Barnabé Rudge/16

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 147-154).
CHAPITRE XVI.

Une série de peintures représentant les rues de Londres la nuit, à la date comparativement récente de cette histoire, offrirait aux yeux quelque chose d’un caractère si différent de la réalité dont nous sommes aujourd’hui les témoins, qu’il serait difficile pour le spectateur de reconnaître ses plus familières promenades à la distance d’un demi-siècle ou à peu près.

Elles étaient, depuis la première jusqu’à la dernière, depuis la plus large et la plus belle jusqu’à la plus étroite et la moins fréquentée, fort ténébreuses. Les réverbères à mèche de coton imbibée d’huile, quoique régulièrement visités deux ou trois fois durant les longues nuits d’hiver, ne brûlaient qu’à peine dans les meilleurs cas ; et à une heure avancée, lorsqu’ils n’avaient plus l’assistance des lampes et des chandelles des boutiques, ils ne projetaient sur le trottoir qu’une traînée de lumière douteuse, laissant les portes en saillie et les façades des maisons dans la plus profonde obscurité. Une foule de cours et de ruelles étaient totalement abandonnées aux ténèbres. Les voies publiques d’un ordre inférieur, où une faible lumière clignotait pour une vingtaine de maisons, passaient pour être très favorisées. Même dans ces quartiers, les habitants avaient souvent de bons motifs pour éteindre leur réverbère aussitôt qu’on l’allumait ; et la surveillance étant impuissante à les empêcher de le faire, ils ne se gênaient pas pour recommencer selon leur bon plaisir. Ainsi, dans les passages les mieux éclairés, il y avait, à chaque tournant, quelque place obscure et dangereuse où un voleur pouvait se sauver et se cacher, et où peu de gens se souciaient de le suivre ; et la cité était alors séparée des faubourgs, qui l’ont rejointe depuis, par une ceinture de champs, d’allées vertes, de terrains incultes, de routes solitaires, qui permettaient au malfaiteur, même quand la poursuite était vive, de s’échapper aisément.

Il ne faut pas s’étonner qu’à la faveur de ces circonstances en pleine et incessante activité, des vols dans les rues, vols souvent accompagnés de cruelles blessures, et maintes fois de mort d’homme, eussent lieu nuitamment au cœur même de Londres, ni que les gens paisibles éprouvassent une grande frayeur à traverser ses rues quand les boutiques étaient fermées. Pour ceux qui rentraient seuls chez eux à minuit, c’était une habitude assez commune de tenir le milieu de la chaussée, afin d’être mieux en garde contre les voleurs en embuscade sur les bas côtés ; on y regardait pour s’en retourner, sur le tard, à Kentish Town ou à Hampstead, ou même à Kensington et à Chelsea, sans armes et sans escorte ; celui-là qui venait de faire blanc de son épée au souper de la taverne, et qui n’avait qu’un mille environ à faire, n’était pas fâché de payer un porteur de torche pour se faire escorter jusque chez lui.

Beaucoup d’autres détails caractéristiques, pas tout à fait si désagréables, se voyaient alors à Londres, dans les voies de circulation, détails avec lesquels on était depuis longtemps familiarisé. Quelques boutiques, spécialement celles du côté oriental de Temple-Bar, adhéraient encore à l’ancien usage de suspendre à l’extérieur une enseigne ; et ces belles images, en criant et se balançant dans leurs cadres de fer durant les nuits venteuses, formaient, pour les oreilles de ceux qui étaient au lit, mais réveillés, ou de ceux qui traversaient les rues précipitamment, un concert étrange et lamentable. De longues stations de voitures de louage et des groupes de porteurs de chaise, en comparaison desquels les cochers d’à présent sont doux et polis, obstruaient la voie publique et remplissaient l’air de clameurs. Les caveaux nocturnes, indiqués par un petit courant de lumière qui, franchissant le trottoir, s’étendait jusqu’au milieu de la rue, et par le tapage étouffé des voix d’en bas, restaient béants pour recevoir et régaler les êtres les plus dépravés des deux sexes. Sous chaque auvent et à l’encoignure de chaque édifice, des porteurs de torches, en petits groupes, perdaient au jeu leur gain de la journée ; ou l’un d’eux, plus las que les autres, cédait au sommeil, et laissait le reste de sa torche tomber en sifflant sur le sol bourbeux.

Il y avait aussi le veilleur avec son bâton et sa lanterne, criant l’heure qu’il était et le temps qu’il faisait ; et ceux qui, réveillés à sa voix, se retournaient dans leur lit, ne l’en trouvaient que meilleur en apprenant avec plaisir qu’il pleuvait, ou qu’il neigeait, ou qu’il ventait, ou qu’il gelait, sans qu’ils en souffrissent en rien dans leur confort. Le passant solitaire tressaillait au cri des porteurs de chaise : « Place, s’il vous plaît ! » lorsque deux de ces hommes arrivaient en trottant et le dépassaient avec leur véhicule à vide, renversé en arrière pour montrer qu’il était libre, en se précipitant vers la station la plus proche. Mainte chaise particulière, renfermant quelque belle dame monstrueusement garnie de cerceaux et de falbalas, et précédée de coureurs portant des flambeaux, dont les éteignoirs sont encore suspendus devant la porte d’un petit nombre de maisons du meilleur genre, donnait à la rue un moment de gaieté et de légèreté, pendant qu’elle y passait en dansant, pour la rendre plus sombre et plus sinistre encore lorsqu’elle avait passé. Ce n’était pas chose rare, pour ces coureurs, qui menaient tout le monde tambour battant, de se prendre de querelle dans la salle des domestiques tandis qu’ils attendaient leurs maîtres et leurs maîtresses ; d’en venir aux coups soit là, soit dehors dans la rue, et de joncher le lieu de l’escarmouche de poudre à cheveux, de morceaux de perruques et de bouquets éparpillés. Le jeu, ce vice si répandu dans tous les rangs (il était mis naturellement à la mode par l’exemple des classes supérieures), était en général la cause de ces disputes ; car les cartes et les dés s’étalaient aussi à découvert, enfantaient autant de mal, et produisaient une excitation aussi grande dans les vestibules que dans les salons. Tandis que des incidents de ce genre, provenant de soirées, de mascarades ou de parties au quadrille[1], se passaient à l’extrémité orientale de la ville, de lourdes diligences et des charrettes massives (il n’y avait pas d’ailleurs grande différence de vitesse) roulaient lentement leur cargaison vers la cité ; le cocher, le conducteur, les voyageurs, étaient armés jusqu’aux dents ; la diligence, en retard d’un jour ou deux peut-être, mais on n’y regardait pas de si près, était dévalisée par des voleurs de grand chemin. Ces voleurs-là ne se faisaient pas scrupule d’attaquer, souvent seuls de leur bande, toute une caravane d’hommes et de marchandises ; ils tuaient quelquefois à coups de fusil un voyageur ou deux ; quelquefois aussi ils se faisaient tuer eux-mêmes, selon que le cas se présentait. Le lendemain, le bruit de ce nouvel acte d’audace sur les routes parcourait la ville et fournissait matière aux conversations pendant quelques heures. Puis une procession publique de quelques beaux gentlemen (à moitié ivres), dirigés sur Tyburn, habillés à la dernière mode, et maudissant l’aumônier de la prison avec une bravoure et une grâce inexprimables, offrait à la populace un agréable divertissement en même temps qu’un grand et salutaire exemple.

Parmi tous les redoutables individus qui, profitant d’un tel état de société, rôdaient et se cachaient la nuit dans la capitale, il y avait un homme dont beaucoup d’autres, aussi rudes et aussi farouches que lui, s’écartaient avec une terreur involontaire. Qui il était, d’où il venait, c’était une question souvent faite, mais à laquelle personne ne pouvait répondre. On ignorait son nom ; il n’y avait pas plus de huit jours qu’on l’avait vu pour la première fois, et il était également inconnu des vieux et des jeunes scélérats dont il s’aventurait sans crainte à hanter les repaires. Ce ne pouvait être un espion, car il ne relevait jamais son chapeau rabattu pour regarder autour de lui ; il n’entrait en conversation avec personne, ne s’occupait en rien de ce qui se passait, n’écoutait aucun discours, n’examinait ni ceux qui arrivaient ni ceux qui s’en allaient. Mais aussitôt qu’on était au fort de la nuit, on était sûr de le retrouver au milieu de la cohue des caveaux nocturnes où se rendaient les bandits de tout grade ; et il y restait assis jusqu’au matin.

Ce n’était pas seulement à leurs fêtes licencieuses qu’il avait l’air d’un spectre, de quelque chose qui les glaçait au milieu de leur bruyante gogaille, et les obsédait comme un fantôme ; sorti de là, il était le même. Dès qu’il faisait sombre, il était dehors, jamais en compagnie de qui que ce fût, mais toujours seul ; jamais ne s’arrêtant, ne flânant, mais toujours marchant d’un pas rapide, regardant par-dessus son épaule de temps en temps, et, après avoir regardé ainsi, accélérant son pas. Dans les champs, dans les sentiers, dans les routes, dans tous les quartiers de la ville, est, ouest, nord et sud, on voyait cet homme glisser comme une ombre. Il était toujours pressé. Ceux qui le rencontraient le voyaient passer bien vite ; ils surprenaient son coup d’œil en arrière, et le voyaient se perdre dans l’obscurité.

Cette constante agitation, cette fuite errante et perpétuelle, donnaient naissance à d’étranges histoires ; on l’avait vu en des endroits si éloignés l’un de l’autre et à des heures si rapprochées, qu’il y avait des gens qui n’étaient pas bien sûrs qu’au lieu d’être tout seul, cet homme-là ne fût pas double ou triple, avec des moyens surnaturels pour voyager d’un endroit à un autre. Le voleur à pied qui se cachait dans un fossé l’avait remarqué passant comme un spectre le long du bord ; le vagabond l’avait vu sur la grande route ténébreuse ; le mendiant l’avait vu s’arrêter sur un pont, baisser la tête pour regarder l’eau, puis filer encore ; ceux qui trafiquaient de cadavres avec les chirurgiens pouvaient jurer qu’il couchait dans des cimetières, et qu’ils l’avaient vu fuir en glissant parmi les tombes, à leur approche. Et, lorsqu’on se racontait ces histoires à l’oreille l’un de l’autre, on était tout étonné que le narrateur, après avoir regardé autour de lui, tirait son auditeur par la manche pour lui dire : « Chut ! il est là. »

Enfin un homme, un de ceux qui travaillent dans le cadavre, résolut de questionner cet étrange compagnon. La nuit suivante, quand l’autre eut mangé sa pauvre pitance avec voracité (on avait observé que c’était sa coutume de manger de la sorte, comme s’il ne faisait pas d’autres repas de tout le jour), notre gaillard vint s’asseoir auprès de l’inconnu, coude à coude.

« Une sombre nuit, maître !

— Oui, une sombre nuit.

— Plus sombre que la dernière, bien qu’elle fût noire comme de la poix. N’est-ce pas vous que j’ai croisé proche la barrière, sur la route d’Oxford ?

— Comme il vous plaira. Je ne sais pas.

— Allons, allons, maître, cria le questionneur, encouragé par les regards de ses camarades et lui tapant sur l’épaule, soyez donc plus sociable, plus communicatif. Il faut se conduire en gentleman quand on est en si bonne compagnie. Il circule des histoires parmi nous que vous êtes vendu au diable, et que sais-je encore ?

— Est-ce que nous ne le sommes pas tous ici ? répliqua l’inconnu en redressant la tête. Si nous étions moins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.

— Ma foi ! ça ne vous profite pas beaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l’inconnu laissa voir sa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux. Qu’est-ce que ça veut dire ? Allons ! gai, gai, mon maître ! un couplet de chansonnette à nous faire rire aux éclats !

— Si vous voulez entendre chanter, vous n’avez qu’à chanter vous-même, répliqua l’autre en l’écartant avec rudesse ; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez de prudence. Je porte des armes qui partent aisément ; elles l’ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers qui n’en savent pas le truc s’exposent en mettant la main sur moi.

— Est-ce une menace ? dit le questionneur.

— Oui, » répliqua l’inconnu en se levant, se tournant vers lui, et regardant à la ronde avec un air farouche, comme dans l’appréhension d’une attaque générale.

Sa voix, son regard, son attitude, exprimant la scélératesse qui ne calcule rien et qui est capable de tout, domptèrent l’assistance par le dégoût autant que par la crainte. Quoique dans une sphère très différente, c’était encore l’effet déjà produit au Maypole.

« Je suis ce que vous êtes tous, et je vis comme vous vivez tous, dit l’inconnu d’un ton sévère après un court silence. Je me cache ici comme les autres ; et, si nous étions surpris, je jouerais peut-être mon rôle avec les meilleurs d’entre vous. Si mon humeur est qu’on me laisse tranquille, laissez-moi tranquille, ou bien, et il fit alors un terrible jurement, il y aura quelque mauvais coup de fait dans ce lieu, quoique vous soyez plus de vingt contre moi. »

Un sourd murmure, qui tenait peut-être à la terreur qu’inspirait l’homme et au mystère qui l’environnait, peut-être aussi à la sincère opinion de quelques-uns des spectateurs, que ce serait un fâcheux précédent de se mêler d’une façon trop curieuse des affaires personnelles d’un gentleman, quand il juge à propos de les celer, avertit l’auteur de la querelle qu’il n’avait rien de mieux à faire que de ne pas la mener plus loin. Peu de temps après, l’inconnu se coucha sur un banc pour dormir ; et, lorsqu’on se remit à penser à lui, il avait disparu.

Le lendemain soir, aussitôt que fut venue l’obscurité, il circula de nouveau et traversa les rues ; il alla devant la maison du serrurier plus d’une fois : mais la famille était absente, et tout était fermé. Ce soir-là, par le pont de Londres, il arriva dans Southwark. Comme il enfilait une rue longue, une femme avec un petit panier au bras tournait pour y entrer à l’autre bout. Dès qu’il la vit, il se cacha sous une espèce de voûte, et se tint à l’écart jusqu’à ce qu’elle lût passée ; alors il sortit de sa cachette et la suivit.

Elle entra dans différentes boutiques pour y acheter diverses provisions de ménage, et, autour de chaque endroit où elle s’arrêta, il voltigea comme son mauvais génie, la suivant chaque fois qu’elle reparaissait. Il était près de neuf heures, et les rues se dégarnissaient vite de passants, lorsqu’elle retourna sur ses pas, sans doute pour aller au logis. Le fantôme la suivit encore.

Elle reprit la même rue borgne où il l’avait aperçue la première fois ; cette rue, n’ayant pas de boutiques et étant étroite, se trouvait extrêmement sombre. La pauvre femme y doubla le pas, comme si elle eût craint d’être arrêtée et dépouillée de ce qu’elle avait sur elle, quoiqu’elle n’eût pas grand chose. Il rampa le long de l’autre côté. Eût-elle été douée de la vitesse du vent, il semblait que l’ombre terrible de cet homme l’eût suivie à la trace et réduite aux abois.

Enfin la veuve, car c’était elle atteignit sa propre porte, et, toute haletante, elle fit une pose pour prendre la clef dans son panier. La joue en feu, par suite de sa marche précipitée, et peut-être aussi de sa joie d’être arrivée saine et sauve au logis, elle se baissa pour tirer la clef, lorsque, en relevant la tête, elle le vit qui se tenait silencieusement auprès d’elle : l’apparition d’un rêve.

Il lui mit la main sur la bouche, mais c’était inutile, car sa langue, s’attachant à son palais, ne lui laissait nul moyen de crier.

« Voilà plusieurs soirs que je vous guette. La maison est-elle libre ? Répondez. Y a-t-il quelqu’un chez vous ? »

Elle ne put répondre que par un râle dans son gosier.

« Faites-moi un signe. »

Elle sembla indiquer qu’il n’y avait personne chez elle. Il prit la clef, ouvrit la porte, déposa la malheureuse à l’intérieur, et ferma la porte avec soin derrière eux.


  1. Jeu de quatre personnes avec quarante cartes.