Babylone/06

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Simon Kra (p. 133-157).

CHAPITRE VI

LA VILLE DE CHAIR

Leur mission achevée les Mac-Louf voguent sur la mer du retour.

Et, la même semaine, dans le même port, doivent arriver deux autres couples : le père et Cynthia, Petitdemange et Amie. D’une pierre, il s’agit donc de faire trois coups. Le psychiâtre qui avait décidé d’aller au-devant des Mac-Louf, emmènera sa petite-fille, afin qu’elle puisse rencontrer ceux qui, pour ne s’être point toujours montrés aussi réservés qu’ils eussent dû, n’en demeurent pas moins de la famille. La négrillonne sera, elle aussi, du voyage, car maintenant qu’elle accepte de se fagoter en maid anglo-saxonne, il importe qu’elle soit, à titre d’exemple vivant, vue aux côtés du convertisseur qui eut tant de mal à la persuader de vouloir bien mettre une chemise, le jour qu’il l’expédia d’Afrique en Europe.

Adieux au fauteuil à rêves où pour l’enfance s’épanouit, par-delà les océans, le sourire d’une belle Anglaise rousse, puis, pour l’âge qui n’était pas tout à fait puéril, le regard si tendrement triste du nègre à l’habit rose pastel et enfin, première vraie tentation à portée de la main, la belle insolence du jeune ouvrier, dont malgré le désir d’entendre parler de lui, jamais ne fut demandée la moindre nouvelle à la sauvageonne qui, elle, avait osé.

Celle qui devient femme, jusqu’alors on l’a condamnée à une vie si casanière que, de partir pour un port méditerranéen, elle se sent déjà devenue autre. Sa vie antérieure dans une maison où Cynthia fuma l’opium, une future criminelle but du pétrole, Amie débaucha Petitdemange, un savant mit au point sa théorie des actes-champignons et une jeune Congolaise à peine nubile décrivit les moments et les joies de l’amour, comme une Européenne de son âge eût rendu compte d’un goûter ou d’une après-midi de cinéma, tout ce passé qu’elle laisse, pour aller à la rencontre de trois couples voyageurs, elle sait qu’elle n’en retrouvera rien, et ne veut rien en retrouver, au retour.

Wagons sur les rails, vos roues ne sont pas aussi simplement rondes qu’on aimerait à les croire. Le lourd flux et reflux de vos refrains de fonte, dans la nuit fragile que protège, seul, à l’ombre des paupières de drap bleu, l’œil clignotant et veilleur du gaz, le rythme dur de votre espoir vagabond, et entre une saccade et une reprise rauque, vos temps de pause, voilà les vraies chansons du départ. Semblable à quelque brume sur votre rythme inexorable, la respiration fragile des créatures endormies. Le positiviste, posément étendu sur sa banquette, ronfle à petits coups réguliers. La négresse rit dans ses songes, et l’enfant qui devient femme, entre l’état de veille et le sommeil, entre la terre et le ciel, écoute s’éloigner le temps, mais ne peut imaginer quelles paroles seraient justement scandées par ce train qui se précipite tête-bêche dans les tunnels du futur.

Elle ne sait plus rien, mais demeure inapte à prévoir.

Des flancs de l’obscurité, plus tard renaîtra le nègre, dont la seule oreille qu’on voit se trouve prolongée par une topaze. Il s’appelle Avenir. Par la portière il a jeté les habits rococo, dont on l’avait affublé. Dans le lot des voyageurs il va choisir le plus digne de ses muscles, de sa zézayante mélancolie, et de sa boucle d’oreille. Déjà sa main effleure une nuque. Mais sa sœur aînée, une négresse aussi, elle a nom Mémoire, jalouse, parce que l’inceste, selon les rapports de Mac-Louf, est monnaie courante au pays d’Afrique, de ses mains traîtresses serre un cou marron et mauve. Avenir qu’on assassine dans le silence, corps de nègre, qu’on précipite d’une nuit en marche, cela ne fait guère de bruit, guère de tache. Personne jamais ne saura le crime de Mémoire. Elle a les membres souples, et le 100 à l’heure ne l’empêche point de sauter d’un pied léger sur la voie. Libre dans le matin, elle rit de voir le serpent d’acier et de fer se précipiter au néant. Pour ajouter à sa joie, à paumes plates, elle frotte le bout de ses seins du noir le plus vierge, et accompagne ce mouvement rotatoire de paroles difficiles à traduire :

Ho la rio to atcho palaïo
Aïo la mïo vokno Rotadcho
Digo mugo rudou banaïou.

Tout le poids de son crime et de son corps reposant sur le pouce d’un pied, elle va, en pointes tourbillonnées, jusqu’au cimetière. Là des fleurs de perles qui poussent à même les tombes, elle fait un bouquet. Quel éclat, créature d’inexorable onyx sous cette végétation de deuil. Les bras lourds de pensées géantes, de palmes du vert le plus cru, tu gazouilles, colombe de cirage. Les parures que les veuves réservent aux maisons des hommes morts elles font bien sur ta peau. Entre tes seins tu piques une tache violette, et, à la suite d’un premier reflet, tout un arc-en-ciel s’allume à même ton ventre poli. Mais que cherche, dans l’aube grelottante, ce fauve déguisé en jeune ouvrier siffleur ? Jolie brute, la ruse des faubourgs se fait ensorceleuse de négresse. Sur la pierre qui rappelle aux vivants l’existence achevée d’on ne sait quel Dupont, il est facile de coucher la bouquetière du passé. Toc et retoc. Et de jouir à hurler d’une fleur autrement douce à l’épithélium des mâles, que les autres, en toute simplicité végétales, ou encore celles dites du souvenir. Mais petit coq, tu pars sans même réveiller d’un cri triomphant la négresse assoupie. Elle aura beau se tendre pour d’autres viols, il lui faudra partir avant l’arrivée des fossoyeurs.

Elle va et les ruisseaux rencontrés lui montrent, écrites en lettres de poussières, des noms de cadavres dont marqua sa nudité, le séducteur qui la prit entre son désir et un tombeau. Poisson d’ébonite vous méprisez les réconfortantes surprises des fleuves, parce que sur votre peau est quelque chose à ne point effacer. Mais dites donc, vous dont le triomphe noir déjà n’est plus que grisaille, croyez-vous que les endives qui blanchissent dans les caves aiment à se rappeler le soleil ? Vous saviez nager en naissant, comme les bébés civilisés, spontanément grognent, mais parce que l’eau dont vous étiez la nymphe ne respecterait point la minute qu’une fragilité poudreuse perpétue, même vos pieds las ne veulent plus de ce frais secours, dont vous ruisseliez toute, du temps que vous n’aviez rien à vous rappeler. Et cette fatigue pour l’orgueil d’une broche qui traverse votre dos, supplication diagonale partie de la fesse ouest pour aboutir à l’est de la nuque et recommander :

Priez pour lui.

Lui ? Qui ? Lui ? Le rôdeur sans visage qui fait d’une couche de marbre jaillir des forêts d’étincelles ? Le rapace de toile bleue ou l’oiseau de sang, que le voyou de la rue Agrippa-d’Aubigné appelait : Pucelage.

— Avez-vous votre pucelage, mademoiselle ?

Voilà ce que demandent les apprentis flâneurs, au printemps, après une de ces chansons qui donnent leur optimisme aux menuisiers du monde entier. L’enfant qui devient femme n’a pas répondu à cette question et elle a fui les yeux brûlés de pleurs semblables à ceux que tirait d’Iphigénie le désespoir de mourir sans avoir jamais connu l’amour. Les mortes-vierges, dit-on, ne pourrissent point. Chasteté embaumeuse, les trains, la nuit, sont des mosaïques de sommeil solitaire. De tous les voyageurs pas un qui n’ait fermé son cœur à clé. Leurs corps brinquebalent les uns contre les autres, mais ne s’effleurent pas une seconde pour la plus furtive volupté. S’ils allaient demeurer calés dans leurs coins pour l’éternité, avec, en guise d’auréole, trois lettres fatidiques : P.L.M… Pureté Longue Mort…

Revanche : Au bord du matin, en plein soleil, comme un fruit, éclate une ville.

Marseille, tout le monde descend.

On trouve les Mac-Louf débarqués de la veille, installés à l’hôtel. Le Révérend qui ne conserve pas un trop bon souvenir de ses ouailles équatoriales, aura-t-il plus de chance avec celles d’ici ? Ne soyons pas trop optimiste. Déjà, en signe de joyeux avènement, les journaux locaux annoncent la découverte chez le plus fameux médecin du cadavre d’un garçon de recette disparu depuis des mois, qu’on s’attendait à retrouver vivant et déshonoré dans quelque bouge, et qui s’était contenté de charogner bien sagement chez un soigneur réputé de tout repos, que les exigences d’une maîtresse devaient métamorphoser en assassin.

Simple histoire, mais digne de bouleverser une ville ouverte à même la mer, où les filles sentent le coquillage, où les débardeurs à la peau couleur de cheveux, après le bain qui les lave, en fin de journée, de la fatigue des docks, bombent des thorax autrement fiers que ceux des ouvriers siffleurs de la capitale.

Saint Mac-Louf, elles vous promettent un joli travail, toutes les marionnettes de peau fraîche. Et quelles paroles ramèneraient dans les chastes voies, ces marins qui ont dormi à l’ombre des ventres de toutes les couleurs, et, dont la chair ne perdra qu’avec la vie ce parfum de sel et d’aventure.

Marseille brune de peau sous le sang du corsage, tu ne la fais pas à la pose. L’enfant qui est presque femme, avec un petit coup au cœur, reçoit chacun de ces regards qui glissent si doux au fil des paupières… Qu’un missionnaire condamne les danses à petits pas qui asservissent à des rôdeurs les esthètes du monde entier, qu’il dénonce l’ingénuité feinte des souliers trop petits dont s’émerveillent les Roumaines, l’œillet derrière l’oreille et le tourbillon des javas qui met les taches rouges du désir sur les visages des Anglo-Saxons de tous âges, sexes et confessions, la moindre gifle d’un piano mécanique, jusqu’à la fin du monde, réveillera pour de hurlantes folies les soirs des ports de mer. Incendie de chansons que le soleil allume à son coucher, l’enfant qui est presque femme sait tromper son monde, pour aller jusqu’à la petite place rectangulaire où les matelots du monde entier étalent les bazars de leurs désirs. Torses pétris de joie, visages taillés à même le mépris, lèvres gonflées de force cruelle, que peuvent contre la marée de chair les hommes d’os et de drap noir ? Mac-Louf, par les quartiers que sa femme appelle les vilains quartiers, répand des kilos de brochures pieuses. Et lisez plutôt ce petit papier rose qui s’échappe d’entre leurs feuillets :

« Si vous désirez le pardon de Dieu, en acceptant le Seigneur Jésus-Christ comme Sauveur et divin Maître, selon la simplicité de l’évangile et en dehors de tout ce que les hommes ont inventé et brodé, nous serons heureux de vous envoyer gratuitement le Nouveau Testament et des brochures, et de correspondre avec vous.

« Écrire à M. Core, chez M. Willy, 310, boulevard Chape, Marseille. »

Le pardon de Dieu. Jolie formule pour troubler. Mais que peut cette hypocrisie contre une insolence libre épanouie.

Le pardon de Dieu. Ils ont de si bons muscles les gars, et elles aiment tant ces muscles, les filles, que Mac-Louf et sa clique les amusent à la manière d’un guignol ou d’une parade. Dans l’ombre douce des bistrots, quand ils n’ont rien de mieux à faire, une main au front, en abat-jour, de l’autre, ils feuillettent ces livres. Entre deux paraboles, à petites mais savantes gorgées, ils se délectent d’un apéritif façon absinthe, et cependant, s’étonnent qu’il y ait eu des gens assez salauds, pour jeter des pierres à la femme adultère.

La négrillonne qui ne s’empêtre pas dans la fidélité, n’est pas longue à éprouver les ressources amoureuses de cette ville de chair. La voilà qui rentre à l’aube délicieusement fourbue. Ses lèvres gardent le souvenir des baisers qui sentent le vin rouge, la virilité bien cuite au soleil, l’ail et la férocité. Sur sa poitrine entre la peau et la chemisette, elle serre l’évangile selon saint Jean, dont vient de lui faire cadeau, à la minute des adieux, le compagnon de sa nuit, matelot en partance qui avait hier même reçu toute la collection sainte. Douce saison des pivoines, les corps après l’amour ont l’odeur du pain chaud. Les matafs qui demain vogueront, aujourd’hui, narines frémissantes, accordent tout ce qu’ils veulent aux beaux Anglais, aux couples coloniaux et aux petites filles sans âge. Que de fois deux jambes ont senti vibrer un mystère vigoureux, bien réglé, à répétitions. Mais, pour remercier du billet ou de la chanson zézayante qui paient leurs rudes caresses, à tous ceux, à toutes celles que rencontre leur désir, ces gosses impudiques et généreux qui gagnent cinq sous par jour, chaque fois ont donné quelqu’un des livres du révérend. Palestine, rose bleue, sable d’une couverture. La nuit, une négrillonne glisse la brochure-souvenir sous le traversin à côté d’un cher grigri gardé en cachette. Au matin Mac-Louf lui demande si elle ne se sent pas plus heureuse depuis qu’elle vit en chrétienne. Elle fait oui des yeux, mais ne peut s’empêcher de sourire à la douce candeur des missions évangéliques, allègres sous le plomb fondu des plus inexorables Afrique ou ballottées insouciantes sur les flots les moins fiables. Leur cargaison de cache-sexe, caleçons de madapolam, jupons de calicot et scapulaires, n’empêcheront de s’épanouir nul désir. Aux heures lourdes, il n’est pas de regard qui ne s’allume d’une nouvelle convoitise et du flot foncé des uniformes, s’échappent, pour la plus rose, la plus nue des Résurrections, les marins du monde entier.

Chaussures à tiges claires, chemises de la même couleur que les glaces à dix sous dont se parfume l’innocence des bouches, Amie n’a eu qu’à poser son pied sur le quai pour sentir, illico, croître sa fringale. Il y a de trop beaux, de trop comestibles gigolos par toute la ville. Son voyage de volupté l’a encore affamée. Comme Petitdemange, pour elle, résume toute cette chair fraîche, le joli sabbat que leur première nuit à l’hôtel Beauvau. Le lendemain, parce que voilà des mois et des mois qu’elle vit privée de confidente, à sa petite-fille venue lui faire visite, la blonde amoureuse va décrire tous ses bonheurs. Elle jette des noms de fleuves, de montagnes, de déserts. Elle n’a pas oublié comment s’appelait un seul des hôtels, où, par de profonds baisers, achevaient de se creuser les mystères du jour. La buveuse de pétrole (qui, soit dit en passant, vient d’être condamnée à la réclusion à perpétuité) cueillait des roses fortes en couleur au méchant papier des garnis. Amie, elle, a su arranger les plus subtils bouquets, à l’ombre des murs qui protégeaient la floraison de ses joies. Fille d’Ève, après la longue patience de sa vie, quelle revanche. D’abord la liberté, en elle, a été comme un vide. Il lui semblait qu’elle venait d’accoucher. On l’avait allégée d’un rude fardeau. Mais, depuis tant d’années, elle s’y trouvait si habituée que, de ne plus se sentir lourde d’aucun esclavage en contrepoids, elle pensait ne jamais pouvoir retrouver son équilibre. Ainsi la jeune mère qui sort de son lit le ventre soudain inhabité. Mais vite se retrouve la souplesse de ces minces créatures, dont il paraît à peine croyable qu’un souci, une menace ou même une simple attente aient empli les flancs. Amie qui a troqué son répertoire classique contre un plus digne de sa nouvelle existence, et n’a point demandé la sanction d’une progéniture aux caresses de Petitdemange, Amie cite Baudelaire.

La froide majesté de la femme stérile.

La froide majesté de la femme stérile. Et certes, quelle impassible grandeur, pour retracer les phases de son extraordinaire destin. Pendant quinze jours elle pourrait, sans se taire un seul instant, continuer le récit de ses aventures. Elle a tout vu, tout senti. À son insatiable curiosité, pas une heure qui n’ait apporté son tribut. Les dernières minutes n’ont pas été les plus banales, sur le bateau du retour, dont l’équipage, grâce au prétexte d’une traversée à prix réduits, sut persuader quelques Africains (qui donc apprendrait la crainte de la chaleur aux fils du soleil ?) de se laisser rôtir près d’une chaudière. Or, quand il s’est agi de déboulonner les plaques de tôle qui tenaient prisonniers ces passagers spéciaux, au lieu d’hommes bruns on trouva des hommes bleus, mauves, beiges. Narines frémissantes, Amie, qui, des grands fauves, n’a point seulement les couleurs, mais aussi l’impitoyable désinvolture, au simple souvenir se saoule encore, d’un relent de sidis crevés, dont l’abominable surprise éclata, dernier bouquet, lorsque déjà, la terre banale de France n’était plus qu’à vingt ou trente mètres.

Amie désigne une eau qui clapote, fardée au cambouis, parfumée à la pelure d’orange. Quelle magnifique tombe, si les matelots avaient eu le bon esprit d’attendre avant de libérer leurs Berbères étouffés. Des pierres dans les poches pour remplacer l’arc-en-ciel pauvre des portefeuilles marocains, et, avec du poids, les corps prennent une discrétion suffisante. Donc, rien de plus facile que de les laisser doucement, doucement glisser, au plus secret d’une liquide obscurité, qui, plus tard, dans quelques heures à l’aube redeviendra la mer, la vie.

Mais, pour un cortège d’honneur au bateau du père et de Cynthia, qui doit demain entrer au port, du fond des flots, ne seraient-ils point ressuscités ces Africains amateurs des voyages à bon compte ? Jambes de noyés, usées par le caprice invisible des larmes, dans les précipices sous-marins, vous vous mettez à refleurir d’une vie transparente de nageoires. S’allument les monstres électriques. Points d’interrogation à tête de cheval, des hippocampes montent verticaux. Les algues s’élèvent en arcs de triomphe. Une femme accueille l’hommage des vagues, mais les yeux hauts, continue à suivre les navires fantômes qui écrivent leurs marches en plein ciel. Étoile de Cynthia la rousse, astre de soufre et d’amour, là-bas, très loin, plus loin, plus haut que l’horizon et l’habitude, liberté, ventouse inexorable du mensonge universel, toi qui sais de l’esprit faire jaillir les geysers et des rues disjoindre les pavés dont l’hypocrisie des hommes a vêtu le sol nourricier, dont le mirage, sous la fallacieuse apparence d’une blonde barbe de magistrat pour une infatigable tentation de continents saugrenus et de mers inclémentes, a, de sa vertu, arraché l’épouse d’un psychiâtre fameux, soleil qui frappe à coup de folie la faiblesse des cœurs et des crânes, ô toi, que seul peut accepter, sans en pâlir à mort, le regard de l’innocence, demain traversera la canicule une femme à l’écharpe de vent. Elle sera l’étrangère au seuil des rues. Son compagnon, le père, aura des yeux jaunes comme s’ils étaient d’un métal qui ne serait pas de l’or. Les loques pendues aux fenêtres, en l’honneur de ce couple, claqueront de toutes les couleurs, et l’été, pour un jour, un seul jour, qui ne pourra jamais être oublié des créatures qui l’auront vécu, l’été ne souffrira la moindre précaution de pénombre.

Cynthia, l’abreuvée de brises on ne sait d’où venues, tu es le pont de la planète minuscule et précise au mystère souverain. Tu es celle qui confond scrupules et scrofule, incapable de te rappeler, de ces syllabes moites à ne point toucher, lesquelles désignent l’hésitation des justices fabriquées, lesquelles, le mal qui carrie les os, laboure les muscles, pourrit les glandes.

Fragile et invulnérable, ton mépris des autres, de tous ceux qui ne sont point le silencieux amant, te protège des tentations de banal orgueil. Tu es sans chercher à savoir, quoi, comment, pour qui, pour quoi. Tu ne te reconnais aucune raison de t’intéresser au sort de ta vagabonde personne, de t’y attendrir, plutôt qu’à celui d’une botte de roses en train de mourir de chaleur à l’éventaire d’un fleuriste, plutôt qu’à la fleuriste elle-même ou bien encore au premier caillou heurté du bout de ton soulier.

Voilà pourquoi, par ce midi flambant haut, tandis que tu marches entre l’enfant qui devient femme et son père, tout ce qui peut renvoyer ton image te révèle sœur des murs et des pavés où, depuis des jours et des jours, les épingles de soleil ont crevé, chacune, sa goutte d’inutile couleur entre les mailles des pierres. Si tu avais la vanité des apparences, tu pourrais donc te réjouir, puisque même la chaleur te prouve aussi peu que possible semblable aux autres créatures, qui, elles, se gonflent, oscillent et donnent à croire que, s’il en prenait fantaisie à la mer, là-bas, leurs corps se détacheraient du sol, pour s’envoler cahin-caha, jumeaux des Montgolfières dont les zigzags et l’inquiétude, au-dessus des arbres, poursuivent de leurs cauchemars l’enfance, durant la saison des kermesses, dans les villes d’eau.

L’heure sent le jouet vernis, la paille de litière, la friture, la glace à moitié fondue sur le poisson qui n’en peut mais, les sorbets à l’eau croupie, le cervelas, les gestes sans joie.

Arc-en-ciel d’ironie, sous le panama du psychiâtre, sous le chapeau de paille noire à bords larges et plats du Révérend Mac-Louf, la concupiscence repeint les petits tas d’os et de crins qui servent de visage. Ni l’un ni l’autre ne semblent avoir reconnu ceux qu’ils viennent de croiser. Sans doute, est-ce que, de tout l’univers, ils ne voient plus que deux énormes mollets de fille. Le désir comme un œdème tend leur peau fanée. Et cependant Cynthia demeure aussi fraîche que cerise, parmi toutes ces hâtes tourbillonnantes et qui chancellent, tachées, qui d’indigo, à la lanterne d’un bouge, qui de moisissure lilas au silence hypocrite d’une église, qui de piètre vantardise aux mensonges des affiches. Tout ce qui respire est bleu, vert, pourpre, violet, jaune. Mais que le soleil pique des bouquets trop lourds dans les chevelures grasses, allume de guirlandes insolentes les poitrines, ou les gifle d’une main de feu et plaque sur les animaux eux-mêmes ce qu’il a mis des semaines à prendre de fatigue brune à la terre, d’impertinence aux boutiques, de fatigue aux feuilles, il est une femme que la folie du jour ne saurait tacher.

Cynthia, fille de Neige et de Miroir, ton âme est un miracle sans geste, sans image, le ruisseau qui se mire en soi-même, où nul Narcisse jamais ne retrouve, pour s’y chérir et s’y perdre, sa piètre humanité. Tu vas, et sur la ville, ce ciel se creuse, frère insaisissable des flots et si profond que, des amants du monde entier le père et toi, seuls, oserez y toucher, cette nuit dans les rêves !

Romances des brasseries, raclées à même les nerfs, encourageante douceur des disques de feutre sous les boissons glacées, cuir des banquettes secourables à la fièvre des paumes, table de marbre, l’amour pourtant n’est pas un remède facile. Les vendeuses de baisers, les voyous et les marins trop souples, déjà, n’entendent plus les sérénades, ni ne songent à leurs manigances. Aux mailles des carrefours, les vampires soudain hésitent, plus timides que les mouches exploratrices de toiles d’araignées. Et toutes celles et tous ceux pour qui le trottoir était le fil bien tendu, cessent leurs danses. Des petites vestes de toile bleue pendent, pauvres ailes qui n’ont plus l’audace d’un vol nouveau. Et ces morceaux de crânerie, les casquettes sur l’oreille, tout à coup se soulèvent pour des saluts aux grand’mères putains.

Cynthia, Cynthia, vois ton miracle.

Tu es plus belle encore que ne l’imaginait l’enfant qui devient femme. Elle veut savoir toute ton histoire. Non point celle de ton amour, de tes voyages, mais de la vie qui fut tienne avant le bonheur, avant le triomphe. Et voilà que tu parles de tes premières années, de ta campagne anglaise, d’un petit cimetière éparpillé dans le gazon autour d’une église. Ton adolescence triste sans cesse pensait à la mort, jusqu’au jour où, par hasard étant entrée dans une épicerie toute clinquante de réclames, par haine du Bovril et des chocolats Lyons, tu résolus de vivre.

Un beau matin une invitation d’Amie te décida de quitter ta rose maison d’orpheline. Adieu aux pelouses, aux murs chevelus de lierre. Tu ne leur laisses pas grand-chose de ton cœur. Il y a maintenant des années et des années, quand tu avais quinze ans, venait bien un garçon qui aimait à plonger ses doigts dans le feu de ta toison. Il est parti pour un voyage, et sous la Croix du Sud, il dort, devenu de marbre. Plus subtile que pinceau chinois, une maladie a eu raison de cette noire vierge qu’il appelait son avenir. Frères des poissons, des étoiles de mer, des coraux, la dentelle des nageoires effleure son grand rêve immobile et les écailles ne sont plus froides à son ventre blanc. Au fond de l’océan, sa tête est la plus précieuse des éponges pétrifiées et d’insaisissables colonnes de bulles d’air montent de sa bouche, ses narines au toit mouvant des flots.

Mais, Cynthia, aurais-tu jamais connu d’autre amour, si Amie, porte-voix du destin, ne t’avait appelée à Paris ? Dès l’instant que tu partis, déjà tu avais prévu ton sort merveilleux.

Tu te rappelles à Londres, où tu passas quelques jours avant de t’embarquer pour la France, un petit bar exotique à force de se vouloir parisien, avec une végétation en boule et sans racine, des sièges noirs, une verrerie compliquée, sur des murs lavables. Là, un soir, d’un coup s’abolit toute mémoire des minutes antérieures. Parce que tu étais rousse, on t’a prise pour une Française. Ton voisin de chambre te reconnaît chez le parfumeur où tu viens de découvrir la « Rose-Géranium ». Il te parle de l’étrange maison où vous habitiez toi et lui, te vante cet endroit où l’on peut dormir et faire l’amour au sommet, prendre des bains et des douches au milieu et au rez-de-chaussée parmi les araucarias, les cactus, les palmiers nains, passer des nuits entières à se saouler en compagnie de Berlinois obstinément noctambules et d’esthètes judaïco-saxons. À cet homme que plus tard ton souvenir devait appeler l’homme sans visage, tu n’osas confier que le hasard seul t’avait conduite dans ce lieu. Silencieuse et supérieure tu acceptais le parallèle qu’il entreprenait pour te séduire entre Renoir et Cézanne. Puis il te parla d’un génie adolescent de Chelsea, de la mode des bracelets d’ivoire massif, qui ossifiaient en serpents nègres les bras de telle étrange jeune femme, des colliers de plume dont telle autre hérissait son cou. L’homme sans visage continuait à conseiller d’écrire et tu ne l’écoutais même pas. Seulement, parce que tu pensais qu’il était un peu sot à une jeune femme de ton âge d’arriver vierge dans une France que tu croyais fleurie de sensualité, avec lui tu acceptas de passer la nuit. Apprentissage indifférent. À l’aube il ouvre une grande valise, en sort de longs bambous, des fourneaux d’argent, de jade, allume une petite lampe. Et tu acceptes que devienne transparent ton corps. Demain l’homme sans visage partira pour l’Inde. En souvenir du service qu’il t’a rendu tu acceptes un peu de sa drogue, et tout ce qu’il faut pour en jouir.

Alors, quel merveilleux midi, après le long matin immobile. Tu es toute seule devant ta glace. Tes oreilles sont trop jolies pour que tu les montres toutes les deux. Tu secoues ta chevelure et d’un coup, fais chavirer sa masse entière à droite. À gauche un coquillage rose transparent est couché sur un lit d’algues flamboyantes. Alors, satisfaite, tu vas vers la maison où n’est point d’autre lumière que le flamboyant caprice des poissons derrière les glaces.

Ballons d’espoir, étoiles de folies, buissons de haine, bulles d’arc-en-ciel, orchidées d’amour, lianes de traîtrises, grouillements de soif, fruits de mer et fleurs de vagues, colombes diaphanes, oiseaux du ciel d’eau, quelle aurore au fond des mers a peint ces acrobates de nacre. À leurs maillots les soleils inconnus ont laissé de tels rayons que de les regarder, Cynthia, tu es devenue éclatante pour la vie. Glissez anguilles, ô vous descendues des montagnes où vous êtes serpents, pour aller au plus creux de la mer des Sargasses vous nouer les unes aux autres. Des gueules mauves de chanteurs muets se cognent contre les vitres. Le centre d’un onyx monstre s’allume de l’incendie magnifique, cependant que sur la poussière de ses facettes extérieures, des petits singes de rien du tout contraignent les moqueurs à ne plus rire et à reconnaître sur des visages de bêtes leurs angoisses orgueilleusement humaines. Mais les cinocéphales et leurs désirs satisfaits à pleines mains n’étaient pas faits pour t’amuser, promeneuse. Et que t’importaient aussi leurs frères géants qui n’ont d’autres jeux que de métamorphoser en fleurs délicates des épluchures de bananes.

Au milieu du jour, dans la plus grande capitale d’Europe, tu sens croître ta force. L’herbe est verte, le soleil rond, et plus simples que les chemins des champs les routes qui traversent le parc aux plantes, aux animaux. Tu vas honteuse d’une partie du monde qui doit aux autres demander ses fauves et dont nul de ceux-là ne saurait encore pousser les grands cris déchireurs de forêt. Une jungle de fer peinturlurée, à chauffage central, a beau essayer des imitations d’Afrique, c’est un grondement sournois d’exilés, au lieu de la rauque et libre chanson. Encens fétide des tortues géantes, ridicule colère des lions, injure des tigres, mépris des panthères, coquetterie de cobras trop lisses pour être honnêtes, sommeil menteur des crocodiles, Cynthia, jamais tu n’oublieras les cages et l’aquarium au milieu des pelouses, mais parce que ne doivent fixer ton destin ni ce poisson exceptionnellement plat, ni cette pieuvre, ni ce guépard, tu abandonnes sans te retourner, ce Zoo.

Le même soir à sept heures, tu seras dans une capitale de l’autre côté de la Manche, et tu accepteras toute une famille à cause d’un gendre trop beau, et dont les yeux te semblent de la couleur même du ciel, d’un ciel de Havane qui ne serait point bleu, mais tabac. Grâce au cadeau de l’homme sans visage, ce marron azur se métamorphosera peu à peu en métal jaune. Ainsi, soit doublement loué celui qui, t’ayant opérée de ta virginité, te fit par surcroît don d’une valise à rêves. Tu voyages avec ton paradis, et chacun de tes jours a des heures en oasis d’immobilité.

Or, voici le moment de halte. Tu as marché par les rues de chair. Pour l’enfant qui devient femme, tu as parlé. Mais il est tard, mystérieuse. Tu es la passante. Il faut dire adieu. Demain tu repars pour tes brumes originelles. Dans une cité rouge et grise, tu auras une chambre sans couleur, aux murs d’argent, aux fenêtres ouvertes à même les nuages, dont tu es sœur. C’est en plein ciel qu’il faudra chercher l’ombre de ton visage, les gestes de tes doigts.

Les jambes écartées, une ville s’endort, nue sur la mer phosphorescente.