de grandeur sous la calembredaine du costume, la femme couronnée de paille naturelle, vêtue de toile bise, sait qu’elle vaut à des majestés sordides qui ne trouveraient pas de clients à deux sous, d’être, aux mieux huppées de leurs sœurs sédentaires, ce qu’apparaît la Reine de Sabbat en comparaison d’une présidente de la troisième République.

Incroyablement misérables, corsetées d’indifférence terrestre, justice enfin vous soit rendue et transparents deviennent vos haillons pour que brillent vos flancs plus lumineux que lucioles d’août, ces insectes dont le ventre est ballon de feu parmi les fouillis des feuillages, vous entendez, ballon de feu et capable de faire crever de jalousie les papillons, les nuits de canicule.

Corps lourds de tout le plomb de la fatigue humaine, qui tenez, vous-mêmes ne savez comme, aux plus subtils réseaux de brouillards dans les capitales du Nord, aux festons de soleil, aux dentelles d’ombre dans les ports méditerranéens, de ne plus vous accrocher à des buts terrestres, vous devenez jumeaux des astres. Et vos pieds inventent une confiance dédaigneuse de tout prétexte, car ils savent qu’ils ne sont pas faits pour des prisons de cuir, une torture de pavé, mais la nudité de la peau, à même la nudité du sable. L’heure louche, alors, n’ose plus ses séductions. Entre ses paupières de fonte, le gaz retrouve la pureté originelle de la flamme, et les talons sur quoi, depuis des siècles, chavire la chair à jouissance ; les talons soudain, se brisent, tandis que du macadam jaillissent des fleurs non semées. Et nul mensonge n’est plus toléré, fût-ce celui si mince des semelles de corde. Plus loin que l’horizon les voyous jettent leurs espadrilles et les putains sont douces qui passent sur leurs lèvres un doigt taché du sang de leurs dernières amours. Dans une ville ronde, les femmes qui ne se donnent même plus la peine de faire des signes tournent, tournent. Ambassadrices des étoiles, des planètes, de quel mystère suivent-elles les contours ? Autour d’elles, leur marche se met à creuser un vide, et voici que les plus prompts à se moquer déjà s’écartent, n’osant plus rire des invraisemblables falbalas de ces douairières. Sur les pavés impondérables elles seules savent naviguer. Le sol qu’elles effleurent devient plus léger qu’éther, et y tient si mal le passant qui les regarde, qu’il se demande comment font les nuages pour ne point tomber du ciel ; s’il suivait les vagabondes, ce serait son naufrage, car en lui n’est pas ce mystère d’audace et de mépris qui permet d’atteindre au point gratuit, liberté lumineuse dont n’approchent les péripatéticiennes qu’après les myriades d’épreuves galantes, de baisers vendus, de maladies reçues de gestes sans joies, de pleurs, de crimes.

Or, une femme qui ne s’est jamais tachée à la pourpre des rideaux d’Andrinople, et trop altière pour user de mots, de couleurs, aujourd’hui bouleverse la ville, plus incompréhensible qu’un diamant dont les feux ne supposeraient point de gigantesques forêts en flammes, un océan d’incendie sur la chevelure des arbres, et le travail, au long des siècles, des souterraines puissances.

Femme-enfant, vous irez jusqu’à la limite de l’ombre et du soleil. Là au seuil d’un paradis de frissons et de loques, vous vous arrêterez, simple forme qui ne tenez ni au ciel ni à la terre et cependant servez de charnière à l’une et à l’autre, frêle tache dans le grand trou béant de la lumière. Négative et immatérielle, à seule fin de voir et juger sans être, vous-même, ni vue, ni jugée. Les filles, sur le pas de leurs chambres, déjà, ont pris honte de leurs lubricités, de plain-pied, de leur visage tout en bouche.

Depuis peu sur ce royaume criard, ces dames et leurs bariolages de chairs nues, de fards, de rubans et de cotonnades, régnait en mules violettes et jupon bayadère, une négresse. Si, d’aventure, quelqu’un passait son chemin, sans paraître se soucier du rire blanc de la souveraine ou des promesses bien rondes dans les peignoirs de ses vassales, Sa Majesté, de chacun de ses yeux, faisait un disque et, au signal fixé, ses sujettes et elle-même ramassaient forces pelures, noyaux, débris de légumes, épluchures et déchets dont leurs doigts sans préjugés composaient des projectiles pour un tir impitoyable dans le dos de l’indifférent. La victime se retournait mais la négresse, plus que jamais impératrice, soutenait son regard, retroussait ses lèvres pour un sourire éclatant, saisissait son cotillon à deux mains et, après une révérence de cour, allait en personne s’excuser d’un malheur fort imprévu dans ce domaine dont, pourtant, n’avait, une seule minute, cessée d’être fameuse la réputation de bonne hospitalité.

Discours mieux bourdonnant et plus léger qu’abeilles de midi, par sa grâce, sortaient de leurs cocons journaliers les mots. Et voilà des phrases de putain sénégalaise voletant autour du trop chaste touriste.

Drôle d’arc-en-ciel, des papillons multicolores laissent le rêve de leur poussière sur des yeux, des lèvres. Les langues, parce qu’elles envient à l’essaim des syllabes, leur ruche, une caverne ourlée de rose, n’ont d’autre tentation que d’un serpent écarlate dans un trou d’ombre et de naufrage. Et il succombe à son tour, celui pour qui vient de ressusciter la mystérieuse chanson des gouffres, où se perdirent corps et âmes tant d’honorables capitaines.

Bouche de bouche, lèvres de lèvres, au centre de la terre est un baiser. Golfes de pétales, piqués entre les volcans, ces seins d’une poitrine aux poumons de feu, les tiges du mouvant bouquet de mers n’oublient point que d’autres fleurs de lave et de secret, dans les profondeurs s’ouvrent. Pour venger des mains tièdes, des minutes sans péril, mais sans espoir, se réfléchit la chaleur centrale sur cette écorce où s’obstine la marche des insectes tristes. Casse tes jambes araignées des jours grelottants, et toi, éclate, ballon de feuilles que les branches attachaient pour une verte servitude. Frères et sœurs du baiser universel ont jailli des créatures. Écoutez leurs chants, voyez leurs gestes. Elles sont aussi belles que la Cynthia de l’enfance, plus souples que les fauves et leur peau a la même fraîcheur que l’ombre légendaire, où, d’avoir dormi, nul n’a jamais voulu se réveiller. Soulevez-vous, flammes des rideaux rouges. La Calypso d’ébène au fin fond de sa grotte, combien de jours saura-t-elle retenir l’Ulysse en Oxford’trousers ? Sur un mauvais canapé, l’univers entier s’abolit pour deux pieds de soie violette, deux longues jambes couleur de cannelle, et une petite gueule de caoutchouc doublée de corail. Le mâle n’a d’autre volonté que de prendre toutes les figues de cet arbre.

Petite fleur de cirage, caprice de couleuvre, anguille, goutte de plomb fondu, braise du ciel, on lui en donne des noms. Les mains appuyées à son flanc deviennent plus lourdes que les barques ivres de mort. Voyageurs, ce serait trop simple, si, une fois pour toutes, acceptaient de vous ensevelir les vagues d’onyx. Il faut partir, continuer la vie, et dans le soleil à chaque pas, de mieux en mieux, apprendre à savoir qu’il n’est de plus doux oasis que la rue de la négresse.

À la face du ciel tout est poussière, et, cependant, ces échoppes à caresses, l’humidité les tapisse d’un velours fidèlement frais. Ô jour sans âme, il n’est qu’un chemin, celui de chair, par où l’on va ne pensant qu’à des corps contre des corps, à des radeaux de nudité pour d’autres nudités.

Babylone, Babylone, Babylone.

On vous traite de folle. Amie, on vous a enfermée. Vous seule pourtant aviez raison. La viande, la belle viande blanche. Ce soir, l’orage mâchera les nuages, comme les dents, les ventres. Au cimetière, la Reine, d’un seul coup achève sa provision de drogues. Elle tombe sur le marbre froid. Babylone, Babylone, Babylone, Amie hurle son désir. On lui passe la camisole de force. Babylone. Babylone. Babylone. Et cette maison face à la mer qui ne sera jamais achevée. Petitdemange, seul avec sa barbe blonde, pense que toute cette aventure ressemble diablement à de l’Ibsen. Heureux ceux qui ont pu échapper à la débâcle, dans leur Patagonie aux pierres glacées, les Mac-louf, au moins, ont la paix du cœur. Cynthia et son amant, pour leurs extases quotidiennes, ouvrent la valise de l’homme sans visage. Étendus sur le dos, les yeux perdus dans un ciel délicat, ils suivent d’impondérables cortèges, cependant qu’ici midi tombe plus lourd que plaque de fonte. Le soleil poignarde une ville et n’a pitié que de la rue aux putains. Bouées de désir, ces dames, elles, flottent sur un lac d’ombre tandis que là-bas se décomposent leurs sœurs honnêtes. Canicule. Vive la canicule. Ne les appelle-t-on point chiennes ? Vive donc la canicule, saison des cuisses ouvertes et des lourdes mamelles. Et vous, famélique troupeau des mâles, quittez vos chaussettes, vos faux cols, vos caleçons et vos pauvres cerveaux, de vos pauvres moelles, donnez le dernier feu à cette bidoche étalée. Mais attention. Aujourd’hui le sang est près de la peau. Tout de même ce n’est pas une raison d’avoir peur : quoi, cela suffit-il pour que vous n’osiez approcher ? Et ces femmes soudain immobiles ? Un grand cri. La négresse est tombée à la renverse. Tombée raide morte, parce que, tout à coup, lorsqu’elle a eu reconnu la femme couronnée de paille naturelle, vêtue de toile bise, tout à coup, elle n’en a plus pu. On vous fera un enterrement blanc, catéchumène du pieux Mac-Louf, chère sauvageonne, mais l’autre, cette créature quasi transparente, au seuil de votre paradis, d’avoir entendu la syllabe, en quoi le dernier instant d’une vie résumait toute l’angoisse amoureuse du monde, comment n’aurait-elle pas deviné qui vous étiez, petite sœur noire de Cynthia, de la Buveuse de pétrole, d’Amie, de la Reine, des juives-errantes de l’amour, d’elle-même…

Alors elle a fui, plus légère que l’ombre.

Elle n’a pas eu la chance de rencontrer comme vous jadis, Cynthia, l’homme sans visage. Un gars qui ressemblait à la fois à celui de la rue Agrippa-d’Aubigné et au père, avec une peau couleur de cheveux et les yeux ciel de Havane, seul, doucement, l’a regardée.

Il avait la fierté de ceux qui travaillent et déchargent les bateaux, des muscles précis sous le maillot brun que le soleil tisse à même la peau.

Habillé d’azur, hormis la toile des vêtements, il était nu. Nu comme la joie, les fleuves, les pierres. Nu comme l’herbe, les gencives, les dents. Il souriait. Mais la femme n’a pas répondu à son sourire. Passe ton chemin, joli voyou. Tu es au bord des vagues. Tu commences à danser sur leurs crêtes. Quelqu’un là-bas, très loin, a cousu le ciel à la mer. Baladin des flots, oublie une rue qui sentait la cave et la poudre de riz à la violette.

Garçon, tu aimais trop les guirlandes de ta marche. Une femme était là et tu n’as fait qu’effleurer sa fragilité. Midi. À cette heure-ci, à cet âge-là, Cynthia regardait les acrobates de nacre, et les ballons d’opale à même un ciel d’eau. L’anniversaire, tu l’as vécu au seuil du paradis des frissons et des loques, mais pas plus que Cynthia dans son aquarium, tu ne retourneras vers tes sœurs aux jambes écartées. Silence. Le souvenir n’est plus un doux pavot. Descends vers le port. Marche, à jamais dédaigneuse du temps et de l’espace. Fini le matin pourpre parmi les bouquets de coquillages. Continue ta promenade. Et pas un mot de désespoir. Un arc-en-ciel louche suit le caprice clapotant des flots. Tu te rappelles les noyés que se plaisait à imaginer Amie, dans ce mouvant tombeau. Toi-même, dis, tu te vois en Ophélie, glissant sur l’huile qui salit la mer. Et par quoi remplacerais-tu ces longues fleurs pourpres dont la jeune fille ceignit son front avant d’aller au ruisseau, ces longues fleurs pourpres que les vierges appellent doigts d’homme mort, mais que les bergers silencieux désignent d’un nom moins réservé ? Tu te vois, la chevelure poisseuse de ces violets que les poissonnières vendent avec des petits clins d’yeux, à des voyageurs, qui se demandent pour quel stupre ont été arrachés aux rochers ces obscènes fruits de mer ?

Femme couronnée de paille naturelle, il faut renoncer au bleu de la tendresse, au rouge du désir, au jaune de la joie, et même au mauve de la fatigue. Sur les quais, les tonneaux, lentement, perdent leur parfum feutré de géranium. Terre insensible, heure vide, Babylone, après les cris, les morsures, c’est grand silence. Une digue continue dans la mer ce sol charnel, ce grand corps de continent que l’insolation divinise.

Une femme, une ville luttent d’indifférence.