Barnabé Rudge/48

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Hachette (p. 48-57).

CHAPITRE VI.

Ne sachant où aller après, et effarouchés par la foule de gens qui étaient déjà sur pied, ils s’assirent à l’écart dans une des retraites du pont pour se reposer. Ils s’aperçurent bientôt que le courant d’activité générale se portait tout entier d’un côté, et qu’il y avait un nombre infini de personnes qui traversaient la Tamise de la rive de Middlesex à celle de Surrey, avec une précipitation extraordinaire et dans un état d’excitation évident. Elles étaient, le plus souvent, réunies par petits pelotons de deux ou trois, ou même d’une demi-douzaine, se parlaient peu, quelquefois observaient un silence absolu, et suivaient leur route d’un pas pressé, comme des gens absorbés par un but unique et commun.

Barnabé et sa mère furent surpris de voir presque tous les hommes de ce grand rassemblement, qui passaient devant eux sans discontinuer, porter une cocarde bleue à leur chapeau, et ceux qui n’avaient pas cette décoration, passants inoffensifs, se montrer inquiets et chercher timidement à éviter l’attention et les attaques des autres, auxquels ils laissaient le haut du pavé, par voie de conciliation. C’était d’ailleurs assez naturel, vu l’infériorité de leur nombre : car ceux qui portaient des cocardes bleues étaient à ceux qui n’en portaient pas dans la proportion de quarante ou cinquante au moins contre un. Cependant on ne voyait point de querelles. Les cocardes bleues se pressaient comme des essaims, cherchant à se passer l’une l’autre, et se hâtant de tout leur pouvoir au milieu de la multitude, échangeant seulement un regard, et encore pas toujours, avec les passants qui n’appartenaient pas à leur association.

Au commencement, le courant populaire s’était borné à occuper les deux trottoirs ; un petit nombre de traînards seulement se rencontraient sur la chaussée. Mais, au bout d’une demi-heure environ, le passage fut complétement bloqué par la foule qui, serrée et compacte à présent, embarrassée dans les charrettes et les voitures qu’elle rencontrait, ne pouvait plus avancer que lentement, et quelquefois même se voyait obligée de faire des haltes de huit ou dix minutes.

Au bout de deux heures environ, le nombre des passants commença à diminuer sensiblement ; on les vit, petit à petit, s’éclaircir, débarrasser le pont, disparaître, sauf quelques traînards à cocardes, qui, se sentant en retard, le visage poudreux et échauffé, pressaient le pas pour ne point arriver trop tard, ou s’arrêtaient à demander le chemin qu’avaient pris leurs amis, et se hâtaient, après s’être renseignés, de marcher dans cette direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cette solitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle après la foule qui l’avait précédée, la veuve eut, pour la première fois, l’occasion de s’informer à un vieillard, qui était venu s’asseoir près d’eux, de ce que signifiait ce concours extraordinaire de gens.

« Mais d’où donc venez-vous ? répondit-il, si vous n’avez pas entendu parler de la Grande Association de lord Georges Gordon. C’est aujourd’hui qu’il présente à la Chambre la pétition contre les catholiques. Que Dieu l’assiste !

— Eh bien ! qu’est-ce que tous ces gens-là ont à voir là dedans ? demanda-t-elle.

— Ce qu’ils ont à voir là dedans ? Comme vous y allez ! Vous ne savez donc pas que Sa Seigneurie a déclaré qu’elle ne présenterait rien à la Chambre s’il n’y avait pas, pour soutenir la pétition, quarante mille hommes au moins à la porte, et des gaillards solides ? Jugez de la foule qu’il va y avoir.

— Quelle foule, en effet ! dit Barnabé. Entendez-vous, mère ?

— Ils vont, à ce qu’on dit, reprit le vieillard, passer une revue de plus de cent mille hommes. Ah ! vous n’avez qu’à laisser faire lord Georges. Il connaît bien son pouvoir. Il y a de puissants visages à ces trois fenêtres là-bas (et il montrait la chambre des Communes qui dominait la rivière), qui vont devenir pâles comme la mort en voyant ce soir lord Georges monter à la tribune : et ils n’auront pas tort. Eh ! eh ! laissez faire Sa Seigneurie, c’est un malin. »

Et là-dessus, marmottant, riant dans sa barbe, et remuant son index d’un air significatif, il se leva à l’aide de son bâton, et s’en alla comme un château branlant.

« Mère, dit Barnabé, quelle brave foule dont il parle là ! Allons !

— Pas pour la rejoindre, toujours, cria-t-elle.

— Si, si, répondit-il en tirant les manches de sa veste. Pourquoi pas ? Allons !

— Vous ne savez pas, dit-elle avec instance, le mal que ces gens-là peuvent faire, où ils peuvent vous conduire, ni quelles sont leurs intentions. Pour l’amour de moi….

— C’est justement pour l’amour de vous, cria-t-il en lui tapotant les mains. C’est bien cela, pour l’amour de vous, mère. Vous vous rappelez bien ce que l’aveugle nous disait de l’or. Voilà une brave foule ! Allons ! ou plutôt, attendez que je sois revenu ; attendez-moi là. »

Avec toute l’énergie de sa crainte maternelle, elle essaya, mais en vain, de le détourner de son idée. Il était baissé à boucler son soulier, quand un fiacre passa rapidement devant eux, et, de l’intérieur, une voix ordonna au cocher de s’arrêter.

« Jeune homme ! dit la voix.

— Qu’est-ce qu’on me veut ? cria Barnabé en levant les yeux.

— Est-ce que vous ne voulez pas porter cette décoration ? reprit l’étranger en lui tendant une cocarde bleue.

— Au nom du ciel, n’en faites rien ; ne la lui donnez pas, s’écria la veuve.

— Parlez pour vous, bonne femme, dit l’autre froidement. Laissez le jeune homme faire ce qu’il lui plaît. Il est assez grand pour se décider tout seul ; il n’a plus besoin de s’accrocher aux cordons de votre tablier. Il sait bien, sans que vous ayez besoin de le lui dire, s’il veut ou non porter le signe d’un fidèle Anglais. »

Barnabé, tremblant d’impatience, se mit à crier : « Oui, oui, je veux le porter. » Il avait déjà répété ce cri plus de vingt fois, quand l’homme lui jeta une cocarde en lui disant : « Dépêchez-vous de vous rendre aux Champs de Saint-Georges. » Puis il ordonna au cocher de prendre le trot et les laissa là.

Barnabé, les mains tremblantes d’émotion, était en train d’attacher de son mieux ce signe de ralliement à son chapeau, répondant avec vivacité aux larmes et aux instances de sa mère, lorsque deux gentlemen qui passaient de l’autre côté jetèrent les yeux sur eux, et, voyant Barnabé occupé à s’embellir de cet ornement, se dirent quelques mots à l’oreilla et revinrent sur leurs pas, à leur rencontre.

c Qu’est-ce que vous faites donc là à vous reposer ? dit l’un d’eux, habillé tout en noir, avec de grands cheveux clair-semés sur sa tête, et une canne à la main. Pourquoi n’avez-vous pas suivi les autres ?

— J’y vais, monsieur, répliqua Barnabé finissant sa besogne et mettant son chapeau d’un air crâne ; j’y cours à l’instant.

— Dites donc milord et non pas monsieur, jeune homme, si vous voulez bien, quand Sa Seigneurie vous fait l’honneur de vous adresser la parole, dit le second gentleman avec un air de doux reproche ; si vous n’avez pas reconnu lord Georges Gordon tout de suite, il est grand temps maintenant.

— Non, non, Gashford, dit lord Georges, pendant que Barnabé se découvrait et lui faisait un beau salut. Ça ne fait pas grand’chose dans un jour comme celui-ci, que tout Anglais fidèle se rappellera avec orgueil et plaisir ; couvrez-vous, l’ami, et suivez-nous, car vous êtes en arrière et vous allez arriver trop tard. Voilà qu’il est dix heures passées. Vous ne saviez donc pas que le rassemblement se faisait à dix heures précises ? »

Barnabé secoua la tête en les regardant l’un après l’autre, comme s’il ne se doutait pas de ce qu’on voulait lui dire.

« Vous auriez dû le savoir, l’ami, dit Gashford. C’était bien convenu. D’où venez-vous donc, que vous êtes si mal informé ?

— Il n’est pas dans le cas de vous répondre, monsieur, dit la veuve. Cela ne sert à rien de l’interroger. Nous ne faisons que d’arriver de bien loin dans la province, et nous ne savons rien de tout cela.

— Il paraît que la cause a poussé loin ses racines, et qu’elle étend déjà ses branches de tous côtés, dit lord Georges à son secrétaire. Bonne nouvelle, et que Dieu soit loué !

— Ainsi soit-il ! cria Gashford d’un air solennel.

— Vous ne m’avez pas comprise, milord, dit la veuve. Pardon, vous vous méprenez cruellement sur ce que j’ai voulu dire. Nous n’entendons rien à tout ce qui se passe, et nous n’avons ni l’intention ni le droit d’y prendre avec vous la moindre part. Ce jeune homme est mon fils, mon pauvre fils, infirme d’esprit, et qui m’est plus cher que la vie. Au nom du ciel, milord, allez-vous-en sans lui ; épargnez-lui la tentation de vous suivre dans quelque danger.

— Ma bonne femme, dit Gashford, comment est-il possible ? Je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que vous nous parlez de tentation et de danger ? Est-ce que vous prenez milord pour le lion de l’Écriture, qui cherche quelqu’un à dévorer ? Que le bon Dieu vous bénisse !

— Non, non, milord ; pardonnez-moi, reprit la veuve éplorée, lui mettant les deux mains sur la poitrine, sans savoir ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait, dans le trouble de son ardente prière ; mais j’ai des raisons de vous supplier de céder à mes larmes, aux larmes d’une mère. Au nom du ciel ! laissez-moi mon fils. Il n’est pas dans son bon sens ; il ne sait pas ce qu’il fait, je vous le jure.

— Voyez, dit lord Georges, reculant devant les mains de la veuve et rougissant tout à coup, voyez un peu la perversité de ce siècle ! On traite de folie le zèle de ceux qui veulent servir fidèlement la bonne cause. Avez-vous bien le cœur de parler comme cela de votre propre fils, mère dénaturée ?

— Vous m’étonnez, dit Gashford à la veuve, avec une espèce de sévérité sans aigreur ; voilà un triste échantillon de la dépravation des femmes !

— Il n’en a toujours pas l’air, dit lord Georges jetant un coup d’œil sur Barnabé, et demandant tout bas à son secrétaire s’il était vrai que le gara avait l’esprit dérangé. Et, quand ce serait, nous ne devons pas nous arrêter à une bagatelle comme ce prétendu dérangement d’esprit. Qui de nous (et il rougit encore) échapperait à ce reproche, si c’était un cas d’exclusion ?

— Pas un de nous, répliqua le secrétaire. Dans un cas comme celui-ci, plus il y a de zèle, de fidélité, de bonne volonté, plus la vocation est écrite là-haut, et plus sainte est la folie. Quant à ce jeune homme, milord, ajouta-t-il en retroussant légèrement sa lèvre, pendant qu’il regardait Barnabé, qui était là debout, à tourner dans les mains son chapeau, et à leur faire signe en cachette de partir, soyez sûr qu’il a toute sa raison, et qu’il est aussi sain d’esprit que pas un.

— Ah çà ! désirez-vous faire partie de la Grande Association ? dit lord Georges en s’adressant à lui ; avez-vous l’intention d’être un des nôtres ?

— Oui ! oui ! dit Barnabé, l’œil étincelant. Certainement que j’en ai l’intention. Je le lui disais à elle-même, pas plus tard que tout à l’heure.

— Je vois ce que c’est, répliqua lord Georges en jetant à la malheureuse mère un regard de reproche ; je m’en doutais. Eh bien ! vous n’avez qu’à me suivre, moi et ce gentleman, et vous allez accomplir votre désir. »

Barnabé déposa sur la joue de sa mère un tendre baiser, et lui disant d’avoir bon courage, que leur fortune était faite, il marcha derrière eux. Elle aussi, la pauvre femme, elle se mit à les suivre, en proie à une terreur et à un chagrin inexprimables.

Ils marchèrent rapidement le long de Bridge-Road, dont toutes les boutiques étaient fermées : car en voyant passer cette cohue, et dans la crainte de leur retour, les gens n’étaient pas rassurés pour leurs marchandises et les vitres de leurs fenêtres ; on pouvait apercevoir à l’étage supérieur de leurs maisons tous les habitants réunis à leurs croisées, regardant en bas dans la rue avec des visages alarmés, où se peignaient diversement l’intérêt, l’attente et l’indignation. Les uns applaudissaient, les autres sifflaient. Mais sans faire attention à des manifestations, et tout entier au bruit du vaste rassemblement voisin, qui retentissait à ses oreilles comme le mugissement de la mer, lord Georges Gordon hâta le pas et se trouva bientôt dans les Champs de Saint-Georges.

C’étaient réellement des champs à cette époque, et même très-étendus. On y voyait rassemblée une multitude immense, portant des drapeaux de toute forme et de toute grandeur, mais tous d’une couleur uniforme, tous bleus, comme les cocardes. Il y avait des pelotons qui faisaient des évolutions militaires, d’autres en ligne, en carré, en cercle. Un grand nombre des détachements qui marchaient sur le champ de parade et de ceux qui restaient stationnaires, chantaient des psaumes et des hymnes. Quel que fût le premier qui en avait eu l’idée, elle n’était pas mauvaise : car le son de ces milliers de voix élevées dans les airs était fait pour remuer l’âme du plus insensible, et ne pouvait manquer de produire un effet merveilleux sur les enthousiastes de bonne foi dans leur égarement.

On avait posté en avant du rassemblement des sentinelles pour annoncer l’arrivée du chef. Quand celles-ci se furent repliées pour passer le mot d’ordre, il circula en un moment dans toute la troupe, et il y eut alors un moment de profond et morne silence, pendant lequel les masses se tinrent si tranquilles et si immobiles, qu’on ne voyait plus, partout où pouvaient se porter les yeux, d’autre mouvement que celui des bannières flottantes. Puis tout à coup éclata un hourra terrible, puis un second, puis un autre. L’air en était ébranlé et déchiré comme par un coup de canon.

« Gashford, cria lord Georges, serrant le bras de son secrétaire tout contre le sien, et parlant avec une émotion qui se trahissait également par l’altération de sa voix et de ses traits, je sens maintenant que je suis prédestiné ; je le vois, je le sais. Je suis le chef d’une armée. Ils me sommeraient en ce moment, d’une commune voix, de les conduire à la mort, que je le ferais ; oui ! dussé-je tomber le premier moi-même.

— En effet, c’est un fier et grand spectacle, dit le secrétaire ; une noble journée pour l’Angleterre et pour la grande cause du monde. Recevez, milord, l’hommage d’un humble mais dévoué serviteur….

— Qu’allez-vous faire ? lui cria son maître en le prenant par les deux mains, car il avait fait mine de s’agenouiller à ses pieds ; cher Gashford, n’allez pas me mettre hors d’état de remplir les devoirs qui m’attendent dans ce glorieux jour. » Et en disant ces mots le pauvre gentleman avait des larmes dans les yeux. « Passons à travers leurs rangs ; il nous faut trouver une place dans quelque division pour notre nouvelle recrue. Donnez-moi la main. »

Gashford glissa sa froide, son insidieuse main, dans l’étreinte fanatique de son maître, et alors, la main dans la main, toujours suivis de Barnabé et de sa mère, ils se mêlèrent à la foule.

L’Association, pendant ce temps-là, s’était remise à chanter, et, à mesure que leur chef passait dans les rangs, tous élevaient leurs voix à qui mieux mieux. Parmi ces ligueurs, coalisés pour défendre jusqu’à la mort la religion de leur pays, il y en avait beaucoup qui n’avaient pas même entendu ni psaume ni cantique de leur vie. Mais comme c’étaient de fameux lurons, pour la plupart, cela ne les empêchait pas d’avoir de bons poumons, et, comme ils aimaient naturellement à chanter, ils braillaient toutes les ribauderies et toutes les sottises qui leur passaient par la tête, sachant bien que cela se perdrait dans le chœur général des voix, et ne s’inquiétant guère d’ailleurs qu’on s’en aperçût ou non. Il y eut bien de ces gaudrioles chantées jusque sous le nez de lord Georges Gordon ; mais sans faire attention à leurs flonflons, il continua sa marche avec sa roideur habituelle et sa majesté solennelle, charmé, édifié de la piété de ses partisans.

Ils allaient donc toujours, toujours, tantôt sur le front de cette ligne, tantôt derrière celle-là, tournant autour de la circonférence de ce cercle, longeant les quatre côtés de ce carré, et il y en avait sans fin à passer en revue, de ces cercles, de ces carrés, de ces lignes. La chaleur du jour était arrivée à son apogée ; la réverbération du soleil sur la place du rassemblement la rendait encore plus étouffante : ceux qui portaient les lourdes bannières commençaient à se sentir défaillir, et prêts à tomber de lassitude. La plupart des frères et amis ne se gênaient pas pour ôter leurs cravates et déboutonner leurs habits et leurs gilets. Dans le centre, un certain nombre d’entre eux, accablés par l’excès de la chaleur rendue plus insupportable encore par la multitude dont ils étaient entourés, se jetaient sur le gazon, tout haletants, offrant d’un verre d’eau tout ce qu’ils avaient d’argent. Et pourtant pas un homme ne quittait la place, pas même parmi ceux qui souffraient le plus ; et pourtant lord Georges, tout ruisselant de sueur, continuait sa marche avec Gashford ; et pourtant Barnabé et sa mère les suivaient de près avec persévérance.

Ils étaient arrivés au bout d’une longue ligne d’environ huit cents hommes sur une seule file et lord Georges avait tourné la tête derrière lui, quand on entendit un cri de reconnaissance, à demi-étouffé comme tous les cris que la voix fait entendre en plein air au milieu d’une foule ; et aussitôt un homme sortit des rangs avec un grand éclat de rire, et posa sa lourde main sur l’épaule de Barnabé.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, Barnabé Rudge ? Voilà un siècle qu’on ne vous a vu. Où diable étiez-vous donc caché ? »

Dans ce moment-là, Barnabé pensait à toute autre chose ; l’odeur du gazon foulé aux pieds lui rappelait ses vieilles parties de cricket, du temps qu’il était petit garçou et qu’il allait jouer sur la pelouse de Chigwell. Surpris de cette apostrophe soudaine et tapageuse, il fixa sur le personnage ses yeux effarouchés, sans pouvoir dire autre chose que « Est-ce bien Hugh que je vois ?

— Oui-da, Hugh en personne, répéta l’autre ; Hugh du Maypole. Vous rappelez-vous mon chien ? Il vit toujours et il va bien vous reconnaître, je vous en réponds. Mais, Dieu me pardonne ! je crois que vous portez nos couleurs ? Tant mieux, ma foi, tant mieux ! Ha ! ha !

— Vous connaissez ce jeune homme-là, à ce que je vois ? dit lord Georges.

— Si je le connais, milord ! je le connais aussi bien que ma main droite. Mon capitaine aussi le connaît : nous le connaissons tous.

— Voulez-vous le prendre dans votre division ?

— Il n’y a pas un garçon meilleur, ni plus agile, ni plus décidé que Barnabé Rudge, dit Hugh ; je parie avec qui voudra qu’on ne trouve pas son pareil. Il va marcher, milord, entre Dennis et moi ; et c’est lui qui va porter, ajouta-t-il en prenant un drapeau des mains d’un camarade fatigué, c’est lui qui va porter le plus gai drapeau de soie de cette vaillante armée.

« Dieu du ciel ! non, cria la veuve en s’élançant devant eux. Barnabé… milord… voyez… il faut qu’il revienne ; Barnabé, Barnabé.

— Comment, des femmes dans le camp ! cria Hugh se jetant entre eux et les séparant. Holà ! capitaine, à l’ordre !

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? cria Simon Tappertit, qui accourut en toute hâte et tout échauffé. Vous appelez cela de l’ordre !

— Ma foi ! non, capitaine, répondit Hugh, tenant toujours la veuve en respect avec ses mains étendues ; c’est bien plutôt du désordre. Les dames ne sont bonnes ici qu’à détourner nos vaillants soldats de leurs devoirs. Elles auraient bientôt rempli la place, si on les laissait faire. Allons, vite !

— Serrez les rangs ! cria Simon à plein gosier ; en avant, marche ! »

La pauvre femme était tombée sur le gazon. Tout le camp était en mouvement. Barnabé était entraîné au cœur d’une masse épaisse de ligueurs ; elle ne le voyait plus.